Animateur de quartier dans la banlieue lyonnaise, coordinateur de formations d’adultes, impliqué dans différents dispositifs d’insertion par l’économique, conseiller municipal, auteur d’une thèse sur les cités de transit, Gilbert Clavel sait de quoi il parle. Sa triple compétence (origine ouvrière, militantisme, doctorat en sociologie) nous livre ici une lecture fortement protestatrice de ce qu’il appelle « l’économie de l’exclusion » à l’œuvre dans tous les domaines (logement, urbanisme, travail, santé, école, famille, droit, pratiques sociales, idéologies).
Démonstration argumentée et convaincante, même si elle n’apporte pas de grandes révélations aux lecteurs déjà avertis, sauf à leur rappeler le caractère multidimensionnel des processus décrits et les effets aggravants qu’ils génèrent dans la durée. Ce n’est pas le moindre mérite de cette analyse que d’avoir pris en compte le long terme. Avec le recul par exemple, on peut convenir que pour beaucoup de gens, l’admission dans les cités de transit a plus traduit le « terme d’un processus d’exclusion » que « le point de départ d’une promotion par le logement », contrairement aux discours tenus à ce propos. Avec le recul encore, on peut constater qu’« un cinquième des bénéficiaires du RMI déclarent avoir subi une mesure de placement dans leur enfance, sous différentes formes ».
Mais bien sûr, au-delà du constat et le sous-titre de l’ouvrage aidant, nous attendons la « mise en perspective » développée dans la dernière partie.
Après avoir reprécisé les notions de précarité, de pauvreté et d’exclusion pour tenter une « approche par degrés » rendant mieux compte que les « approches classiques » de la dynamique complexe des processus qui affectent les individus, et après avoir relativisé les notions de désaffiliation, disqualification, désinsertion mises en avant par certains pour mieux cerner tels ou tels avatars de l’intégration sociale, l’auteur entend réhabiliter la notion d’exclusion, plus transversale et plus englobante, esquisser les contours d’une « problématique » de l’exclusion, envisager même une « théorie » de l’exclusion.
Après avoir revisité les notions de « classe sociale », de « couche sociale », de « lumpenproletariat » et analysé l’évolution des « classes moyennes », l’auteur s’interroge pour savoir si les exclus constituent une entité sociale spécifique. Sa réponse est affirmative. Pas seulement parce qu’ils vivent une « parenté de conditions », une impossibilité de « peser sur leur situation » sans la médiation d’associations, mais parce qu’ils exercent à leur insu une « fonction repoussoir » en permettant aux autres groupes sociaux de s’identifier et de se valoriser socialement en se différenciant d’eux.
Au cœur de ce jeu de représentations : l’individualisme. « Dans le mode de production capitaliste, tous les individus cherchent à maximaliser leur fonction d’utilité sociale et aspirent à un travail plus rémunérateur et socialement plus prestigieux ». A charge pour l’Etat de protéger l’individu « des aléas de l’existence et des excès du libéralisme économique ». Mais la crise de la société salariale industrielle ébranle cet équilibre. L’Etat ne parvient plus à protéger suffisamment ceux qui sont « les moins armés professionnellement, culturellement, familialement, socialement ». « Tout se passe comme si les pouvoirs publics étaient constamment dépassés par une réalité sociale mouvante qui secrète en permanence de nouvelles situations de pauvreté et d’exclusion ». « Il faut donc prendre de nouvelles mesures pour rattraper les exclus et installer de nouveaux filets de protection. C’est dans cette logique que se multiplient les espaces sociaux spécifiques, à la fois produits du processus d’exclusion et médiateurs d’insertion. En finir avec l’exclusion suppose d’en finir avec cette logique d’ajustements conjoncturels à une réalité sociale globale non maîtrisée ».
Passer d’une société d’exclusion à une société solidaire suppose une évolution culturelle de grande ampleur. Une loi contre les exclusions ne servira à rien si ne sont pas modifiés en profondeur les représentations, les pratiques et le modèle de société qui les sous-tend (une autre conception du développement économique, une véritable politique sociale de l’éducation, des revenus et du droit). L’auteur y ajoute quatre conditions : mettre les exclus au centre de toutes les politiques et pratiques ; les reconnaître comme acteurs ; les réintégrer dans les politiques de droit commun ; assurer une formation appropriée à tous les agents chargés de mettre en œuvre ces politiques au bénéfice de tous.
On aura reconnu que l’auteur se réfère sur bien des points à l’expérience et à la pensée du Mouvement ATD Quart Monde.