Une Université Quart Monde

Université Populaire Quart Monde de Paris

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Université Populaire Quart Monde de Paris, « Une Université Quart Monde », Revue Quart Monde [En ligne], 138 | 1991/1, mis en ligne le 01 octobre 1991, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/9944

Le thème d’année des Universités populaires quart monde porte sur la loi et ses applications. Avant d’étudier précisément les textes de loi tels que le RMI, la loi Besson, les lois sur la formation professionnelle, etc… chaque Université populaire a proposé à ses participants de se mettre face au principe de la loi dans nos démocraties.

La loi, les lois s’inscrivent dans le quotidien des familles en grande pauvreté. Il apparaît que les lois sont perçues par elles dans leur aspect négatif, comme un mur sur lequel on bute, un interdit. C’est un domaine d’autant plus sensible que pour elles, la loi est liée à la notion de justice. Elles doivent vivre ce que d’autres ont pensé pour elles, et les lois leur apparaissent comme un contrôle. Comment s’étonner alors que les familles en grande pauvreté notent d’une manière générale ce qui leur semble injuste dans la loi ou dans son application ?

Solliciter l’avis et l’expérience des très pauvres pour l’évaluation des lois est certes nécessaire, mais l’exercice d’une véritable démocratie devrait aller jusqu’à la participation effective des plus pauvres dans l’élaboration et la création des lois.

Françoise Ferrand

Mme Ferrand : Monsieur Bouchet, vous êtes président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme, en France. Le père Joseph était membre de cette commission. Claude Ferrand, délégué général du Mouvement ATD Quart Monde, l’est aujourd’hui à sa suite.

Vous avez encouragé la commission à décider de réaliser cette année un rapport sur : « La grande pauvreté, déni des droits de l’homme. » Comme le père Joseph, vous avez pensé que ceux qui peuvent le mieux parler de la misère sont les familles obligées de la vivre tous les jours. Alors vous avez voulu, en premier, écouter ces familles. Et c’est un risque que vous prenez ! Quand on écoute vraiment les familles les plus pauvres, elles nous conduisent sur des chemins auxquels on ne songeait pas… Ensemble, nous allons faire en sorte que la lutte contre la pauvreté soit prioritaire en France.

M. Bouchet : Je ne crois pas que sur les questions essentielles des droits de l’homme, on puisse faire quelque chose d’utile et de durable sans avoir l’avis de ceux qui vivent cette situation, qui ont besoin de nouveaux textes, de nouvelles lois. Or, trop souvent, ceux qui font les lois, même s’ils ont de bonnes intentions, font des choses qui ne partent pas assez directement de l’expérience de ceux qui les vivent. Toute ma vie, j’ai essayé de faire que lorsqu’on s’occupe d’un problème, on cherche la solution avec ceux qui vivent ce problème. Qu’on ne choisisse pas la solution à leur place avant de les avoir écoutés. C’est mon cœur, ma tête, ma volonté qui pensent cela. Pendant quarante ans, j’ai été avocat en choisissant de l’être d’une certaine façon. Je me suis bien rendu compte que si l’on parle à la place des gens, avant de les avoir d’abord écoutés, ce n’est pas ce qu’ils attendent, et dans certains cas, on les trahit même. On n’a pas le droit de faire des choses, ou de les dire, à la place des gens sans les avoir d’abord écoutés.

Mme Ferrand : Le préambule de la Constitution définit les droits des citoyens français. Les lois mises en place, nous concernent. Pendant un mois, chaque groupe local a préparé cette Université populaire en notant les lois qui nous touchent le plus.

Mme Bouchiki : La première loi qu’il faut attaquer, c’est celle qui autorise les expulsions. C’est primordial pour la protection de la famille. On ne met pas les gens à la rue. Les chevaux, les voitures sont à l’abri, et on laisse les humains dehors. On fait des progrès sur tout sauf pour les humains.

Mme Gaillard : La loi interdit les squats, mais elle autorise que des logements restent vides pendant des années.

Mme Graindépice : Moi, j’ai recueilli une famille, de bon cœur, pour sauver des enfants. Mais j’ai failli avoir des histoires. On n’a pas le droit d’héberger quelqu’un.

M. Fergani : Quand il y a des saisies, c’est toujours les pauvres qui subissent. On ne leur fait pas de cadeaux. On leur enlève tout, et pourtant, ils n’ont pas grand-chose. Tout est mis dehors.

