André Lhénoret, Le clou qui dépasse. Récit du Japon d’en bas

Coll. Témoins. Edit. La Découverte, Paris, 1993, 180 p.

Quyen Tran

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André Lhénoret, Le clou qui dépasse. Récit du Japon d’en bas, Coll. Témoins. Edit. La Découverte, Paris, 1993, 180 p.

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Quyen Tran, « André Lhénoret, Le clou qui dépasse. Récit du Japon d’en bas », Revue Quart Monde [En ligne], 151 | 1994/3, mis en ligne le 20 mai 2020, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/8991

Dans les défis de notre temps et de notre avenir qui se discutent et se décident désormais à l’échelle planétaire, le Japon constitue un des acteurs principaux. Nombreux sont les observateurs qui n’y voient que réussites macro-économiques et modèles de production performants à imiter.

Le clou qui dépasse décrit un Japon différent, avec tous les contrastes qui s’imposent. L’auteur, prêtre-ouvrier, a vécu vingt ans au Japon, appris la langue japonaise et choisi de travailler parmi les ouvriers les plus exploités, "sans lesquels le miracle économique japonais n’aurait jamais existé." Il témoigne des hommes et des femmes qu’il a côtoyés, de leur souffrance, de leur joie, de leur aliénation, de leur combat, dans ce livre tiré de son journal personnel, un rapport d’« observation participante », selon le terme même employé dans la préface.

Le récit introduit dans l’univers des ouvriers des petites entreprises de sous-traitance dans le bâtiment, obligés de travailler dans des conditions insalubres et extrêmement dangereuses. Pris dans le système de jôyô (littéralement, « utilisés en permanence »), c’est-à-dire prêtés temporairement par leur employeur à une grande entreprise, ils se résignent souvent, pour gagner un salaire correct, à effectuer un nombre incalculable d’heures supplémentaires, à ignorer les jours fériés.

Univers de discrimination également, entre les grandes sociétés et administrations de l’Etat d’une part, et de l’autre les petites entreprises. Dans ces dernières, où les syndicats existent rarement, l’absence de contrat de travail est de règle, ce qui ouvre la porte à l’arbitraire, aux traitements individualisés qui sont des obstacles à la solidarité. D’autant plus que la mentalité japonaise répugne à protester, à se singulariser, à rompre l’harmonie avec la majorité, à « être le clou qui dépasse. » « La lutte est trop sévère entre nous, petits patrons, car c’est (...) le moins cher qui l’emporte et les grandes compagnies en profitent en nous obligeant à leur faire des cadeaux en plus », confie un employeur à ses ouvriers pour justifier les heures supplémentaires non payées. Pour s’en sortir, ces PME doivent parfois recourir aux malfaçons, étouffées grâce à des pots-de-vin.

N’est pas absent dans ce « récit du Japon d’en bas », le phénomène, constaté ailleurs, des jeunes quittant les régions rurales ou de montagne pour les grandes villes, à la recherche d’un travail, acceptant, au mieux, de se loger dans des appartements exigus et vétustes, au pire, de partager une chambre dortoir à quatre ou cinq. Ils découvrent des HLM pauvres de banlieues déshéritées, des jeunes désoeuvrés qui se droguent aux solvants.

« Serait-ce parce que tu as fait une grosse bêtise qu’on t’envoie travailler chez nous ? » : l’auteur s’est vu ainsi interpeller par ses collègues ouvriers. Dans l’imaginaire japonais, le travail manuel est considéré comme une punition ou une condamnation. Ceci explique en partie le recours croissant aux travailleurs immigrés - pakistanais, thaïlandais, ghanéens, notamment - pour assurer le travail des 3 K, c’est-à-dire, kitsui (dur), kitanai (sale) et kiken (dangereux).

Parce qu’André Lhénoret témoigne des Japonais du peuple "pour mieux les comprendre et lucidement les aimer", il relate aussi des exemples inouïs de solidarité. Tel est le cas de Sô Chô Ja, Coréenne née au Japon en 1956, et souffrant de paralysie cérébrale depuis sa naissance. Après des études, en cours du soir, qu’elle avait suivies par des devoirs faits grâce à l’usage d’une machine de traitement de texte spécialement aménagée, elle a mené de multiples actions dans une association de paralysés : pour le réajustement de l’allocation versée aux handicapés, pour leurs possibilités de poursuivre des études normales, pour aménager des moyens de transport.

Sô Chô Ja ayant su résister à des pressions pour faire avorter son enfant, un comité d’entraide s’est constitué dans le quartier, à la naissance du bébé, pour assister la mère handicapée. Jour et nuit, des voisins se relayaient bénévolement auprès d’elle pour nourrir, soigner et éduquer l’enfant, évitant ainsi l’internement de la mère et de l’enfant dans un établissement spécialisé.

Un autre exemple de solidarité est celui de Kumiko, ouvrière et syndicaliste, qui a distribué aux travailleurs immigrés philippins l’indemnité gagnée lors d’un procès contre son entreprise, soit quatre ans et demi de salaires.

Dans sa préface, Jean-François Sabouret, sociologue et chroniqueur à la radio, invite à une réflexion : il est « difficile de se défendre de penser, après la lecture de (ce livre), qu’il y a sans doute quelque chose d’outrancier à accorder une telle importance aujourd’hui aux grandes théories économiques, aux mouvements financiers planétaires, théories d’où l’homme concret, physique, unique est terriblement absent... Etrange ouvrage qui (...), tout en ne parlant que d’une catégorie d’hommes dans un pays particulier, affirme la valeur et la richesse de tous les hommes. »

Quyen Tran

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