Commençons par un constat : la jeunesse reste un angle mort des politiques publiques. Personne n’a pris la mesure des changements qui se sont opérés. On n’a jamais voulu aborder de manière frontale le changement et la réalité des problèmes qui se posent à la jeunesse d’aujourd’hui. Nous imaginons que nous sommes tous passés par la jeunesse et que, ce que vivent les jeunes aujourd’hui, on l’a tous vécu ; qu’il s’agit d’une période normale de fragilité, de recherche et d’instabilité dont il n’y a pas lieu de se préoccuper particulièrement.
La pauvreté des jeunes a augmenté
Or, selon moi, la jeunesse d’aujourd’hui n’est pas la même que la jeunesse d’il y a trente ans ou quarante ans. Pourquoi ? Il y a d’une part la question de la précarité et de la pauvreté, voire de la grande pauvreté, qui fait que depuis quatre ou cinq ans les jeunes sont avec les enfants la population la plus touchée par la pauvreté : un jeune sur cinq vit en dessous du seuil de pauvreté alors qu’il y a quelques années c’étaient encore les personnes âgées qui étaient le plus massivement touchées par la pauvreté. Et cela touche des jeunes qui ne sont pas nécessairement issus de familles qui étaient touchées par la grande pauvreté. Ces jeunes vont vivre la pauvreté monétaire mais aussi celle de leurs conditions de vie. On s’aperçoit que 30 % des étudiants ont renoncé à des soins pour des raisons financières. Que 20 % des jeunes qui ne sont ni en emploi ni en formation n’ont pas d’assurance complémentaire santé. Que sur le marché du travail, les jeunes continuent à être une variable d’ajustement : l’âge moyen du premier emploi stable est aujourd’hui de 27-28 ans alors qu’il était de 20 ans dans les années 70 et de 22 ans ½ dans les années 80. Cela tient à la fois à la démocratisation des études supérieures qui fait que les études sont plus longues, qu’on a ouvert l’enseignement supérieur à davantage de catégories sociales ; ce qui explique aussi d’ailleurs qu’il y ait davantage de précarité étudiante, mais aussi une grosse difficulté d’accès à l’emploi puisque trois ans après la fin de leur scolarité, 30 % des jeunes sont encore au chômage. Avec aussi, même si cela a diminué de 110 000 à 80 000, des jeunes en situation de décrochage scolaire, ce qui est un chiffre important et préoccupant. Le taux de chômage des jeunes reste autour de 20 % – atteignant 50 % dans les quartiers populaires – dans les villes et en outre-mer. Et on a aussi cette population, les fameux NEET, sans emploi ni formation, qui sont 2 millions environ.
Un deuxième âge non reconnu comme tel
Au regard de cela, les politiques publiques ne se sont pas adaptées à la nouvelle réalité que connaissent les jeunes. En gros, en schématisant, mais c’est assez parlant, on peut dire que notre système de protection sociale s’est bâti autour de trois périodes de la vie, trois âges : l’enfance, l’âge adulte, et la vieillesse qu’on a appelée le troisième âge.
Devant le vieillissement de la population dans les années 2 000, on a été capables de mettre en place des mesures de protection pour ce qu’on a appelé un quatrième âge. En revanche on n’a jamais pensé à cette période de la vie, la jeunesse, qui serait un deuxième âge, une période de transition, et on n’a jamais réussi à l’aborder dans les politiques publiques. Par exemple dans notre rapport1 nous avons établi qu’il y avait dans la législation française 238 critères d’âge pour définir ce qu’est un jeune : 18 ans c’est la majorité civile et le droit de vote, 20 ans la sortie des allocations familiales, 23 ans l’âge auquel on peut être meilleur apprenti (pas avant, pourquoi ?), 24 ans l’âge auquel on peut être élu sénateur, etc. Seule la SNCF a réussi à englober toute cette période avec une carte de réduction 12-28 ans.
Et en termes de politique publique, la politique de la jeunesse est rattachée soit à la politique du Temps libre et des loisirs : les élus locaux, quand ils sont adjoints à la Jeunesse, ont comme objectif l’inauguration d’équipements sportifs, ou alors à l’Éducation. Suite à un avis du CESE, on a créé un délégué interministériel à la Jeunesse, mais ce délégué est aussi le directeur de l’administration centrale de la Jeunesse, de l’Éducation populaire et de la Vie associative, cette administration qui était avant celle du Temps libre. La jeunesse reste pensée comme la période du temps libre.
La solidarité familiale obligée
En matière d’autonomisation des jeunes, le prisme de nos politiques de protection sociale est toujours accroché à une dynamique de « familialisation ». C’est le choix qu’a fait la France : c’est à la famille de subvenir aux besoins du jeune quand il n’est pas encore autonome ou indépendant. C’est la logique que nous avons avec les allocations familiales, avec la politique fiscale, etc. C’est le système de l’obligation alimentaire qui oblige les familles à accompagner le jeune jusqu’à son autonomie.
