Philippe D’Iribarne, Vous serez tous des maîtres. La grande illusion des temps modernes

Edition du Seuil, 1996, 210 pages.

Jean-Jacques Boureau

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Philippe D’Iribarne, Vous serez tous des maîtres. La grande illusion des temps modernes, Editions du Seuil, 1996, 210 pages.

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Jean-Jacques Boureau, « Philippe D’Iribarne, Vous serez tous des maîtres. La grande illusion des temps modernes », Revue Quart Monde [En ligne], 162 | 1997/2, mis en ligne le 22 mai 2020, consulté le 24 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/9130

« Que nos mœurs, dès qu’il s’agit des pauvres, sont peu fidèles à nos conceptions politiques ! » La raison au service de l’homme a, au cours des siècles, détruit des politiques conçues par des sociétés fondées sur les privilèges et le rang, en abolissant l’esclavage, en instaurant la liberté de penser, en rendant l’instruction obligatoire. Et pourtant, nos mœurs ne suivent pas (racisme, fondamentalisme religieux...). Quant au pauvre, on l’évite, on ne le considère pas comme un égal. Pourquoi ce décalage ?

Quels sont les structures de pensée qui construisent la façon dont nous percevons la diversité des humains et en particulier l’existence du faible et du fort ? Dans une société qui se veut société de citoyens, que devient la dignité de ceux qui ne ressemblent pas à l’image de citoyen ? Des questions auxquelles l’auteur veut répondre.

Dans une première partie, il étudie « le modèle ambigu de l’homme nouveau ». Pour cela, il analyse des textes de Locke, Rousseau et Marx, textes qui annoncent une libération pour tous mais qui s’adressent à des êtres abstraits. Mais dès que ces auteurs évoquent la société où ils vivent et les hommes concrets, ils envisagent les destins des riches et des pauvres fort dissemblables.

Dans la deuxième partie, « Citoyens mais... », l’auteur étudie plus particulièrement la France, exemplaire quant à l’adhésion à l’idéal de citoyen. La société de citoyens, une réalité pour les révolutionnaires de 1789 ; mais que d’hésitations face aux hommes concrets qui ne sont pas vraiment des citoyens parfaits comme le montre un texte de Sieyès sur les riches et les pauvres. Qu’il s’agisse des rapports dans le travail, du rôle des femmes, de la morale commune ou de la place des handicapés, un statut ambigu se développe et dure encore aujourd’hui... Notre société n’arrive pas à respecter ceux qui n’apparaissent pas dignes du destin de maître auquel chacun doit accéder. « Le regard moderne ne se contente pas d’une dignité morale, il exige l’accès à une autonomie matérielle, il rejette celui qui accepte de dépendre de la bienveillance d’autrui »

Dans le chapitre de conclusion, l’auteur constate l’échec d’une société moderne dans laquelle l’émancipation ne concerne que les plus forts. Etant héritiers de la tradition grecque qui exalte la fierté de celui qui ne plie devant personne et méprise celui qui est dépendant, il nous invite à nous tourner vers la tradition biblique, attentive à la dignité des humbles.

Une conclusion qui pourra surprendre : « Le prix à payer pour l’honneur des humbles est la reconnaissance de l’extrême finitude de la condition humaine. Et c’est le prix qu’entre tous la modernité, toute à son rêve de souveraineté, aura sans doute le plus de mal à payer »

Ce livre, dont la lecture est parfois austère, vient avec bonheur décaper notre vision de la société souvent en contradiction avec notre désir de rendre la dignité à ceux qui en sont privés. Il éclaire les problèmes sociaux d’aujourd’hui et peut par là-même donner à notre action une plus grande efficacité.

Jean-Jacques Boureau

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