En 1972, des volontaires du Mouvement ATD Quart Monde sont venus habiter à la cité de transit Henri Gand, à Reims, pour rejoindre les familles très pauvres qui y étaient logées. Ils ont peu à peu gagné leur confiance à travers l’écoute de leurs aspirations et le soutien de leurs démarches. Avec eux, ces familles se réunissent régulièrement pour échanger des nouvelles et partager leurs joies, leurs peines et leurs espoirs. Le souci de l’avenir de leurs enfants est permanent alors que ceux-ci, le plus souvent en rejet de l’école, ont peu de chances d’accéder à une vie active acceptable.
Depuis 1979, Claude Darreye, un ami rémois1 particulièrement préoccupé par la formation et l’accès à un métier, participe dans ce quartier à une sorte de club où les jeunes se rencontrent pour « discuter de la vie » (sport, famille, travail…) Devant leur manque de perspectives et pour répondre à leur désir d’apprendre, il leur propose2 d’organiser avec eux des stages de formation générale (développement du raisonnement logique et des connaissances de base, à la manière des stages Legendre) D’abord sceptiques3, ces jeunes, bien soutenus par leur famille et impressionnés par sa foi en leurs capacités, finissent par lui faire confiance.
Les premiers stages ont une durée de quatre mois, puis de huit mois pour mieux tenir compte des besoins. Mais la conclusion s’impose : ce n’est pas en quelques mois et hors situation de travail que les jeunes accèderont à une qualification.
Un nouvel atelier
A ce moment-là, les Frères des écoles chrétiennes gèrent un petit atelier de meubles. Ils acceptent d’y accueillir les jeunes amis de Claude, avec le renfort de Xavier Subtil (1) et de Victor Nunes, un professionnel de la menuiserie. L’association Avenir Jeunes Reims (AJR) est fondée en 1984, en commun par les Frères des écoles chrétiennes et le Mouvement ATD Quart Monde4.
En 1985, huit jeunes et trois formateurs aménagent un nouvel atelier et commencent à y travailler. Les Frères inventent une méthode très particulière de formation qualifiante, avec alternance « production / formation » toutes les deux heures. L’atelier a été très rapidement divisé en deux espaces dans le même immeuble : une entreprise de production de caisses pour bouteilles de champagne et un centre de formation proposant systématiquement ses enseignements en fonction des questions pratiques posées par la production, aussi bien pour les connaissances de base (apprentissage des quatre opérations à partir de la manipulation et des transformations des planches et des caisses à champagne, écriture du rapport journalier de production de l’atelier) que pour les connaissances techniques (fonctionnement et entretien des machines, utilisation des outils) Bruno, un ancien, témoigne : « J’ai appris à travailler avec des professionnels ; pendant le travail on apprenait à écrire et à calculer… Chaque fois qu’on avait un doute, on demandait des renseignements. « Ils » ne faisaient pas le travail à notre place. »
L’association AJR fonctionne à la fois comme entreprise d’insertion et comme centre de formation agréé. Elle accueille des jeunes en grande difficulté - illettrés pour la plupart à leur arrivée - en leur offrant, pendant tout le temps nécessaire à leur insertion, un travail salarié.
Les résultats sont tout à fait satisfaisants pour la partie technique mais pas pour la partie théorique. Cela empêche en fait l'obtention du CAP. Pourtant les progrès des jeunes sont éclatants : confiance en soi, sens des responsabilités, sociabilité, travail en équipe, soins de santé… N’est-ce pas là que devrait être l'objectif à atteindre plutôt que l'accès à des diplômes sans rapport avec les besoins des entreprises ? Cela pose le problème de la validation des acquis : quelle validation pour quels acquis5 ?
Un autre « ancien » a récemment déclaré : « C'est cette alliance entre le travail et l'apprentissage qui nous a intéressés beaucoup, du fait que lorsque nous allions en cours, nous apprenions des choses qui correspondaient à ce que nous faisions à l'atelier… Nous aimions bien aller là parce que nous y allions ensemble, entre gens qui se connaissaient et pas dans un monde inconnu comme à l'usine. »
Grâce à cette alternance et à cet accompagnement sécurisant inscrit dans la durée, les soixante-dix jeunes sortis de 1986 à 1992 ont tous trouvé une solution à leur problème de chômage, la plupart en contrat à durée déterminée pour commencer.
Nouvelles perspectives
Le succès aidant, malgré des difficultés financières constantes en raison du coût élevé de l’accompagnement, l’association AJR est de plus en plus sollicitée pour le parcours des jeunes les plus en difficulté. L’entreprise d’insertion ne pouvant accueillir que des effectifs limités, le centre de formation s’est renforcé pour accueillir des jeunes de la formation professionnelle en formation par alternance, hors de la production marchande de l’entreprise, avec la rémunération habituelle des stagiaires de la formation professionnelle. Parallèlement, l’activité a été complétée par des chantiers de réhabilitation de logements vétustes.
Mais alors qu’à l’origine, avec des conditions de travail différentes et un effectif réduit, la sortie vers l’emploi était possible pour tous les jeunes, le nouveau dispositif ne le permet plus. Le facteur temps semble être déterminant. Des dérogations à la durée limite de deux ans en contrat à durée déterminée (CDD)6 se révèlent nécessaires pour les jeunes les plus en difficulté, avec en outre un soutien renforcé.
