Placé au centre de la conception du travail industriel, le temps gouverne nos sociétés capitalistes, et par conséquent notre rapport au travail. À ce titre, le temps libre apparaît d’abord comme un temps libéré du travail, et nul ne s’étonnera dès lors qu’il soit un sujet périodique de revendication et de négociation, que ce soit en matière de congés payés, de réduction du temps de travail (35 heures) ou de départ à la retraite… L’enjeu est de taille, si l’on considère que le temps gagné sur le travail détermine en grande partie nos possibilités de création, d’apprentissage, d’épanouissement personnel : il importe d’abord et avant tout de se soustraire aux activités du travail et du repos pour pouvoir se consacrer au développement de ses aptitudes proprement humaines, autrement dit à la culture. Dans ces conditions, c’est bien l’usage de ce temps libre, de ce temps « hors-travail » qui, depuis la Révolution française, a préoccupé tant les gouvernements que les syndicats, l’éducation populaire tout autant que les entreprises.
L’occupation du temps libre, un enjeu politique et idéologique
C’est avec la Révolution française de 1789, et la volonté des Républicains de garantir l’unité de la Nation et de concurrencer l’influence de l’Église catholique, que la « culture » et sa diffusion deviennent un enjeu de première importance. Que ce soit grâce à l’école « laïque, gratuite et obligatoire » ou via le développement des fêtes républicaines, la formation des institutions républicaines peut d’ailleurs être décrite comme le prolongement et l’élargissement vers la citoyenneté de la forme institutionnelle religieuse de la production des hommes de foi : l’objectif est de diffuser des valeurs, des principes et des représentations susceptibles d’unifier le corps social mais aussi de soustraire les individus aux tutelles d’ordre religieux et corporatiste1. Dans ce contexte, la culture prend d’abord une dimension morale voire moralisatrice, et l’action sur la culture se confond avec une mission civilisatrice qui s’apparente à une véritable « expropriation du temps de vivre »2, où les exigences morales et politiques de la bourgeoisie se confondent avec les orientations économiques des patrons pour s’opposer l’une et l’autre à la liberté des classes laborieuses de disposer de leur temps. Il s’agit de combattre les comportements « immoraux », ou tout simplement contre-productifs, tels que l’ivrognerie, le libertinage, la prostitution, mais aussi certains jeux et divertissements traditionnels. Dans les élites politiques et économiques tout comme dans les milieux religieux, on s’indigne de la cruauté populaire, des bacchanales, de la débauche d’alcool, de l’immoralité, du vice qui caractérisent la plupart de ces distractions populaires. Une approche qui n’est toutefois pas le propre des classes dominantes, puisque si la réduction du temps de travail est un élément majeur des combats de la gauche ouvrière, au moins depuis 1848, elle ne constitue pas véritablement une revendication d’un droit aux loisirs. Comme le souligne l’historienne Marion Fontaine, ces derniers constituent un angle mort dans la réflexion socialiste et occupent peu de place dans des représentations du futur principalement tournées vers l’organisation de la production3.
Ainsi, au milieu du 19e siècle, toutes les initiatives mises en œuvre « au nom de l’éducation populaire s’adressaient à un public jugé mineur » et reposaient sur la représentation d’un « peuple ignorant, soumis, veule » qu’il faut instruire pour émanciper4. Un renversement s’opère à partir des années 1880, lorsque le loisir n’est plus posé comme expression d’une condition sociale mais comme un temps social susceptible d’être partagé par tous. La publication en 1880 du Droit à la paresse de Paul Lafargue, gendre de Karl Marx, témoigne de la montée en puissance de cette revendication. Le temps de paresse dont rêve Lafargue est un curieux mélange d’activités artistiques, de pratiques hygiéniques (canotage et danse pour « régénérer la race ») et surtout de plaisir de « fainéanter, bombancer, ripailler », une approche purement épicurienne des loisirs qui n’occupe toutefois qu’une place réduite dans les représentations de la gauche5. Il faut attendre le Front populaire pour que soient clarifiés les fondements d’une politique dans le domaine des loisirs, que l’avènement des congés payés (loi du 20 juin 1936) et de la semaine de 40 heures pousse à institutionnaliser. Suite aux législatives d’avril 1936, remportées par une large coalition des partis de gauche, le nouveau président du Conseil, Léon Blum, forme son gouvernement le 4 juin, avec un sous-secrétariat d’État dédié au Loisirs et aux Sports, placé sous l’autorité de Léo Lagrange, qui collabore avec le ministre de l’Éducation nationale et des Beaux-arts, Jean Zay, en vue de favoriser le développement des manifestations artistiques (concerts et représentations, conférences, visites de musées, chant choral, musique instrumentale, cinéma), mais aussi avec le Commissariat général au Tourisme (auberges de jeunesse) et le ministère de l’Agriculture (culture des jardins floraux et maraîchers). Autour de la trilogie loisirs sportifs/loisirs touristiques/loisirs culturels, une foule d’initiatives fleurissent entre 1936 et 1938 comme les « billets Léo Lagrange » qui offrent des voyages en train à prix réduit pour les congés payés, la création des ciné-clubs et le développement du cinéma amateur, tandis que la politique sportive témoigne d’une approche résolument collective et pédagogique, tout en prenant en compte d’une manière nouvelle les caractères du sport de masse.
