Paola Antolini, Au-delà de la rivière. Les cagots : histoire d’une exclusion

Editions Nathan, « Essais et recherches », 1991, 157 pages

Jacques-René Rabier

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Paola Antolini, Au-delà de la rivière. Les cagots : histoire d’une exclusion, Editions Nathan, « Essais et recherches », 1991, 157 pages

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Jacques-René Rabier, « Paola Antolini, Au-delà de la rivière. Les cagots : histoire d’une exclusion », Revue Quart Monde [En ligne], 143 | 1992/2, mis en ligne le 19 mai 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8936

Qu’est-ce que les cagots ? Le « Petit Larousse » nous dit succinctement : « Mot béarnais, lépreux blanc. Litt. Faux dévot, hypocrite. » Quant au « Robert », plus explicite sinon plus précis, il se réfère à un sens actuel, qui remonterait au XVIème siècle : « Celui, celle qui a une dévotion d’une sincérité douteuse », et à une origine béarnaise incertaine associée à la lèpre.

En fait, les choses sont beaucoup plus complexes, encore que fort mal connues, ainsi que vient de le montrer l’excellent livre d’une jeune ethnologue italienne : Paola Antolini.

La référence au XVIème siècle (et plus précisément à Rabelais, dans son « Pantagruel ») fait écran, et l’origine béarnaise est par trop imprécise, même lorsqu’elle évoque les lépreux ; blancs ou non.

Il s’agit, en fait, d’un phénomène d’exclusion, longtemps refoulé par la mentalité collective de la société dominante et même par la plupart des historiens. « Pendant près de dix siècles, nous rappelle P. Antolini, les cagots ont vécu à l’écart des communautés villageoises dans le Sud-Ouest de la France, ainsi qu’au Pays basque espagnol. » Ce sont, dit-elle, des « muets de l’histoire. »

Ethnologue, P. Antolini ; dont le livre a déjà été publié en castillan et vient de l’être en italien, ne s’est pas contentée de mettre ses pas dans ceux de Francisque Michel, qui publia en 1847 une « Histoire des races maudites de la France et de l’Espagne », ni de rechercher les nombreux documents tels qu’ordonnances, contrats, jugements, contenus dans les archives d’Espagne, de France, d’Italie, et même du Vatican. Elle est allée sur le terrain, dans la vallée du Baztan, quelques kilomètres à l’ouest du Col d’Espéguy qui relie la ville française de Saint-Etienne-de-Baïgorry à l’Espagne. Là, avec délicatesse et opiniâtreté, elle a, pendant plusieurs mois, écouté, observé, interrogé dans leur langue les gens « d’au-delà de la rivière », c’est-à-dire ceux qui, jusqu’à une date suffisamment récente pour que les plus vieux en aient conservé le souvenir, étaient considérés par les habitants du bourg comme différents, étranges, non fréquentables, encore moins épousables :

« Bozate, séparé d’Arizcun par le fleuve Baztan que franchit un vieux pont, est le lieu où la séparation a été vécue le plus longtemps. Déjà, au début du XVIème siècle, c’était un « quartier maudit. » Aujourd’hui, Bozate compte environ vingt-cinq maisons, en général petites, et ne possède ni école, ni église, ni « fronton » pour jouer à la pelote. C’est un des huit quartiers d’Arizcun, village d’environ huit cents habitants. Si la population d’Arizcun vit en majorité de la terre qu’elle possède, les habitants de Bozate, quant à eux, exercent encore des métiers considérés autrefois comme vils : tailleurs de pierre, charpentiers, musiciens, qui historiquement leur étaient réservés, même si de nos jours ils se sont ouverts à de nouvelles professions, comme celle de photographe. Dans la vallée de Baztan, cette différence est désormais ressentie comme une étrangeté. » (pp. 16-17)

L’origine de cette discrimination des « cagots » (« agotes » en castillan, « agotac » en basque) est objet de discussion. S’agissait-il, au Moyen-Age, de lépreux, puis de descendants de lépreux ou de réputés lépreux, de pauvres gens fuyant les guerres ou les persécutions ou encore d’étrangers jugés inassimilables ? Peut-être de tous les « rebuts » de la société dont l’histoire des classes dominantes omet généralement de parler.

L’accord est loin d’être fait à ce sujet entre les rares historiens qui ont étudié le problème, et peut-être ne le sera-t-il jamais. Ce qui est remarquable, c’est que la discrimination de ces groupes, de ces « espèces d’hommes », s’est inscrite et a perduré dans l’espace :

« La tradition désigne méticuleusement les lieux, voire les fermes où l’on croyait que les cagots s’étaient arrêtés quelque temps (…) Ce sont des espaces dangereux, déserts, abandonnés. Ils conservent longtemps une connotation négative et ils ne sont à nouveau habités que par des gens de mauvaise réputation : des prostituées, des mendiants, des étrangers, des pauvres. » (pp. 43-44)

L’auteur aurait sans doute pu pousser encore plus loin sa réflexion en sortant du cadre géographique qu’elle s’est fixé, (cadre qui s’étend toutefois, mais plus succinctement, aux régions françaises du nord des Pyrénées.) Nous savons, par d’autres sources, que des phénomènes analogues d’exclusion ont été observés depuis le XVème siècle en Bretagne, où les cagots étaient désignés sous le nom de « kakouchen » (« kakous » au singulier ou « caquins » en français)1, et il est probable qu’en cherchant bien on trouverait çà et là, dans l’histoire des siècles passés (et peut-être sans remonter très loin), la trace de groupes exclus de la société dominante, non parce qu’ils en étaient profondément différents (même type physique, même langue, même religion), mais plutôt parce qu’ils étaient étrangement proches : proches et considérés comme étranges, pas fréquentables par « les gens comme nous. » Ils étaient, de ce fait, relégués « au-delà de la rivière » ou dans les lieux les plus écartés, voire les plus malsains.

Le livre de P. Antolini, ainsi que nous l’avons vu, est - sans doute par modestie d’ethnologue - sous-titré « histoire d’une exclusion. » En fait, il va beaucoup plus loin ; le lecteur attentif y trouvera peut-être les éléments d’une théorie générale de l’exclusion, et certainement un outil d’analyse de phénomènes dont nous sommes aujourd’hui les témoins.

En tout temps, dans toutes les cultures, si l’on n’y prend garde, la tentation est grande, pour les hommes et les groupes sociaux, de stigmatiser et d’exclure ceux qui nous font peur ou qui nous répugnent, parce qu’ils nous présentent l’image de ce que nous ne voudrions à aucun prix être - au risque de devenir nous-mêmes.

1 Voir parmi les travaux récents portant sur la Bretagne : Louis Elegoët, « Les caquins de Kerandraon, en Plouider », in Etudes sur la Bretagne et les

1 Voir parmi les travaux récents portant sur la Bretagne : Louis Elegoët, « Les caquins de Kerandraon, en Plouider », in Etudes sur la Bretagne et les pays celtiques. Mélanges offerts à Yves Le Gallo, Centre de Recherches bretonne et celtique, Brest, 1987. Voir aussi : Alain Croix, « L’histoire d’un trait de mentalité, les caquins de Bretagne », Annales de Bretagne, 1979, n. 4.

Jacques-René Rabier

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