Psychiatre, psychanalyste, professeur au Conservatoire national des Arts et Métiers, directeur du Laboratoire de psychologie du travail, Christophe Dejours livre ici une réflexion originale et stimulante, tirée des enseignements de la psychopathologie du travail.
Le développement de la compétitivité fait des victimes. C’est une véritable « machine de guerre » qui fonctionne très bien. Le comble est que nous consentons à la faire fonctionner même lorsque nous y répugnons. Pourquoi consentons-nous à subir la souffrance qu’elle engendre et à la faire subir à d’autres ?
Christophe Dejours analyse les processus qui favorisent la résignation, la tolérance au mal, à l’injustice, à l’intolérable. Il illustre et dénonce la passivité collective, l’absence d’alternative mobilisatrice.
S’appuyant sur les concepts de distorsion communicationnelle (Jürgen Habermas) et de banalité du mal (Hannah Arendt), il démontre comment la peur, la crainte de l’incompétence et de la non-reconnaissance, la soumission aux menaces, une représentation dévoyée de la virilité et du courage, le repliement sur des stratégies défensives individuelles concourent à l’acceptation du « sale boulot » qu’on exécute non seulement sans état d’âme mais en acquiesçant à la rationalisation qui le justifie.
Plongés dans un univers de mensonge et de manipulation, les agents d’exécution des basses œuvres - de braves gens embarqués dans une entreprise de dégraissage des inaptes - (la comparaison avec ceux qui ont fait fonctionner le système nazi est saisissante) pourront toujours dire qu’ils ne savaient pas. Pour se préserver un minimum de sérénité, ils ont intérêt à ne pas chercher à savoir puisqu’ils n’ont aucune raison de croire que les conditions qui leur sont faites pourraient être changées. Ainsi des masses entières n’osent rien entreprendre contre un mal qui les asservit.
« Requalifier la souffrance » serait la porte de sortie de cet enfer. « Si nous étions capables de penser la souffrance et la peur, ainsi que leurs effets pervers, au lieu de les méconnaître, nous ne pourrions peut-être plus consentir à faire le mal malgré notre répugnance à le faire ».
Donner davantage droit de cité au discours sur le rapport subjectif au travail qu’il nous est demandé d’accomplir ouvrirait une voie pour dé-banaliser le mal dont on est rendu complice à travers notre activité.