Le rapport des jeunes avec les chemins de l’émancipation et de l’autonomie est complexe et souvent problématique1. Au centre de la réflexion scientifique comme du débat public, entre ceux qui mettent en évidence les risques d’une génération « perdue », et ceux qui voient émerger, avec ces jeunes pris au piège de la marginalisation sociale une « nouvelle classe explosive », les positions sont parfois contrastées.
Dès qu’on approfondit l’analyse, ces jeunes semblent difficiles à enfermer dans des définitions synthétiques et des schémas interprétatifs rigides. Si l’on examine les différentes formes que prennent leurs chemins de construction de l’autonomie individuelle dans les domaines de la vie (formation, profession et travail, résidence, intimité et parentalité), les jeunes se révèlent extrêmement différenciés.
La double vulnérabilité des personnes sortant d’institutions
Une composante de cet univers hétérogène est constituée par les Care Leavers, c’est-à-dire les jeunes qui ont quitté ou quittent les institutions (communautés résidentielles et foyers d’accueil familial) parce qu’ils ont atteint le seuil d’âge auquel les prestations prévues par la réglementation du secteur pour les mineurs ne sont plus disponibles. Il s’agit de jeunes qui, dans leur enfance ou leur adolescence, ont été touchés par une mesure judiciaire de placement temporaire hors de leur famille ou qui ont été déclarés abandonnés par les membres de leur famille et qui, au terme de nombreuses années d’accueil, atteignent l’âge légal. En nombre limité, ces jeunes nous apprennent des choses bien intéressantes sur l’accès à l’autonomie à cause de l’ampleur des défis auxquels ils sont confrontés.
Ils sont en effet soumis à une double vulnérabilité, qui tient au fait qu’ils sont jeunes dans une période dominée par l’incertitude que vivent tous les jeunes, et qu’ils l’affrontent sans relations familiales ou avec des relations familiales fragiles et sans un réseau d’aide sociale adéquat pour les soutenir. Cette condition sociale les pousse à « grandir » beaucoup plus vite que leurs pairs, à devoir répondre aux impératifs de l’autonomie individuelle en peu de temps, et à brûler les étapes d’une phase complexe du parcours de vie.
Selon certaines recherches, les personnes qui quittent les institutions ont souvent de sérieuses difficultés à sortir de ce système, à terminer ou à poursuivre leurs études et leur formation, à construire des parcours professionnels adéquats, à poursuivre les styles de vie personnelle et familiale auxquels elles aspirent et, surtout, à éviter les risques de tomber dans la spirale de la pauvreté.
De la vulnérabilité aux défis posés par le vivre‑ensemble
Selon les données institutionnelles disponibles, on estime qu’à la fin de 2018, environ 2 400 jeunes et adolescents de 18 à 21 ans ont quitté le système d’accueil italien, constitué d’un réseau dense de petits établissements résidentiels gérés par des travailleurs sociaux privés et d’une présence tout aussi importante de familles d’accueil et de familles nourricières. Il s’agit de jeunes qui, en raison de leur marginalité sociale, sont restés pendant des années invisibles et imperméables à l’attention du secteur social local et national.
Ce manque d’attention est l’une des principales raisons de la naissance d’un mouvement original et participatif de jeunes quittant les institutions. Il s’agit d’un mouvement formé en grande partie par et pour les jeunes quittant le système d’accueil, dont l’objectif est de mettre au centre des demandes adressées aux acteurs, la reconnaissance de leur marginalité sociale et l’obtention d’interventions spécifiques de soutien pour favoriser une transition du système d’accueil et de soins vers une vie adulte et autonome.
Le démarrage de ce mouvement a été rendu possible grâce à l’action promue par Agevolando, une association fondée en 2010 à Bologne, par un groupe de personnes quittant les institutions. L’objectif de cette association est de promouvoir le bien-être des nouveaux arrivants « hors famille », en essayant de soutenir les jeunes qui, une fois majeurs, arrivent à la fin de leur séjour en communauté et/ou en famille d’accueil, sans ou avec les ressources personnelles et sociales nécessaires pour atteindre un degré suffisant d’autonomie en termes de logement, de travail et de relations.
