Précieux enfants, précieux parents1, tel est le titre que nous avons voulu donner à notre rapport d’enquête exploratoire sur les enfants les plus défavorisés et leurs familles, à travers dix Etats membres de l’Union européenne2.
Dans tous les pays concernés, même si les données statistiques sont parfois absentes ou difficilement comparables, les interventions de protection de l’enfance et notamment les placements touchent, en grande majorité, les familles aux revenus les plus faibles. Et bien plus que des “ maltraitances ”, ce sont des “ négligences ” ou des “ carences éducatives ” qui sont invoquées pour motiver les interventions administratives ou judiciaires.
Ce constat européen une fois posé, en quoi est-on avancé ? Que dit-il du lien complexe entre vécu de grande pauvreté et pratiques en protection de l’enfance ? Quelles clés donne-t-il pour l’action ? Nous avons cherché à répondre à ces questions. Nous pensons en effet que la question de la “ pauvreté ” doit être débattue par tous ceux qui se préoccupent de la protection de l’enfance. Paul Durning, responsable de l’Observatoire national de l’enfance en danger (ONED) en France l’explique bien : “ La question est celle d’une compréhension approfondie des liens entre la situation socio-économique et les troubles psychopathologiques dans les groupes familiaux, notamment en situation de grande pauvreté. (...) Aux yeux des intervenants, les difficultés psychologiques et relationnelles prennent le pas sur les difficultés de santé, de logement et de revenu pour éclairer les carences éducatives à l’origine des signalements ”3.
Ce débat soulève de nombreux défis, en particulier celui de la garantie des droits humains fondamentaux : on pense aux droits sociaux et économiques bien sûr mais aussi droit au respect et au soutien de la vie familiale. La jurisprudence forgée au fil des années par la Cour européenne des droits de l’homme de Strasbourg, sur la base de l’article 8 de la Convention de sauvegarde des libertés et des droits de l’homme4 n’a cessé d’abonder en ce sens : là où il y a un lien familial, l’État doit agir de manière à permettre à ce lien de se développer positivement5. Nombreux sont les engagements européens et nationaux qui se font aujourd’hui l’écho du refus des familles en grande précarité de vivre une injustice fondamentale : celle d’une condition socio-économique qui conduirait enfants et parents à la séparation. A sa manière, l’Europe reconnaît que jamais la misère et ses conséquences ne devraient être les motifs de placements contraints.
Comment coller à cette ambition quand la réalité des pratiques concentre l’intervention dans les milieux précarisés ? Peut-on développer des liens positifs et opérants entre politiques de lutte contre la pauvreté et de cohésion sociale et mesures de protection de l’enfance ? Comment passer d’interventions vécues pour partie comme des sanctions à de véritables interventions-promotions ? Comment s’appuyer sur les propres désirs des parents de protéger leurs enfants et d’être acteurs de leur avenir ?
Ces interrogations proposées dans le rapport Précieux enfants, précieux parents, sont développées au fil d’un état des lieux européen, toujours partiel évidemment. Dans les dix pays choisis, près de cinquante mesures nationales ou initiatives locales ont été examinées. Cet examen nous permet d’avancer quelques pistes de travail. Nous en retiendrons trois principales.
Le réseau familial.
1. Développer des regards et des pratiques qui englobent l’ensemble du réseau familial pour construire à partir de ses capacités et aspirations. Le groupe familial est une ressource souvent inexploitée dans les interventions. Il ne s’agit pas d’une option a priori en faveur de la famille, qui pourrait être idéologique, mais bien de la volonté de partir de la réalité de contextes dans où liens et relations entre les personnes jouent un rôle fondamental. Dans les pratiques décrites, nous avons retenu le développement en Europe des “ conférences familiales ” (Family Group Conferences). Réunies lors d’un moment difficile ou de crise, elles prennent appui sur le réseau familial en cherchant prioritairement le soutien aux réponses proposées par ce réseau et en prenant en compte les avis des premiers concernés, parents et enfants6.
Des accueils proposés à des familles entières font également partie des initiatives présentées, tels le projet du “ village d’enfants ” de Ska en Suède7 ou le centre de “ promotion familiale, sociale et culturelle ” animé par ATD Quart Monde à Noisy-le-Grand (France). Trente cinq logements y sont réservés dans un quartier à des familles fragilisées par des précarités diverses. L’objectif va bien au-delà d’un relogement dans l’urgence. Les familles y sont écoutées et soutenues pour qu’elles puissent exprimer peu à peu leur “ projet familial ” à partir de leurs aspirations et leurs priorités. Le soutien à ce projet s’appuie alors sur les engagements mutuels pris par l’équipe ATD Quart Monde, des partenaires de l’environnement et par la famille. Le projet est régulièrement évalué et réajusté avec la famille pour franchir de nouvelles étapes. A la fin du séjour, la famille est accompagnée dans son relogement définitif et son insertion dans un nouveau cadre. Une telle démarche s’étend sur plusieurs années.