M. Foisy : Pareil pour l’électricité. Maintenant, ils vont relever tous les six mois. Mais qui va pouvoir maîtriser ce qu’il consomme et payer les ajustements tous les six mois ?

Mme Morvan : Moi, c’est la loi sur les placements. Ma fille a quatorze ans, elle est placée depuis l’âge de six ans, et j’ai du mal à la ravoir. Moi aussi, j’ai été placée longtemps. J’en souffre beaucoup.

Mme Gaillard : On enlève le gosse parce que sa famille n'a pas assez de ressources, et on donne de l'argent à la nourrice pour qu'elle s'occupe de l'enfant. Pourquoi on ne le donne pas à la famille ?

M et Mme Claret : Quand on était dans la rue, on a dû placer nous-mêmes nos enfants. On a eu le droit de pouvoir les prendre pendant le week-end. On essaie de les récupérer pour toujours, mais sans le soutien des volontaires du Mouvement, on serait encore en train de les attendre, même en étant allé voir le juge.

M. Deviller : La loi du 10 juillet 1989 sur la prévention des mauvais traitements à l’égard des mineurs donne l’autorisation de dénoncer par appel téléphonique anonyme des enfants maltraités. Il n’y a rien pour protéger les familles sans défense. Et ce sont surtout les familles pauvres qui se retrouvent devant le juge pour enfants. C’est ce qui m’est arrivé.

M. Gallois : Moi, c’est la loi sur les licenciements économiques. J'avais vingt-et-un ans de maison, on est quatre à avoir été licenciés. L’inspecteur du travail a dit qu’il ne pouvait rien faire tant que le patron n’en débauche pas neuf en même temps. Les lois protègent les patrons maintenant ?

Mme Gay : La scolarisation des enfants jusqu’à seize ans, et leur orientation. Quand les enfants travaillent bien, ils ont leur orientation, mais quand l’enfant est en dessous de la moyenne, on l’oriente dans un métier qui ne lui convient pas. Alors finalement, il se retrouve chômeur.

M. Doffémont : Pourquoi les taulards n’ont pas le droit de voter ? Je suis un être humain. J’ai du sang dans les veines, je n’ai pas de la méchanceté.

M. Le Gac : Pour la réinsertion des gens qui sortent de prison, la loi est mal faite. Pour la recherche d’un emploi, l’hébergement…

Mme Frère : La loi sur la tutelle peut être bien parce que ça peut éviter qu’on soit expulsé. C’est vrai qu’on n’a pas tout son argent, mais ça paie les dettes. On est moins libre, mais tout est payé. On peut la demander soi-même. Quand j’ai été mise sous tutelle, au départ je l’avais mal pris. Je suis allée voir les voisins qui m’ont dit : « Accepte, cela va t’aider. »

M. Clerc : Il faudrait une loi pour que les médecins soient obligés de se déplacer, même si on n’a pas d’argent ou si on habite un quartier où ils n’aiment pas venir.

Mme Ligot : Ou si on habite une caravane. Si ce n’est pas éclairé, et si c’est dangereux, ils pourraient venir avec un policier.

Mme Lievens : Pour le RMI, on n’est pas assez informé. Par exemple, pour les remboursements de Sécurité sociale, pour les impôts locaux…

Mme Ferrand : Vous avez aussi relevé ces lois non écrites, dictées par votre vie, que vous voulez transmettre à vos enfants, et qui sont pour vous, aussi importantes que les lois votées.

Mme Bouchiki : Ce qui est le plus important c’est le respect, la correction. Je trouve qu’on devrait mettre des contraventions dans le cas de non-respect dans les administrations. Ils feraient plus attention.

Mme Macaud : Il faut élever les enfants dans la politesse. Si on veut se faire respecter, il faut être poli avec les autres.

M. Deviller : Ce qu’il faudrait, c’est que les gens s’aident les uns les autres. Il faut aller au-devant des pauvres, parler avec eux. Ou écrire s’il le faut. Quelqu’un vivait au bord de la Marne, j’ai fait venir « Le Parisien » et il y a eu un article. Si on arrive à comprendre et à s’aider, je crois qu’on gagnera.

Mme Mahier : Moi, j’ai hébergé quelqu’un qui dormait sous un carton. C’est normal. Mais après on a eu des ennuis. Ce n’est pas normal.

Mme Ladj : On ne laisse pas quelqu’un qui a faim sans lui donner à manger.

M. Baillou : La bonté n’as pas de patrie. Je ne crois pas en Dieu mais où j’habitais avant, il y avait des pauvres misérables qui passaient et je leur donnais l’assiette de soupe.