Le loisir comme « lieu d’expression privilégié d’un homme nouveau » ?
Malgré les morts tragiques de Léo Lagrange et de Jean Zay pendant la Seconde Guerre mondiale, l’approche de la culture valorisée par le Front populaire perdure à la Libération. Le préambule de la Constitution du 27 octobre 1946 proclame solennellement les droits sociaux des travailleurs et le devoir du travail, en même temps que le droit aux loisirs et à la culture. Les nouveaux comités d’entreprise, institués par l’ordonnance du 22 février 1945 et la loi du 16 mai 1946, matérialisent cette volonté de reconnaître socialement et d’organiser démocratiquement le temps au travail et en dehors du travail. Mais la grande ambition de la gauche tient avant tout dans ses projets d’éducation populaire et de démocratisation culturelle, directement issus du Front populaire. Ils sont repris au sommet de l’État, avec la création en 1944 d’une éphémère Direction de l’Éducation populaire et des Mouvements de jeunesse, confiée à Jean Guéhenno au sein du ministère de l’Éducation nationale. Si l’urgence est à la reconstruction économique du pays, la question des loisirs et de la culture n’est donc pas négligée.
Au tournant des années 1950-60, dans un contexte de forte croissance économique, l’idée qu’une « civilisation des loisirs » est en train d’émerger commence même à s’imposer, avec en particulier les travaux de Joffre Dumazedier6. En envisageant les pratiques culturelles de loisir comme des espaces de liberté susceptibles d’ouvrir tout un champ d’action pour innover, inventer des pratiques et des valeurs et entrer en contact avec des modes de connaissance technologiques, scientifiques, esthétiques et éthiques, le fondateur de Peuple et Culture est l’un des premiers sociologues français à avoir souligné l’intérêt du loisir en matière de lutte contre les inégalités sociales et culturelles. Pour Dumazedier en effet, les « loisirs » doivent être perçus comme une activité distincte des activités productrices et des obligations sociales, et donc un facteur d’émancipation à l’égard des contraintes socio-économiques. Le temps hors travail est alors réduit à sa seule dimension de loisirs, elle-même analysée indépendamment de ce qui se joue dans la sphère du travail. Le temps libéré ne serait que la base objective du « loisir » : ce qui constitue essentiellement le loisir, ce sont des attributs subjectifs, et si la réduction du temps de travail ouvre une brèche dans l’emploi du temps des individus, il s’agit d’un processus qui engendre des besoins nouveaux qui se propagent plus vite que les besoins matériels pour les satisfaire. « Le loisir s’est développé à la place du repos, comme un troisième type d’activité, entre les activités productrices et les obligations sociales.7 » En ce sens, le loisir est appelé à devenir le lieu d’expression privilégié d’un homme nouveau, et l’organisation des loisirs devient une des clés du progrès de l’éducation populaire, une façon de faire émerger de nouvelles valeurs culturelles qui échappent aux normes classiques.
