«Facilitateurs» : de quoi ? pour qui ?

Denys Cordonnier

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Denys Cordonnier, « «Facilitateurs» : de quoi ? pour qui ? », Revue Quart Monde [En ligne], 182 | 2002/2, mis en ligne le 05 novembre 2002, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2332

Pour faciliter les relations entre personnes en difficultés et professionnels, certains acteurs ont une position de tiers facilitateurs. Quel positionnement, quel rôle, quelles compétences ?

La personne A. et le professionnel B. ont des relations difficiles. La personne A. est peut-être parent d’élève de l’école primaire, patiente d’un médecin, demandeuse d’emploi à l’Agence pour l’emploi, en relation avec un travailleur social, salariée de premier niveau de qualification… Le professionnel B. est peut-être agent d’accueil, enseignant, responsable d’entreprise, éducateur, professionnel de santé… Le facilitateur F. veut contribuer à faciliter la relation. Il est peut-être médiateur, conciliateur, accompagnateur, relais, passeur de frontières, intervenant, animateur, consultant, juge, arbitre, thérapeute social, etc. Evidemment tous ces mots n’ont pas le même sens. Mon but ici n’est pas de mieux les définir. Mais je crois que pour être facilitateur, il faut bien savoir quelle place on occupe au sein du « jeu d’acteurs. » Je voudrais simplement faire part de quelques-unes de mes réflexions et de mes questions à propos de quatre aspects de la fonction de facilitateur.

Une fonction d’accompagnement de la personne

Il s’agit par exemple du rôle que peut jouer un proche de la personne A. pour l’aider à oser aller à l’école, pour être à ses côtés dans un entretien sur le lieu de travail, pour rompre l’isolement, pour faire valoir ses droits. Ce rôle est joué parfois de manière très informelle, dans l’intuition de la proximité. Il peut être non formel, construit mais pas forcément formalisé (action de militants Quart Monde, de femmes relais sur un quartier.) Il peut aussi être plus formel (accompagnement par une travailleuse familiale pour aider à effectuer certaines démarches vers d’autres professionnels.)

Comment bien mettre en œuvre cette fonction ?

Facteur essentiel : le facilitateur F. peut tenir cette fonction si la personne A. lui en reconnaît la légitimité. Cela dépend d’une proximité qui permet à la personne A. de se savoir comprise et reconnue dans sa propre expérience de vie, de percevoir la confiance qui se développe à double sens, d’entreprendre ce dont elle ne se croyait pas capable. Même lorsqu’elle se sent coupable de ses difficultés de vie, la personne A. porte probablement en elle l’intuition d’un retournement : pouvoir passer de la honte à la fierté. C’est pourquoi une dynamique collective favorise la fonction d’accompagnement.

Bien souvent les professionnels occupent ou voudraient mieux occuper cette fonction d’accompagnateur. Le professionnel peut être, bien évidemment, compétent, de bonne volonté, proche de la personne A., mais sa fonction lui confère un autre rôle. Il a une mission, un mandat, qui le positionne comme représentant d’une institution et pas uniquement comme étant aux côtés de la personne. C’est bien en restant dans son rôle de professionnel qu’il peut contribuer à ce que la personne puisse exercer ses droits fondamentaux. Ce qui n’enlève rien, au contraire, à la nécessité qu’il soit à l’écoute de la personne, de l’histoire et de la culture de son milieu. C’est en ce sens, me semble-t-il, qu’on ne peut pas confondre le rôle de militant du Mouvement ATD Quart Monde qui peut être accompagnateur au sens utilisé ici, avec le rôle de professionnel en relation et en soutien avec des personnes très défavorisées.

La fonction d’accompagnement suppose une vigilance majeure : ne pas faire à la place de la personne. Ne pas être l’interlocuteur qui la remplace dans une démarche. Ne pas penser ce que la personne devrait penser ou comment elle devrait agir sans pour autant être neutre et sans exigence. C’est souvent difficile et cela demande du temps.