Grâce à l’enchaînement possible de deux stages en centre de formation (l’un de pré-qualification et l’autre de qualification pour un ensemble d’environ trente jeunes) et d’un contrat d’insertion de un à deux ans en entreprise d’insertion (dix postes d’insertion agréés), le séjour de certains jeunes pourra désormais durer jusqu’à quatre ans. Et grâce au passage des examens du CAP par unités capitalisables, l’excellence des bons résultats aux épreuves pratiques permet de relativiser vis-à-vis de futurs employeurs la faiblesse constatée aux épreuves théoriques.
Une expérience exemplaire
L’expérience de l’AJR est exemplaire en ce qu’elle conjugue tous les ingrédients d’une intégration réussie de jeunes – ils pourraient aussi être des adultes – considérés au départ, par leurs interlocuteurs mais aussi par eux-mêmes et leurs proches, comme perdus et « inemployables » :
- un accompagnement humain dans la durée, respectueux des personnes, de leur environnement familial et de leurs projets ;
- une perspective de sortie vers un emploi valable, une fois obtenues les compétences nécessaires ;
- un cadre professionnel qualifiant - alternance production / formation toutes les deux heures dans les mêmes locaux - jusqu’à la sortie dans l’emploi ;
- une rémunération décente tout au long du parcours ;
- le refus de l’échec de quiconque malgré un coût d’accompagnement élevé pour les plus en difficulté.
C’est dans cet esprit - qui est celui de la loi du 29/7/1998 contre les exclusions – et en prenant appui sur l’expérience d’AJR que le Mouvement ATD Quart Monde propose que soit offert à chaque jeune un « parcours qualifiant, accompagné et rémunéré, avec garantie de bonne fin. » Ses caractéristiques pourraient être résumées comme suit :
Conditions de réussite d’un parcours d’accès à l’emploi du point de vue de la personne : la personne (jeune ou adulte) accueillie dans ce parcours a un statut de salarié (par exemple, en contrat de qualification.) Elle est suivie quotidiennement par un accompagnateur avec lequel elle définit et met à jour son projet professionnel et elle suit une formation en alternance production / formation pendant toute la durée nécessaire à sa qualification, c’est-à-dire jusqu’à obtention d’un emploi de droit commun dans une entreprise classique, une entreprise du troisième secteur ou une structure d’insertion par l’activité économique.
Conditions de réussite du point de vue de la société : la personne est intégralement sous la responsabilité de l’Agence nationale pour l’emploi (ANPE) jusqu’à la signature finale d’un contrat de travail à durée indéterminée dans une entreprise. Son « parcours » s’effectue sous forme de placement en alternance dans une entreprise et dans un centre de formation pendant une durée conclue entre eux et l’ANPE, avec financement public.
Bénéficiaires des parcours qualifiants : l’objectif est que tous les chômeurs de longue durée et tous les jeunes sans qualification puissent en bénéficier. Les budgets publics de chaque région devraient être prévus en conséquence. Dans l’attente, des actions citoyennes devraient être favorisées :
- accompagnement bénévole (sous contrôle compétent) de chaque personne n’ayant pas encore eu accès à un parcours qualifiant ;
- prime mensuelle accordée à la personne ainsi accompagnée (par exemple 300 € /mois), venant en complément de son allocation (Revenu minimum d’insertion, allocation de parent isolé…) ;
- fiscalité favorable au financement des parcours qualifiants en entreprise.
Portrait d’un jeune
Après plusieurs séjours antérieurs, B. a été embauché en contrat emploi solidarité (CES) à l’AJR le 1er janvier 1993. Il a alors 27 ans, habite depuis peu un F4 avec sa femme (22 ans) et leurs cinq enfants. Ceux-ci fréquentent régulièrement l'école primaire ou la maternelle du quartier. Il prend soin de sa santé comme de la leur. Il pense à leur avenir et désire trouver un autre travail pour améliorer sa situation.
De simple manœuvre exécutant, il est devenu responsable d'un petit chantier de « réhabilitation » de vieilles maisons délabrées, destinées à accueillir des familles sans abri ou n'ayant pas de logement décent.
B. a appris progressivement sur le tas. Il participe à des réunions de chantier, prévoit le travail du lendemain, fait le point sur l'avancement des travaux, va chercher tous les soirs les matériaux nécessaires chez les fournisseurs. Il se sent responsable des trois gars « paumés » qui travaillent avec lui. Il est fier de son travail, sans pour autant avoir « la grosse tête. » On sent qu'il craint encore d'être mal jugé car il s'enquiert souvent en fin de journée auprès du chef de chantier de toutes les critiques qu'on pourrait lui faire (alors que tout va bien)
Que de chemin parcouru depuis 1986 ! Pendant des années, il a galéré, habitant en caravane le long d'une décharge, malade et n'ayant pas les moyens de se faire soigner. Embauché une première fois à l'AJR en 1986, il n'y était resté que vingt jours avant de partir chercher autre chose... puis de se retrouver en prison. Les plus anciens - qui avaient oublié leurs propres débuts - étaient durs avec lui : « Il ne fera jamais rien, il ne fait que des c… , c'est pas la peine ».
Dix ans plus tard, B. s'est refait - au moins provisoirement - une santé, à tous points de vue. Il se sent plus responsable et fait des projets…