L’association, agissant en tant que groupe de pression, a obtenu ces dernières années un petit financement de la part de particuliers et d’institutions publiques qui a facilité la création du Care Leavers Network Italy (CLN), un réseau territorial de jeunes, sortant de l’aide sociale, engagés dans un parcours d’écoute et de participation collectif.
Grâce à leur réseau personnel de contacts et de relations, les volontaires d’Agevolando ont mis en place dans plusieurs régions italiennes des expériences de rencontre, de confrontation et de réflexion avec les jeunes quittant l’assistance, identifiés grâce à une action d’information en direction des différentes organisations sociales privées qui gèrent les activités d’assistance alternative. Au cours de ces rencontres, les personnes qui ont quitté l’assistance ont eu l’occasion de raconter leur histoire, de retravailler leur propre expérience, de mettre cette dernière à la disposition des autres, et de réfléchir sur la nature, les formes et la qualité du soutien à l’autonomie reçu des services sociaux, dans le cadre de leur propre parcours en dehors de leur famille d’origine.
Dans la construction de ce parcours, une attention particulière a été accordée au développement d’une participation basée sur l’écoute collective des expériences individuelles. Le passage de l’expérience individuelle de chaque personne qui quitte une institution à l’acquisition d’une conscience transformatrice qui découle du fait d’être expert par expérience, ne peut en effet être tenu pour acquis. L’instrument utilisé pour favoriser ce passage est la dimension du groupe et le partage entre pairs, soutenus dans toutes les phases du parcours. Une méthode participative est également utilisée dans la confrontation avec les institutions publiques, invitées de temps en temps à rencontrer et à écouter les groupes de sortants des institutions de leur territoire. Ce sont des occasions où l’existence du groupe de pairs a toujours favorisé un rééquilibrage de l’asymétrie de pouvoir habituelle qui caractérise les relations entre les « aidants » et les « personnes aidées ».
Défis pour l’émancipation et l’autonomie des personnes quittant les soins
Le CLN est actuellement composé de 13 groupes régionaux qui, depuis 2013, ont activement impliqué environ 400 personnes. Dans chacun de ces groupes, des membres d’Agevolando agissent comme « facilitateurs » des relations internes et externes. Un groupe de coordination national composé de 5 membres d’Agevolando et de 20 personnes sortis d’une institution avec une plus grande expérience de participation (appelés seniors) complète le dispositif. Grâce à des méthodes de coordination qui ne sont pas toujours faciles et non sans contradictions, on a pu identifier au fil du temps certaines lignes directrices qui marquent encore actuellement les différents niveaux d’organisation de la CLN.
L’absence d’une législation nationale sur la question du départ des institutions, a conduit le CLN à orienter ses activités participatives locales et nationales vers la construction de « Recommandations » à adresser et à discuter avec les travailleurs sociaux et les décideurs politiques. Des documents présentés lors de conférences aux niveaux local et national ont été produits. Ce travail a permis de mettre en évidence comment, au-delà des profondes différences régionales dans la qualité et l’organisation des services d’accueil, des questions récurrentes et sensibles sont apparues, souvent mal connues des gestionnaires de services sociaux et des décideurs politiques.
En outre, au cours des deux dernières années, la CLN a développé un nouveau champ d’engagement : la formation des travailleurs de l’assistance (en particulier les éducateurs, les travailleurs sociaux et les psychologues), formation qui se développe en collaboration avec les institutions publiques et privées les plus impliquées. Dans le contexte italien, l’innovation la plus surprenante dans cette formation, est l’implication des sortants d’institutions eux-mêmes dans un rôle de co-formateurs et d’experts d’expérience. Comme l’ont indiqué les chercheurs qui ont réalisé une enquête préliminaire sur les attentes des travailleurs sociaux en matière de formation orientée vers l’usager, l’idée qui anime ce nouvel objectif de la CLN est que le travail des travailleurs sociaux requiert des formes de connaissance différentes de celles qui sont traditionnellement reconnues, et parmi celles-ci une place centrale est occupée par la connaissance de ceux qui vivent directement la relation avec les services.