Une fonction de « débriefing » du professionnel

Le deuxième aspect de la fonction de facilitateur consiste à être aux côtés du professionnel B. Il est lui-même mis en difficulté. Qui va l’aider ? Ce n’est pas parce que la relation entre la personne et le professionnel est dissymétrique et inégalitaire, et que le professionnel est en position de détenir, de fait, les moyens du pouvoir, qu’il n’a pas besoin d’être aidé. Au contraire ! En effet, consciemment ou non, le professionnel mis en difficulté est tenté d’expliquer que ce sont les manques de la personne A., voire sa mauvaise volonté, qui sont les causes des difficultés relationnelles rencontrées.

Comment aider le professionnel B. ?

La formation professionnelle continue y contribue, lorsqu’elle aide au recul, à l’analyse des situations, à la recherche de moyens pour dépasser les difficultés relationnelles rencontrées. Plus fondamentalement, c’est le rôle de l’institution employeur d’être aux côtés de B. Concrètement, cette fonction est logiquement du ressort de son responsable hiérarchique. Car la fonction du « chef », c’est en premier lieu d’animer, de rendre auteur et autonome, d’aider à progresser professionnellement.

Le terme « débriefing » est une traduction opérationnelle de cette interrogation tout à la fois bienveillante et exigeante vis-à-vis d’un professionnel, sur sa manière d’exercer sa fonction et notamment sur sa manière d’être en relation. Par expérience, nous savons que cette fonction est insuffisamment exercée tant dans les entreprises que dans les institutions publiques. Il en résulte alors trop fréquemment de la part des professionnels une position silencieuse, défensive, voire autojustificative qui n’est probablement qu’une expression de leur isolement et de leurs difficultés.

Dans certaines organisations, le débriefing n’est pas l’apanage du responsable hiérarchique. Des collègues vont en toute transparence travailler sur l’amélioration de leurs pratiques, y compris relationnelles. Des salariés vont contribuer très explicitement à l’évaluation professionnelle de leur chef. Bien entendu, certaines conditions de mise en œuvre sont nécessaires afin d’éviter toute sorte de dérapages. Mais pourquoi des représentants de personnes en difficulté ne participeraient-ils pas à ce travail de débriefing avec des professionnels (pas ceux avec qui ils sont personnellement en relation) ?

Une fonction d’expertise de l’objet traité

Sur un terrain de sport, si un différend oppose deux joueurs, l’arbitre est là pour trancher. Il est en position d’expert. Si un désaccord existe entre la personne A. et le professionnel B. sur un point bien identifié, on s’en remet au pouvoir d’un expert, par exemple le juge. La fonction du juge est d’analyser la situation et, en référence à la loi, de décider. Il n’est pas abusif de parler de « facilitateur » à propos du juge comme de l’arbitre. En un sens ils ont des rôles analogues : leur pouvoir respectif n’est pas contestable. Cependant, je voudrais souligner une différence majeure. Même si l’arbitre commet des erreurs, sa fonction même est pleinement reconnue par les joueurs et on compte sur lui pour faciliter le jeu. Mais dans le cas du juge qui entend le professionnel B. (peut-être celui qui a déclenché un « signalement ») et la personne A. (peut-être celle dont les enfants risquent d’être placés), le déséquilibre de la relation entre A. et B. est accentué. En fait il y a deux professionnels, le juge et B. Pour la personne A., le juge n’est pas de son monde. L’existence de cet arbitre n’apporte pas de garantie supplémentaire. Et cela pèse sur sa fonction de facilitateur.

L’expertise est-elle neutre ? Quand les personnes A. redoutent l’intervention d’un médiateur qu’elles n’auraient pas choisi, sans doute mesurent-elles par expérience qu’un tiers facilitateur ne leur permettra pas toujours, loin s’en faut, de mieux faire valoir ce qu’elles sont, ce qu’elles veulent, ce qu’elles pensent. Or nombreuses sont les situations où un tiers, ni arbitre ni juge, joue un rôle d’expert : celui qui dit l’orientation équilibrée !

