“ 1967. J’étais alors institutrice à Lille et je pensais surtout à faire carrière dans l’enseignement. La course à la promotion, le confort matériel et individuel m’attiraient. Ma génération de l’après-guerre ne vivait-elle pas dans le rêve que l’accélération de la croissance économique serait permanente et sans fin ?
La télévision entre un beau jour dans notre vie de famille. L’auto nous permet bientôt de découvrir la France. La machine à laver transforme la vie de ma mère, le réfrigérateur fait son apparition et les transistors nous relient comme par magie au monde. Ambiance du toujours plus, toujours plus vite, plus pratique, plus attrayant, toujours plus intelligent... sans trop se poser la question : pour qui ? Pour quoi ?
Dans cet état de rêve, une de mes amies m’entraîne à une conférence sur la pauvreté à Douai dans le nord de la France.
A l’époque, se rendre de Lille à Douai dans une 2 CV, le soir, était déjà une aventure. Aller à une conférence, c’était bien dans le style d’une vie estudiantine, où théâtre, cinéma, rencontres de toutes sortes élargissaient notre horizon. Nous étions en retard, je crois. Une vingtaine de personnes écoutaient deux étudiants qui avaient un accent qui m’était encore inconnu. J’apprendrai plus tard que l’un était néerlandais, l’autre, américain. Le directeur d’un organisme de relogement, les assistantes sociales, les enseignants présents à cette réunion savaient bien de qui ces étudiants parlaient. La fermeture des mines, en train de se faire, laissait déjà des traces ineffaçables dans cette région du Nord. Eugène et Charles voulaient créer un groupe de soutien pour le mouvement dont ils faisaient partie. Ils sont les premiers volontaires que j’ai rencontrés. Moi qui avais un métier bien précis, je découvrais là des étudiants qui avaient lié leur existence à celle des pauvres, et comptaient bien bâtir leur avenir avec eux. Le Mouvement ATD Quart Monde, la possibilité de s’engager faisaient apparition pour la première fois dans ma vie. Une nouvelle vision de l’Homme s’imposait à moi. Elle naissait à partir de la rencontre d’hommes et de femmes que je ne connaissais pas encore, mais qui me concernaient déjà. Je le sentais confusément. Ce soir-là, même si je ne m’en suis pas rendu compte, ma vie a changé de direction. Pourquoi ce sentiment d’avoir entrevu un monde nouveau, déjà prêt à se réaliser ? ”
Là où je passe tous les jours...
“ Le lendemain de la rencontre à Douai, je ne suis plus tout à fait la même. Mais la vie quotidienne reprend son rythme. Bientôt, c’est mai 1968. Je participe alors au combat pour une école plus juste pour les élèves bien sûr, mais aussi pour une meilleure reconnaissance du métier d’instituteur. Toute corporation apprend à se défendre elle-même. Et la France ne serait pas la France si les grèves disparaissaient du calendrier ! Pour ceux qui l’ont vécu, Mai 68 bouillonne des rêves d’une nouvelle société. Je baigne dans cette ambiance.
Les vacances arrivent et j’ai presque oublié le Mouvement ATD Quart Monde. Mais, à la rentrée suivante, je trouve une invitation d’Eugène et Charles pour assister à une réunion, cette fois-ci à Lille. Je décide d’y aller. Dès lors, j’assisterai à toutes les réunions. Il fallait pourtant être décidée à y aller. Elles se passent à Moulins Lille dans une salle prêtée par la paroisse, juste à côté des courées. Quand l’hiver arrive, il n’y a pas de chauffage. Nous mettons tous trois ou quatre pulls. Mais je ne me souviens pas d’avoir eu tellement froid. Nous formions un petit groupe d’amis. Nous avions l’impression de rebâtir le monde.
Je découvre alors l’existence d’une grande pauvreté dans mon pays, jusque-là inimaginable, aux portes de ma propre ville. A l’époque, le Tiers-Monde devient de plus en plus un sujet de discussion, mais c’est une réalité lointaine. La télévision ne montre pas souvent d’images de cette partie du monde. Mais les pauvres de “ chez nous ”, je ne les ai pas encore rencontrés !
Eugène, étudiant en sociologie, habitué à mener des enquêtes sur le tas, et poussé par notre curiosité, nous disperse un jour dans différents quartiers de Lille avec un questionnaire en main. Je gare ma voiture là où je passe tous les jours, pour me rendre au travail. A mon grand étonnement, il suffit de marcher quelques minutes pour se trouver en bordure d’un bidonville que je n’avais jamais vu ! Avec Charles et Eugène, nous prenons le chemin des Dondaines.
Nous marchons dans la boue. Je n’en crois pas mes yeux. Toute ma chair crie révolte. Est-il possible pour des familles de vivre dans de telles conditions ? Des baraques ont été construites avec ce qu’on a pu trouver, ramasser. On voit le noir entre les planches mal ajustées... Quelques pompes qu’on imagine gelées en hiver. Une femme remplit son seau. Je devine autant sa souffrance que son courage chaque fois qu’elle doit reprendre son fardeau : peut-être plusieurs fois par jour, sous la pluie, la neige ou le soleil... Pas un arbre ! Pas une fleur ! Il pleut. Tout est sombre, tout semble hors de la vie. Cela à quelques mètres de la grande route où je passe tous les jours.
Des enfants nous regardent à travers la vitre d’un bus qui leur sert de maison. Ils rient. L’un d’entre nous, visiteur lui aussi pour la première fois, fait cette réflexion : “ Ils ont pourtant l’air heureux ! ”
Pour rien au monde, je n’aurais voulu enlever ce sourire d’enfant. Il m’est toujours resté comme un point d’interrogation. Mystère d’un sourire d’enfant, là où je ne perçois que du malheur ! ”