Réduire : diminuer en importance.
Atténuer : rendre moins grave, moins violent.
Eliminer : faire disparaître, supprimer.
Eradiquer : faire disparaître totalement.
Ces verbes ont des sens radicalement différents. Concernant la misère, les différences sont majeures.
La résolution adoptée par l’assemblée générale des Nations unies, dans la “ déclaration du Millénaire ”, le 13 septembre 2000, indique que : “ Nous chefs d’Etat et de gouvernement (...) décidons de créer - tant au niveau national que mondial - un climat propice au développement et à l'élimination de la pauvreté ”. Pourtant, dans les documents de synthèse et de communication sur les “ Objectifs du millénaire pour le développement ”, issus de cette résolution, le premier objectif est ainsi formulé : “ Réduire l'extrême pauvreté et la faim ”. Sans doute cette expression illustre-t-elle ce qui figure dans la résolution à propos de ce premier objectif, à savoir que : “ Nous décidons également de réduire de moitié, d’ici à 2015, la proportion de la population mondiale dont le revenu est inférieur à un dollar par jour et celle des personnes qui souffrent de la faim ”
Ainsi, les mots font débat. Dans nos vies quotidiennes comme dans les assemblées officielles.
Lors de la préparation du rapport adopté début 2005 par le Conseil économique et social français Vers une mondialisation plus juste, des conseillers ont vivement débattu du choix entre “ diminuer ”, “ éliminer ” ou “ éradiquer ” la misère. C’est la référence aux recommandations de Lisbonne (Union européenne) qui a facilité l’obtention d’un accord : un chapitre y est intitulé “ Eradication de la misère ”. Les mots traduisent aussi le combat poursuivi.
Porteur de cet état d’esprit, je fus assez content, il y a quelques années, du titre retenu pour une soirée publique de réflexion et de mobilisation que j’avais contribué à préparer : “ Y a-t-il des hommes en trop dans l’économie mondiale ? Eradiquer la pauvreté c’est possible ”1.
Après avoir écouté les différents intervenants associatifs et quelques personnes dans la salle, Dominique Peccoud2 prit la parole. Il était en quelque sorte la “ tête d'affiche ” de la soirée ! Je ne fus pas étonné du début de son intervention : “ Il faut donner un travail décent à tout homme et à toute femme de ce monde ”. Excellent orateur, il suscita encore mon attention, lorsqu’il expliqua résolument le risque de confusion due au titre même de la soirée, entre la pauvreté - un état pas forcément négatif voire une vertu - et la misère, insupportable, intolérable3.
Mais je fus surpris lorsque je l’entendis affirmer qu’à son sens, c’était une erreur de considérer que : “ Eradiquer la misère, c’est possible ”. Etait-il donc de ceux qui pensent qu’on ne peut pas faire mieux que soulager, atténuer, réduire ? Précisément non. Car ce n’est jamais l’objectif d’éradication de la misère qu’il a mis en cause, mais la représentation que l’on risque d’avoir de cet objectif ou de ce combat.
Un détergent contre les taches de misère ?
Reprenant à mon compte la réflexion qu’il partagea avec nous ce soir-là, la poursuivant à ma manière, voilà l’hypothèse que je tente d’exposer ou plutôt d’illustrer dans cet article : pour éradiquer la misère, il ne s’agit pas de s’attaquer à la misère ! Il faut reconsidérer les processus de création de richesses. Hypothèse évidente, diront certains. Peut-être... Mais hypothèse qui me paraît à approfondir, bien au-delà de ma modeste contribution.
La formulation “ Eradiquer la misère, c'est possible ” risque de donner une vision erronée de ce qu’est le combat contre la misère. Car elle donne l’impression que dans la société, au sein de laquelle existe une certaine quantité de misère, mettons 10% (peu importe ici le chiffre), il s’agit de s’attaquer aux 10% : j’imagine quelqu’un avec un détergent, en train de faire disparaître les tâches de misère ! Alors on arrive à 8%, puis 5% (nous sommes peut-être en 2015) et si on est très fort 1% et même 0% (grâce au bon détergent qui va dans les coins, même sur les taches invisibles mais bactériologiquement malsaines !). Voilà, notre monde est nettoyé de la misère qui y subsistait.