Il nous semble que deux points de vigilance s’imposent pour le facilitateur « expert » :

- Bien savoir quelle identité il a lui-même. Que représente-t-il pour chacun des acteurs en présence ?

- Ne pas utiliser systématiquement sa propre expertise. Asséner une vérité est parfois une manière d’empêcher d’autres vérités d’émerger !

Une fonction de mise en relation des sujets acteurs

Bien souvent la relation est difficile parce que les positions respectives de A. et B. paraissent opposées. Il est difficile de se parler et de se faire confiance, au regard de la fonction qu’on occupe. J’en veux pour preuve le temps et les moyens qu’il a fallu au sein du programme Quart Monde Partenaire pour développer pas à pas compréhension et confiance entre des militants Quart Monde et des professionnels qui n’avaient pourtant pas entre eux d’objets de conflit directement liés à leur vie personnelle ou professionnelle.

Cette fonction est parfois mise en œuvre pour des relations interpersonnelles (par exemple médiation familiale) mais souvent aussi pour des relations plus collectives (thérapie sociale, interventions relatives à la résolution de conflits ou à l’amélioration du fonctionnement dans l’entreprise.)

Dans de tels exemples, l’animateur détient, par construction, une autorité sur le déroulement du processus de mise en relation. Cette autorité doit être mise au service de ce que les acteurs A. et B. peuvent produire eux-mêmes, à commencer par leurs propres relations. Cette position déontologique doit être strictement tenue par le facilitateur, sous peine d’être rapidement perçu comme manipulateur qui impose ses propres vues ou comme étant « de l’autre bord. » Mais même en évitant de tomber dans de tels pièges, créer les conditions, éventuellement inégales, d’une expression et d’une contribution équilibrées des différentes parties, conduit parfois à être soupçonné, à tort ou à raison, de dérapage. Il m’est, par exemple, arrivé en entreprise, d’être simultanément interrogé par les syndicalistes sur ma position un peu trop patronale et par la direction sur ma position un peu trop syndicale. Avais-je bien aidé chacune des parties à se préparer à entendre un autre point de vue que le sien ou avais-je outrepassé mon rôle ?

Toujours est-il qu’une certaine rigueur déontologique, en réalité gage d’efficacité dans le processus de restauration de la relation, est nécessaire. Chacune des parties doit toujours se reconnaître pleinement dans les éventuelles reformulations renvoyées par le facilitateur.

Utilité de l’analyse de ces fonctions ?

Ce ne sont là que des points de repère, à compléter, à contester. Une question reste entière : un même facilitateur peut-il exercer les quatre fonctions ? Je crois que c’est en un sens plus simple pour lui de n’occuper qu’une seule fonction mais globalement les quatre fonctions gagnent à être assumées. Cependant l’essentiel n’est pas là. La condition de réussite de son rôle de facilitateur me semble être la clarté. Sait-on quel rôle il joue ? Le sait-il bien lui-même ? Y a-t-il accord sur ce rôle ? C’est la confusion qui est source d’échec.

Quelques questions transversales méritent d’être posées lorsque l’on est en pleine action de facilitation. A quelle distance se tenir des acteurs, quelle proximité avoir ? Comment articuler les données individuelles et le contexte collectif ? Comment prendre en compte la dissymétrie et l’inégalité de la relation ? Ces questions prennent une acuité particulière lorsque parmi les acteurs figurent des personnes défavorisées.

Il existe de multiples manières d’être facilitateurs (professionnellement ou dans notre environnement de façon ponctuelle et informelle), mais quels facilitateurs sommes-nous ?

Denys Cordonnier

Consultant en entreprise, Denys Cordonnier a créé « Valeur plus » dont l’objet est de développer les capacités d’intégration des entreprises et leur mise en œuvre avec des personnes de premier niveau de qualification. Il est aussi allié d’ATD Quart Monde.

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