Mme Coppin : On est tous pareils, on est tous dans la même misère. Si on est ici à l’Université populaire, c’est pour se rencontrer, pour se calmer, pas pour se fâcher ou crier. Il y a d’autres familles qu’il faut aider, essayer d’appuyer. On ira jusqu’au bout.

Mme Bouchiki : L’être humain n’est pas fait pour être oisif. Il ne vient pas sur terre pour se détruire. Ce qui est normal, c’est d’avoir de la tendresse et d’être utile.

M. Slimani : Un homme ne peut pas rester toute la journée à la maison, enfermé, sur sa chaise ou aller au café. S’il n’a pas d travail, la mairie doit lui en donner pour le sortir.

M. Bouchet : Après vous avoir entendus, je peux dire que j’ai au moins autant de choses à apprendre que j’en ai à vous apprendre. Je voudrais préciser deux choses.

La première : pourquoi, alors qu’il y a tant de lois dans notre pays, ne donnent-elles pas satisfaction à des gens comme vous ?

Ce n’est pas qu’il n’y a pas assez de lois, la France est un pays où elles sont les plus nombreuses : cela représente des milliers de textes.

Les lois sont utiles. Il a fallu attendre 1898 pour obtenir des lois sur les accidents de travail ; celles réglementant le travail des femmes et des enfants de moins de sept ans dans les mimes ne sont pas très anciennes. Même si la Sécurité sociale n’est pas parfaite, elle résulte de lois utiles. Mais la vraie question, c’est que ces lois ne sont jamais assez parfaites pour résoudre les problèmes de ceux qui en ont le plus besoin. Et ceux qui en ont le moins besoin sont les mieux protégés par les lois.

Vous avez une partie de la réponse. N’attendez pas de ceux qui profitent des lois qu’ils pensent à votre place. Bien sûr beaucoup d’entre eux ont du cœur, mais ils ne peuvent pas penser comme vous, ils ne vivent pas les mêmes situations, ils ne comprennent pas réellement. Il faut vous faire entendre, à travers des associations, ou des actions de personnes comme le père Joseph, ou à travers notre Commission si on fait pression sur elle. Quand on a le droit à la parole, il faut se servir de cette parole pour la faire entendre au bon moment.

Le deuxième point que je voulais vous dire : n’attendez pas tout de la loi. Il existe des domaines comme la dignité, la fierté, le respect, où il n’y a pas besoin de loi. On a fait des lois contre le racisme, contre la discrimination. Mais on ne devrait pas avoir besoin de loi pour respecter la dignité des autres. Faudra-t-il en arriver à dresser une contravention quand quelqu’un est reçu de façon indigne ? Pour les catholiques, depuis deux mille ans, un message très simple dans l’Evangile dit : aimez-vous les uns les autres. C’est une loi que chaque homme devrait avoir dans son cœur. Il y a deux mille ans que cela dure et il faut toujours recommencer. Vous ne pouvez pas envoyer les gendarmes pour obliger les gens à s’aimer ! Et ce n’est pas une loi qui va vous forcer à aimer vos enfants !

Il faut que la loi fasse tout ce qu’elle peut en faveur de ceux qui en ont besoin, mais n’attendez pas tout d’elle. Il faut tenir les deux bouts de la chaîne : toujours améliorer la loi en se faisant entendre plus fortement, et améliorer les relations entre les hommes pas ce que vous faites. Vous n’avez pas besoin d’une loi pour vous retrouver dans cette Université populaire. Ça ne remplace pas les lois mais ça les complète utilement.

Mme Chiroutre : Le père Joseph disait souvent : les lois peuvent changer, les gouvernements peuvent changer, mais si le cœur des hommes ne change pas, rien ne changera.

Mme Ligot : Nous, c’est sur les lois qu’on voudrait compter. Pour que les enfants ne soient pas pris aux parents, si on ne peut pas compter sur les lois, sur qui il faut compter ? Un père de famille est licencié, il se met à boire, il frappe sa femme et ses enfants. Sur qui il faut compter ? Il faudrait qu’on trouve du travail à cet homme, alors il faut une loi. Vers qui il faut s’adresser ? Vers M. François Mitterrand ? Lui dire : tu es mon frère, on est tous frères ? Et après ?

On a besoin de lois. Pour que quelqu’un ne couche pas dehors, qu’il n'ait pas froid, qu’il garde ses enfants. On ne peut pas faire changer quelque chose simplement entre nous.

Paris 27 novembre 1990

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