Le temps libre est ainsi appréhendé comme la résultante du progrès économique et des gains de productivité croissants, une perspective évolutionniste que prolonge trente ans plus tard le philosophe Roger Süe, pour qui le temps libre est désormais dominant8. Outre que le temps de travail est en déclin continu et ne représenterait plus que 18 % du temps de vie en 1980 (contre 70 % en 1850), la valeur travail serait désormais dépassée, en raison d’une individualisation croissante et du rejet du travail par les jeunes… Au lendemain de Mai 68 toutefois, la critique de la société de consommation et la crise économique avaient favorisé une rupture culturelle avec cette vision optimiste du temps libre. Pour l’Internationale Situationniste par exemple, une organisation révolutionnaire désireuse d’en finir avec la société de classes et la dictature de la marchandise, le temps libre n’existe pas : « Le vide des loisirs est le vide de la vie dans la société actuelle, et ne peut être rempli dans le cadre de cette société. Il est signifié, et en même temps masqué, par tout le spectacle culturel existant. »9 Une approche qui apparaît aujourd’hui plus que jamais d’actualité avec le développement des TIC (Technologies de l’Information et de la Communication : Internet, technologies mobiles, streaming…), qui bouleversent en profondeur notre vie privée, et donc notre temps libre. L’acronyme Atawad (Any time, anywhere, anydevice) résume bien les nouveaux usages culturels des consommateurs qui peuvent passer d’un support d’activité à un autre (télé, ordinateur, mobile, tablette, console…), quels que soient le moment, le lieu ou le mode d’accès. Une transformation de nos modes de vie et de notre usage du temps que le confinement imposé par les gouvernements pour faire face à la catastrophe sanitaire engendrée par la pandémie Covid-19 a largement confirmé, et amplifié : les plateformes proposant des contenus culturels, éducatifs ou encore sportifs, que ce soit de façon directe (Netflix, Canal+, Amazon, Acadomia, YouTube…) ou indirecte (via les réseaux sociaux de type Facebook ou Tweeter…) ont en effet largement tiré parti de la crise, en monopolisant notre attention, et donc notre temps libre. Au-delà, les tutoriels, les livres en accès gratuit, les podcasts, les concerts, les pièces de théâtres, les opéras, diffusés on line et souvent de façon « gratuite », se sont multipliés pour capter un public qui n’aura jamais été aussi nombreux et aussi disponible.
Elle est donc loin l’époque où le patronat fustigeait les congés payés ou la réduction du temps de travail comme autant d’« incitations à la paresse ». Comme le notaient Theodor Adorno et Max Horkheimer en 1947 : « Dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail. Il est recherché par celui qui veut échapper au processus du travail automatisé pour être de nouveau en mesure de l’affronter. »10 De fait, et dans la mesure où le marché a rapidement perçu l’intérêt économique du temps libre, le temps « hors-travail » ne peut être réduit à un quelconque enrichissement culturel ou à un temps de liberté. Pour autant, il ne correspond pas uniquement à une sphère de divertissement dans la mesure où il englobe également des temps contraints. Il en va ainsi de l’espace domestique « qui constitue le principal compartiment de déversement du temps libéré », et dont l’occupation et les tâches qui lui sont associées concernent surtout les femmes, qu’il s’agisse des tâches ménagères ou de l’éducation des enfants – même si s’occuper de son enfant est de plus en plus fréquent chez les jeunes pères, et cela quels que soient les milieux sociaux. C’est ce qui ressort de l’enquête sociologique publiée en 2001 par Jean-Yves Boulin et Rachel Silvera pour évaluer l’impact des transformations du temps de travail sur les modes de vie. Ces derniers montrent que l’essentiel des activités de loisir se déroule au sein de l’espace privé, en relation étroite avec les autres membres du foyer, et cette centralité du domicile est particulièrement marquée pour les femmes dont les activités sont assez étroitement articulées à la vie familiale11. De façon générale, les loisirs des femmes se confondent davantage avec ceux des autres membres de la famille : seule une minorité d’entre elles réussissent à prendre du temps pour elles-mêmes en s’engageant dans de nouvelles activités sportives ou culturelles, tandis que les hommes poursuivent et accentuent surtout leurs engagements antérieurs, la pratique du sport étant la plus prisée12.