La construction et la croissance du mouvement des jeunes quittant les structures d’accueil à la CLN ne se font pas sans difficultés ni défis. Le plus important concerne l’implication des jeunes dont le parcours personnel au sein des institutions ne leur a pas permis de trouver des réponses adéquates à leurs questions et attentes en tant qu’individus. Les notes d’observation recueillies lors de la préparation et de la réalisation des différentes rencontres territoriales ont montré qu’il est difficile d’impliquer les garçons et les filles les plus « en colère », ou ceux qui sont en difficulté personnelle et familiale. Savoir comment atteindre et inclure dans le parcours de la CLN ceux qui ont eu des expériences « négatives » d’accueil et ne croient pas en la possibilité de changer, ou au moins de modifier la configuration actuelle des services reste une question ouverte. D’autres, bien que déjà intégrés à l’expérience de la CLN, acceptent avec difficulté la création d’espaces publics de confrontation avec les opérateurs des services sociaux accusés d’être inadaptés à leur mandat institutionnel d’éducateurs et de professionnels.
Ce n’est pas la seule difficulté méthodologique rencontrée dans l’approche participative du réseau CLN. Un autre dilemme réside dans la communicabilité des expériences partagées aux membres externes et internes du réseau des sortants d’institutions. C’est pour faire face à cette difficulté qu’une place a été donnée à la modalité narrative permettant de construire des histoires proches du langage quotidien des protagonistes. Ainsi, des ateliers de contes à travers lesquels chacun peut raconter sa propre vie « hors de la famille » ont été mis en place. L’élaboration de différents récits stimule le désir de retrouver la possibilité de donner un nom aux choses, en donnant la parole aux nombreuses histoires de résilience, qui oscillent toujours entre la peur de regarder son passé et la fierté d’être dans un présent plein de courage et le désir d’un avenir ouvert aux possibilités.
Croissance et durabilité du CLN
Le CLN est encore à ses débuts, mais il continue à faire naître de nouvelles voies à suivre. De nombreuses institutions publiques, y compris des écoles et des universités, des institutions et des associations, ayant eu connaissance des documents produits par les personnes qui quittent l’assistance, demandent à pouvoir les rencontrer afin de les connaître, de commencer des cours et des ateliers de formation, et de changer les processus organisationnels de l’accueil.
Ainsi, à la suite de la première conférence nationale des sortants des institutions sociales, un protocole d’accord a été signé avec le Conseil national de l’Ordre des assistants sociaux, qui prévoit la construction d’actions communes en faveur des sortants de l’assistance sociale, en commençant par la formation de leurs propres membres. La première formation expérimentale, en 2019, a vu la participation d’environ 50 travailleurs sociaux et une attention particulière sera dévolue à comprendre et évaluer l’impact que cette formation aura sur le travail social quotidien de ces participants.
Le plus grand succès public obtenu ces dernières années par la CLN est sans aucun doute d’avoir obtenu, avec d’autres organisations, la reconnaissance par le gouvernement italien de la question sociale que représentent les jeunes qui quittent les institutions. Un résultat tangible en est la promulgation des normes relatives au soutien à l’autonomie des mineurs en dehors de la famille (Loi de stabilité 2017, art. 1, paragraphe 250). Il s’agit de la première action sociale importante concernant ces jeunes. Un programme qui, parmi les instruments d’évaluation de la mesure, a inclus la création de « conférences de la jeunesse » composées des bénéficiaires quittant les institutions sociales.
Même si des contradictions et des ambivalences ont déjà partiellement été mises en évidence, le rôle moteur de la CLN est en développement continu et sa création a certainement eu le mérite de mettre en évidence ce thème resté jusque-là inconnu, voire invisible, à la politique sociale italienne.
De nombreuses questions restent posées quant au développement et la durabilité de ce jeune mouvement social. L’une des plus importantes sera celle de sa capacité à dialoguer de manière de plus en plus compétente avec le système complexe des services sociaux et d’assistance, sans perdre sa créativité et sa symbiose avec tous les jeunes qui, année après année, entrent puis sortent de cette tranche particulière de la population jeune. Mais c’est le défi que tout mouvement collectif, même limité, doit relever dans la transition entre le statut dit « naissant » et son institutionnalisation.