Sylvie Germain, professeur de philosophie au lycée français de Prague, a déjà derrière elle, à trente-huit ans, une œuvre romanesque importante, notamment « Le livre des nuits » (Gallimard, coll. Folio, 1985), qui l’a fait admettre par quelques critiques et par beaucoup de lecteurs comme un écrivain contemporain de premier rang.
Son dernier livre, « La Pleurante des rues de Prague », aussi admirablement écrit que les précédents, est d’une tout autre nature. Ce n’est pas un roman, ni un récit historique sur cette ville mystérieuse et magnifique qu’est la capitale de la Bohème, ni un essai philosophique, ni un journal intime. Comment le qualifier ? Il est des œuvres qui échappent à toute classification. Ici, comme dans les romans du même auteur, l’imagination se donne libre cours ; ici encore des descriptions des êtres et des objets sont d’une extrême précision ; et le style, sans préciosité, déploie toutes les splendeurs de la langue. Mais qui est donc « La Pleurante des rues de Prague » ?
Cette « Pleurante », sous les traits imprécis pour nos yeux de chair d’une femme géante et claudicante, qui apparaît et disparaît au hasard des événements de la vie quotidienne, c’est l’histoire des hommes, tiraillés eux-mêmes entre la misère et l’espérance, la sérénité et la violence, l’attention à l’autre et l’indifférence, l’amour et la haine (ou le mépris.)
Le livre est articulé en douze « apparitions », douze circonstances, dans lesquelles l’auteur - « l’écrivant », comme dit Sylvie Germain, par analogie avec « le récitant » ou « l’orant » - aperçoit la silhouette fugitive mais expressive, de la « Pleurante. ».
Au fil des pages, le lecteur est séduit - mieux encore : ému et mobilisé - par tant d’évocations, ici situées à Prague, mais imaginables (et observables si l’on est soi-même attentif) en tous lieux et en tous temps.
L’objet, c’est la souffrance des hommes et le mal présent dans l’histoire : « C’est que, sous ses grands airs, l’Histoire pue. Il conviendrait de le sentir, et il importe de le dire, pour que l’on sache à quel point la douleur des victimes fait vraiment mal et que l’on n’oublie pas qu’une larme pèse un poids gigantesque. » (p. 43).
L’objet, c’est aussi la pitié : « l’infiniment doux frisson de compassion (…), écho lointain de la pitié de Dieu. Cette pitié immense, immense et nécessaire, qui parcourt le monde en suppliant qu’on la reçoive, qu’on écoute sa plainte. Cette pitié manante qui traverse l’histoire en boitant sous le fracas sans cesse recommencé des guerres, des crimes, de tout le sang versé. » (pp. 58-59)
La « Pleurante » est donc, on l’aura compris, une allégorie : elle révèle au lecteur le sens caché d’une réflexion philosophique et même métaphysique menée par l’auteur à partir d’un lieu, d’une époque, d’un événement de la vie quotidienne observé avec une sorte de sensibilité miséricordieuse, au sens le plus fort du mot.
Aucune trace de misérabilisme dans ce livre. La « Pleurante » va partout. Elle n’habite nulle part, elle hante tous les lieux, et là où elle passe « la terre s’exhausse de l’oubli où nous la tenons, les choses s’arrachent à l’indifférence où nous les reléguons. » (p. 95) C’est alors qu’ayant pris conscience plus ou moins clairement de la condition humaine, de la souffrance des hommes, « nous nous tenons debout, les pieds solidement posés sur le sol, le front en plein vent et les yeux grands ouverts sur le visible, le palpable. Nous nous tenons debout au cœur errant du monde, au seuil de la secrète gloire du monde. » (p.96)
L’auteur, l’écrivant, se saisit des mots et les presse contre son cœur, pourrait-on dire, pour en exprimer tout le sens : arbre, visage, horizon, enfant, amant, vent. Et le mot dieu, qui a « la sonorité d’un tombeau vide vers lequel on se penche » (p. 123), « dalle de bronze posée sur un gouffre sans fond, une porte entre l’éternité et nous, entre l’infini et nous, entre la plus haute joie d’aimer et nous. » (pp. 124-125)