Temps hors-travail, temps sans travail
Qu’en est-il des personnes sans emploi, pour qui la notion de temps « hors travail » semble davantage la règle plus que l’exception ? On sait que, depuis 1974, le chômage n’a cessé d’augmenter et sa durée moyenne de s’allonger, qu’il frappe principalement les jeunes et qu’il est beaucoup plus sensible au sein de la main-d’œuvre peu qualifiée qu’au sein de la population qualifiée13. Or, non seulement le chômage entraîne une amputation très forte des ressources mais il constitue aussi une atteinte à l’estime de soi, en remettant brutalement en cause ce dont le travail était crédité : une utilité, un lien social, une occupation, l’inscription dans une communauté14. Les effets du chômage sur la vie des personnes mettent ainsi en évidence une difficulté à recomposer un emploi du temps structuré, à faire face à un temps vide, ainsi qu’à une perte d’utilité sociale et le sentiment d’être un « inutile au monde », un surnuméraire dont personne n’a besoin15. Comme le souligne Dominique Méda, « Dans une société qui a fait du travail sa norme, l’absence de celui-ci reste un événement extrêmement dur à supporter… »16. Pour les nombreux salariés en situation de précarité ou pour les chômeurs, l’idée que « le temps libre est désormais investi d’une fonction mythique et sacrée »17 apparaît donc très éloignée de la réalité. Car si le temps de travail n’est plus quantitativement un temps dominant, il n’en reste pas moins un temps-pivot, structurant des autres temps sociaux. Daniel Mothé (1994) propose ainsi de démystifier l’utopie du temps libre qui n’est pas, spontanément, « un espace de débat, d’échange, de don, de convivialité où l’argent ne jouerait plus qu’un rôle subalterne et marginal »18. Pour ce sociologue, la réduction du temps de travail n’est pas un moyen d’accroître un temps créatif, convivial ou citoyen, mais se traduit concrètement par une augmentation du temps passé devant la télévision ou celle du travail au noir19. Reste que le temps passé devant la télévision n’est pas forcément du « temps perdu »20, tandis que le temps passé à bricoler, à récupérer et recycler des objets, à aider son entourage (enfants ou proches malades), à se débrouiller pour vivre hors du travail officiel, procure de la reconnaissance, un sentiment d’appartenance, une respectabilité sociale qui viennent compenser la disqualification sociale et les stigmatisations résidentielles, raciales ou liées à la pauvreté que les individus subissent par ailleurs21. De ce point de vue, il importe de prendre garde à ne pas hiérarchiser les occupations sociales et culturelles, à ne pas relayer les découpages institutionnalisés par le ministère de la Culture qui, depuis sa création en 1959, entend soutenir et subventionner la « vraie » culture (circonscrite aux Arts légitimes et placée sous l’autorité du ministère), reléguant le reste (les pratiques culturelles « amateurs », « folkloriques », mais aussi les activités physiques et sportives) dans l’infra-culturel22.
L’appropriation du temps libre, vecteur d’émancipation individuelle et collective
Comme l’ont montré de nombreux travaux, ne pas transformer immédiatement son temps libéré en s’adonnant à des activités culturelles jugées « nobles » n’est pas dénué d’enrichissement personnel. D’une part, parce que le style de vie des classes populaires23, qu’il soit fondé sur le foyer qui abrite des familles fréquemment élargies par les liens de solidarité inter et intra-générationnels, des rassemblements publics (café, fête, matchs, carnaval,…), ou encore le travail « à côté » (bricolage, jardinage), favorise la constitution d’activités libres de toute prescription extérieure qui constituent des zones d’épanouissement potentiel, loin du travail mais aussi détachées des règles de la bienséance culturelle24. D’autre part, parce que les loisirs auto-organisés manifestent un phénomène d’appropriation du temps et une prise de conscience de la valeur du temps, qui se repèrent particulièrement chez les femmes qui tendent à consacrer plus de temps aux tâches domestiques, avec la volonté de garder le temps libéré pour elles et se consacrer à leurs propres centres d’intérêt25.
De façon générale, le temps humain oscille entre un temps-cadre, un temps fourni par les montres et le calendrier, temps auquel les êtres humains doivent s’adapter, et celle d’un temps-action fait par l’être humain lui-même, en fonction de sa capacité à s’ajuster26. Cette appropriation, voire cette capacité à produire le temps qui s’opérationnalise dans l’activité, se démarque donc du temps prescrit, dans la mesure où ses repères sont une construction personnelle, déterminée par le sens donné aux actions qu’ils encadrent dans sa double acception, orientation du temps et signification. Or, ces capacités de temporalisation ne relèvent pas que du bon vouloir des individus, dans la mesure où ces derniers doivent être en mesure de réserver un « temps libre et libéré des urgences du monde qui rend possible un rapport libre et libéré à ces urgences et au monde »27, en tout cas de mettre à distance cette urgence dans le cours de leurs activités quotidiennes28. Au total, le temps libre s’avère donc tout à la fois un cadre temporel et un champ d’effectuation temporelle, une rencontre entre des temporalités extérieures, sociales et historiques (dans lesquelles nous retrouvons les cadres du travail et plus généralement les contraintes sociales), et une temporalité personnelle. Et la question est alors d’identifier les conditions sociales de possibilité qui nous permettent de nous arrêter en pensée sur notre pratique, pour la considérer, pour la décrire, pour l’analyser. Et finalement s’en libérer.