Or, soulignait Dominique Peccoud, la question est bien plus complexe car la société vit aujourd’hui une transformation phénoménale. Depuis la nuit des temps, c’est le propre de l’homme et des sociétés humaines que de chercher à transformer le monde où il vit, en prenant appui sur la culture présente tout en s’y opposant parfois. Aujourd’hui cette transformation se traduit notamment par un essor économique global sans précédent, par un foisonnement de créations de richesses. Et notre époque révèle sans doute plus que toute autre ce paradoxe apparent : c’est dans le même élan que l’homme crée ainsi de la richesse et de la misère. Jacques Chauvineau, conseiller économique et social et chef d’entreprise, invité en février 2004 à participer à Varsovie à une rencontre de citoyens européens préparée et animée par ATD Quart Monde, y affirmait : “ Nos sociétés développées produisent simultanément de la richesse et de l’exclusion. C'est une grande question politique pour l’Europe ”.
C’est parce qu’il y a création de richesse qu’il y a création de misère. Le train du développement économique (un TGV !) avance en fonçant sur la voie principale et crée des perturbations “ à la marge ”, sur les bas-côtés de la voie. S’attaquer prioritairement à ce qui se passe sur la marge est ridicule4... puisque c’est le TGV qui en est à l’origine. Il est illusoire de vouloir ralentir le TGV. Il est aussi illusoire de croire que plus le TGV va vite, mieux on pourra agir sur les marges. Comme si le rapport entre l’économique et le social pouvait se résumer à “ l’économique finance le social ”
A éviter : la création de la misère.
Il s’agit donc de travailler sur le rapport entre “ créer de la richesse ” (le TGV) et “ éviter de créer de la misère ” (ce qui se passe sur la marge). Travailler sur ce rapport, c’est améliorer un processus et pas seulement améliorer un état. En quelque sorte, il ne s’agit pas d’éradiquer la misère, il s’agit de développer le processus qui fait qu’en créant de la richesse, on crée une société sans misère. Il y a sans doute des moyens techniques à développer pour cela, mais avant tout des moyens humains : créons des mouvements de va-et-vient entre le TGV et les marges. L’histoire que nous écrivons est un texte, alors, disait Dominique Peccoud, “ il faut que chacun sache aller du texte à la marge. Il faut sortir de son milieu de riches ”. Et créer les conditions pour que ceux qui vivent à la marge, non pas courent un peu plus vite, non pas montent dans le TGV, mais participent à la conception et à la conduite du train de l’avenir pour tous.
C’est en ce sens qu’est si importante la quatrième caractéristique du “ travail décent ” selon l’Organisation internationale du travail (OIT) : que les travailleurs sur un lieu de travail aient la possibilité de s’organiser collectivement. Cette caractéristique (si elle est respectée) contribue, parfois indirectement mais indéniablement, à ce qu’en créant de la richesse, on ne crée pas de misère. C’est en ce sens aussi qu’est si important le huitième objectif du Millénaire (parfois oublié !), “ Mettre en place un partenariat mondial pour le développement ”, qui évoque le rôle des Etats, les règles du commerce, les responsabilités des entreprises, les besoins des pays les moins avancés.
Les pauvres au cœur du combat.
Les propos tenus ici font écho à l’ensemble du n° 192 (novembre 2004) de la revue Quart Monde “ Reconsidérer la pauvreté ? ”, qui m’a particulièrement éclairé. Serge Latouche y signifie qu’à son sens, avec le TGV actuel de la croissance, il est impossible de créer la convivialité et le processus d’enrayement de la création de misère. Il conclut ainsi (page 28) sa contribution “ La pauvreté, un processus ” : “ (La construction) de sociétés conviviales, autonomes et économes passe par la remise en cause radicale du culte de la croissance économique et des logiques de sa mise en œuvre ”
Majid Rahnema explique (page 7) : “ En produisant systématiquement des besoins nouveaux, il (le nouvel ordre de production instauré par la révolution industrielle, plus précisément le capitalisme) a détruit les équilibres organiques qui avaient fait de la pauvreté conviviale une richesse indestructible ”. M. Rahnema (page 8) rappelle que “ les Etats-Unis abritent en leur sein plus de 35 millions de pauvres ” et dénonce “ la configuration des savoirs, pouvoirs et modes d’intervention qui ont dépossédé (les pauvres) de leurs propres instruments de lutte contre la misère ”. Autrement dit, le combat pour que les plus pauvres soient reconnus comme défenseurs des droits de l’homme, n’est pas une cerise sur le gâteau, mais bien au cœur de ce qui peut construire autrement le rapport entre création de richesse et empêchement de création de misère.
En complément Françoise Ferrand (page 14), dans le sillage de Rosette Proost, souligne comment chaque citoyen est appelé à enrayer le processus de création de misère : “ Le cœur de notre combat ne peut se résumer à l’idée que la misère est un scandale et que l’urgence est de la détruire. (...). Le cœur est de chercher sans cesse comment améliorer notre vie ensemble sans reproduire et perpétuer le schéma du pouvoir des riches sur les pauvres. Le cœur est d’apprendre à refuser l’intolérable à condition que nous apprenions ensemble à définir cet intolérable ”
Une société “ zéro défaut ” ?