Mais au même moment, paradoxalement, il y a le poids d’un imaginaire collectif, qu’on ressent plus encore dans les milieux précaires, qui veut qu’à 18 ans, âge couperet, âge de la majorité, il y a une injonction à prendre son autonomie : les jeunes issus de ces familles précaires ne veulent pas rester à la charge de leurs parents, alors même que ceux-ci bénéficient par les politiques publiques de mesures qui peuvent les aider. Cela a deux effets : un effet de reproduction des inégalités sociales : les familles aisées vont davantage donner à leurs enfants. Une étude menée par l’INSEE et la DRES montre qu’il y a un écart de 1 à 5 entre ce que donne un cadre à son fils ou à sa fille et ce que donne un parent d’une famille en situation de précarité. Et deuxième effet, on ne permet pas aux jeunes d’adhérer et d’avoir confiance dans le système de protection sociale et dans le pacte social intergénérationnel, en ayant un lien direct avec les politiques de protection sociale. Les jeunes en situation de précarité développent le sentiment qu’ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes, qu’ils doivent se débrouiller tout seuls, avoir recours à la débrouille pendant une période qui sera brève pour certains, mais qui pour d’autres peut être très longue, et aura pour conséquence de les faire renoncer à faire des études.
Cela a des conséquences sur l’attitude des jeunes à l’égard du système de protection sociale mis en place après la guerre. Aujourd’hui, on sait que 70 % des jeunes sont favorables à un système de retraite par capitalisation plutôt que par répartition, ce qui est énorme comme pourcentage, parce qu’ils sont dans une logique de sauve-qui-peut individuel, du fait qu’ils se sont sentis et se sentent abandonnés à eux-mêmes par le système.
Dans ce contexte se pose en France la question de la « familialisation » ou de la sortie de cette « familialisation ». Dans certains pays du nord de l’Europe, aide et allocation sont versées directement aux jeunes. En France, on s’y refuse en disant que cela va remettre en cause les solidarités familiales, ce qui est faux parce que la solidarité familiale n’a pas qu’une dimension monétaire, elle a une dimension d’accueil, d’affection, etc.
Les jeunes sortants de l’Aide sociale à l’enfance : un miroir grossissant
La situation des jeunes qui sortent de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) est comme un miroir grossissant de cette situation générale de la jeunesse. Le système politique est encore plus pervers. On a considéré que les départements les prenaient en charge jusqu’à 18 ans, âge couperet de la majorité, mais il y a une possibilité pour les départements, à leur totale discrétion, de les accompagner jusqu’à 21 ans. Pourquoi 21 ans ? Cela ne correspond plus à rien dans notre système, c’est arbitraire et absurde. Les jeunes qui sont souvent en situation de rupture familiale vont bénéficier de ce système de contrat jeune majeur qui prend des formes différentes – soit un pécule, soir un logement, ou encore un accompagnement social et éducatif – pour leur permettre de s’en sortir. Ces contrats, il y en a très peu aujourd’hui, moins d’1 %, sont d’une durée de plus d’un an et ils sont versés eu égard au mérite du jeune, de sa réussite scolaire, de son attitude, etc. Comme si nous, parents, nous disions à nos enfants : je te verse de l’argent à condition que tes résultats scolaires soient bons.
En outre, beaucoup de départements aujourd’hui ont renoncé à ces contrats jeunes majeurs car ils sont confrontés à la problématique des jeunes mineurs non accompagnés, notamment migrants, auxquels ils doivent consacrer des ressources, donc ils ont moins d’argent.
On se retrouve donc avec des jeunes sortis de l’ASE qui ne vont plus bénéficier d’aucune aide, et on estime qu’un quart d’entre eux vont se retrouver à la rue. Cela entraîne que dans les structures de l’ASE, on pousse les jeunes qui ont 16 ans à faire des études courtes, de type CAP, pour qu’à 18 ans ils sortent avec une qualification ; mais cela ne fonctionne pas vraiment parce qu’il s’agit d’une orientation professionnelle subie et non choisie par le jeune.
Un revenu pour tous les jeunes
Une réforme de notre système de protection sociale, y compris des minima sociaux, doit donc être mise en chantier. La France est un des rares pays européens à ne pas permettre dès 18 ans un accès à un revenu minimum. Il y a des jeunes qui bénéficient du RSA entre 18 et 25 ans parce qu’ils sont en couple avec un bénéficiaire du RSA ou parce qu’ils vont faire des enfants pour pouvoir bénéficier du RSA comme parents. Pour s’en sortir, ils sont incités à avoir un enfant très tôt, alors même que dans l’ensemble de la société, l’âge moyen du premier enfant n’a cessé de reculer.
Une réforme de la protection sociale est nécessaire pour permettre que dès 18 ans, on puisse avoir accès à un revenu. Il y a le précédent des bourses étudiantes accessibles dès 18 ans, bien que là aussi on voit que cela ne fonctionne pas si bien que cela, puisqu’on a vu fleurir sur les campus ces dernières années des épiceries sociales pour que les étudiants en précarité arrivent à se nourrir…