Le bonheur des familles.
2. Le “ bonheur des familles ” et les relations entre pairs doivent être pris comme points de départ de dynamiques de prévention, et cela le plus tôt possible dans les processus de construction d’une famille. Nombre d’initiatives décrites dans Précieux enfants, précieux parents pourraient être caractérisées, selon les termes du philosophe et psychanalyste Miguel Benasayag8, d’“ expériences puissantes et joyeuses ”. Ce sont les initiatives chaleureuses et gaies qui réunissent les parents et rendent les processus de changement attrayants et désirables. Elles favorisent la création de réseaux de connaissance et de solidarité, et lorsque les professionnels y participent, facilitent une relation qui se construit hors des situations de crise.
L’initiative de quartier “ Au bonheur des familles ” à Beauvais, en France, est significative à cet égard. Le pôle de ce projet né dans une zone très défavorisée est un lieu d’accueil ouvert où les parents passent prendre un café, se rencontrer, parler avec les élus, les professionnels... Plusieurs actions sont développées : groupes de parole, ateliers de peinture sur soie, sorties et séjours familiaux de vacances, et enfin un accueil quotidien de soutien scolaire avec présence obligatoire et intervention des parents.
Ces dynamiques sont d’autant plus porteuses qu’elles cherchent à atteindre les jeunes couples et les familles avec nourrisson. La pertinence des actions précoces est vérifiée dans des projets tels que “ Sure Start ” au Royaume-Uni9 ou “ Pre-infant ” à Barcelone en Espagne, où des accompagnements sont proposés à des jeunes femmes et à leurs compagnons dès la grossesse.
La continuité familiale.
3. Dans le cadre de la protection de l’enfance, des pratiques-pilotes doivent être expérimentées avec un double objectif : rechercher une “ continuité familiale ” et donner autant que possible aux parents concernés la maîtrise du processus d’aide. Le principe de “ continuité familiale ”10 apparaît comme un repère essentiel pour les interventions de protection de l’enfance. Il s’agit de consolider le réseau familial et amical de l’enfant. Il s’agit de découvrir, soutenir, et de mettre en valeur les liens de toute une vie, en particulier les liens familiaux, puisque ceux-ci sont pour l’enfant en difficulté, une part vitale du sentiment de continuité dans un réseau par ailleurs chargé, notamment lors des placements, de contacts parfois brefs, imprévisibles et quelquefois rompus de manière répétée. Cette recherche de continuité familiale doit pouvoir se faire dans un contexte où les parents et enfants concernés sont considérés comme les premiers acteurs des processus éducatifs ou de protection. La pratique des “ conférences familiales ”, par exemple, répond à cette approche.
D’autres initiatives concernent des familles individuellement, comme le dispositif des “ Relais parentaux ” en France dans lequel, à l’initiative des parents, moyennant une participation financière adaptée et des formalités réduites, des enfants peuvent être accueillis pour quelques heures ou quelques semaines, de manière continue ou non. Durant l’accueil, les parents gardent un large droit de rester présents auprès des enfants (repas, toilettes...).
D’autres encore mobilisent des parents touchés par la grande pauvreté dans un dialogue évaluatif et prospectif avec les administrations en charge de la protection de l’enfance. Ainsi au sein de la Communauté Française de Belgique, le groupe Agora11 dialogue sur les questions du placement des enfants et des interventions de soutien. Agora a pris forme en 1998. Il réunit lors de rencontres mensuelles à Bruxelles, des fonctionnaires des services de l’Aide à la Jeunesse (administration et acteurs de terrain) et des membres de deux associations comprenant de nombreux usagers des services faisant face à des situations de grande pauvreté.
Ces quelques points développés ici ne donnent qu’un reflet de l’ensemble des pratiques examinées dans Précieux enfants, précieux parents. Ils soulignent l’esprit dans lequel nous avons voulu conduire cette démarche exploratoire. Nous souhaitons, à travers cette étude, susciter à l’échelle européenne des échanges permettant de développer de nouvelles façons de “ miser sur les liens fondamentaux ” dans le soutien aux familles. L’étude n’est pas une fin : elle est une invitation au dialogue. Réactions et commentaires sont les bienvenus.