Enfin, puisque j’aime les images, j’ose une analogie : en quoi la démarche (pour une entreprise) “ zéro défaut ” ou “ qualité totale ” peut faire écho à la démarche (pour la société dans son ensemble) “ pas de misère ” ou “ tous acteurs et partenaires ” ?
Dans l’entreprise, comment fait-on pour avoir “ zéro défaut ” et parvenir à la “ qualité totale ” ?
- On peut faire du “ contrôle qualité ” : l’idée est simplement de contrôler chaque pièce (ou par sondages) au fur et à mesure de la fabrication. On veut repérer les mauvaises pièces pour qu’elles ne partent pas chez le client.
- On peut aussi mettre en place une “ assurance qualité ”, cela correspond grosso modo aux premières générations de normes qualité ISO 9000 : on définit bien le “ qui fait quoi ”, les responsabilités tout au long de la fabrication, et on garantit au client que c’est comme cela que l’on travaille (il peut même venir vérifier). Là, on s’assure que chacun connaît ses responsabilités pour contribuer à produire de bonnes pièces. Cela fait avancer l'entreprise (en qualité) mais c’est une démarche encore assez formelle.
- On peut encore, selon les évolutions actuelles, se focaliser plus encore sur les “ processus ”, c’est-à-dire davantage sur les interactions entre les étapes de fabrication, sur les interstices qui sont peut-être des zones de coresponsabilité. On s’intéresse, en fait, à développer toute une culture de l’élaboration de la qualité, grâce à laquelle l’engagement qualité est évolutif, il s’améliore, il s’adapte aux autres facteurs qui se modifient.
Ces trois niveaux de pratiques, mentalement transposables, me semblent alors également repérables dans la démarche (pour la société dans son ensemble) “ pas de misère ” ou “ tous acteurs et partenaires ”.
Et cette comparaison conduit à s’interroger : laquelle de ces trois manières de s’attaquer à la misère notre société et nous-mêmes privilégions-nous ?
En complément, je souligne simplement que dans l’entreprise, c’est la fabrication de pièces qui génère des défauts. La création de défauts est inhérente à la création de pièces, comme la création de misère est inhérente à la création de richesses (toute proportion gardée, bien sûr, tant ces réalités sont différentes !)
Alors aller vers le zéro défaut ou plus ambitieusement vers la qualité totale, ne peut pas se résumer à “ éradiquer les défauts ” en multipliant des contrôleurs de défauts qui les repèrent et les corrigent (un coup de fraisage par-ci, un peu de ponçage par-là !). Pourtant aujourd’hui, nos institutions qui emploient des assistantes sociales, ou nos secours d’urgence, fonctionnent un peu comme cela, non ?
Si l’on vise zéro défaut à la manière qualité totale, le zéro défaut ne peut être que la résultante de la maîtrise plus complète et par tous (“ par la mobilisation de tous ” !) des processus de fabrication de pièces. On ne va pas combattre la fabrication de pièces mais on ne va pas non plus fabriquer n’importe comment puis multiplier les contrôles et les contrôleurs.
Dire qu’on voudrait éradiquer la misère d’ici telle date ou la moitié de la pauvreté d’ici telle autre, est en ce sens trompeur : comme si, une fois éliminée, la pauvreté ne risquait pas de réapparaître et de se développer de nouveau. Que vise-t-on vraiment ?
Une maîtrise jamais acquise.
Notre vrai objectif, même s’il est bien plus dur à formuler concrètement, c’est de mieux maîtriser (donc de pratiquer) des processus de création de richesses (et prenons le mot richesse dans tous ses sens) qui ne génèrent pas de défaut, des processus de qualité totale qui ne génèrent pas de misère ! Mais cette maîtrise n’est jamais acquise une fois pour toutes, puisque tant de paramètres bougent. Alors la mesure du nombre de défauts, ou de la pauvreté, est un indicateur, mais pas l’objectif en soi.
Et de même qu’il est souhaitable que le nombre de contrôleurs qualité diminue (grâce à la maîtrise du processus de production et l’autocontrôle tout au long de la chaîne de fabrication), et donc d’avoir le nombre de contrôleurs qualité comme autre indicateur (moins il y en a, mieux c’est !), de même on pourrait avoir comme indicateur le nombre de personnes qui “ s’occupent des pauvres ”, en souhaitant qu’il y en ait le moins possible. Mais avec le plus de citoyens possible mobilisés sur la pratique des processus recherchés...