Philippe Barbier. L’art de rien. Sur le fil de ma vie

Éd. Quart Monde, 2020

Evelyne Louveaux

p. 58-59

Référence(s) :

Philippe Barbier, L’art de rien. Sur le fil de ma vie. Éd. Quart Monde, 2020, 12 €, 160 p.
https://www.atd-quartmonde.fr/produit/lart-de-rien/

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Evelyne Louveaux, « Philippe Barbier. L’art de rien. Sur le fil de ma vie  », Revue Quart Monde, 256 | 2020/4, 58-59.

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Evelyne Louveaux, « Philippe Barbier. L’art de rien. Sur le fil de ma vie  », Revue Quart Monde [En ligne], 256 | 2020/4, mis en ligne le 01 décembre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/10103

Ce livre, je l’ai dévoré ! Est-ce parce que j’ai connu Philippe du temps où il était jeune père à Frimhurst1 ? De ce volontaire peu bavard, je ne pouvais alors absolument pas deviner l’enfance cabossée.

Avec beaucoup de retenue et de pudeur, Philippe nous entraîne dans ce territoire cruel et tragique que fut celui de ses jeunes années.

Il se situe à juste distance par rapport aux humiliations et traitements dégradants dont il fut la victime, sans misérabilisme et sans apitoiement. Ce qui est beau et touchant, c’est la façon dont il a toujours gardé la tête haute et trouvé les moyens (pas toujours très catholiques) d’« exister ». « Bien que je n’aie jamais eu le choix des situations dans lesquelles je me trouvais, j’avais cependant l’opportunité de choisir ma façon de réagir, avec des options peu nombreuses, bien sûr, mais suffisantes (…) et dès lors que je faisais ce que j’avais décidé de faire, je suppose que mon équilibre intérieur se rétablissait. Je pense que c’est cela qui a fait que je n’ai pas de moi une image désastreuse. Je me suis vu debout tout au long de ma vie ».

S’il illustre une magnifique leçon de résilience et de liberté intérieure, L’Art de Rien nous ouvre aussi, l’air de rien, sans avoir l’air d’y toucher, de multiples pistes de réflexion qui sont principalement exprimées dans la seconde partie, plus courte mais très fine, consacrée à l’analyse.

« L’examen de mon passé est destiné à partager mes réflexions avec d’autres. Je n’aurais pas écrit mon histoire simplement comme un récit ».

Ainsi en va-t-il de l’importance de l’éducation de base : « J’ai appris à lire à l’école, avant que les choses n’empirent », car il a été prouvé qu’il est impossible d’apprendre à l’école lorsqu’on vit des choses trop dures. Mais il existe aussi un autre apprentissage, celui de la vie, et c’est bien là que Philippe excelle. Il a compris que son expérience de vie représente une richesse inestimable et qui peut contribuer à bâtir un monde plus juste. En ceci, il fait corps avec la philosophie d’ATD Quart Monde.

Philippe nous montre également comment son évolution dans un environnement plus réceptif à sa personne a pu libérer une énergie créatrice au service d’une imagination qu’il explique par les prodiges de débrouille qu’il a dû inventer pour continuer à exister par lui-même dans un milieu hostile. Ceci nous interpelle : comment libérer ces pépites cachées au plus profond de tant d’hommes et de femmes qui sont vus par la société uniquement en termes de problèmes ? Combien de Mozart ne sont-ils pas encore assassinés de nos jours ?

Philippe nous met aussi en garde contre le danger de la pitié : « L’image de “l’enfant malheureux” qui m’a longtemps collé à la peau s’est accompagnée presque systématiquement d’une attitude de condescendance et de bienveillance. Le regard que l’on portait alors sur moi me blessait. J’y ai souvent décelé de la pitié. Pour les gens c’était clair, j’étais à plaindre puisque j’avais eu une vie difficile et que je n’avais pas eu de chance. Bien que partant d’une bonne intention et s’inscrivant dans un souci d’aider, ce type de relation a toujours été insupportable pour moi (…) C’est une relation de pouvoir qui nous renvoie à notre incapacité, de celui qui sait vers celui qui ne sait pas, du “sauveur” imposant son projet à l’autre, “sur” l’autre. Dans ce type de relation, je n’étais pas considéré comme acteur de ma vie ».

Il y a aussi dans ce récit une très grande pudeur et une retenue vis-à-vis d’une famille complètement dysfonctionnelle et coupable de maltraitance mais qui était la sienne.

J’ai particulièrement aimé ce livre parce que je le trouve juste. Derrière les visages des personnes en difficulté qui fréquentent notre lieu d’accueil de jour UTUC, je devine de semblables trajectoires. Par respect pour ces personnes qui, parce que c’est trop douloureux, ont préféré mettre un couvercle sur leur passé, nous nous gardons de poser des questions, mais Philippe parle en leur nom.

S’il trace ainsi pour nous, mine de rien, une ligne de conduite, une façon d’aborder et de respecter la différence il ne répond pas à la question que je me suis posée en refermant son livre : comment est-il possible d’aimer et de fonder une famille solide quand on n’a pas reçu dans son enfance les graines d’amour indispensables à toute croissance ?

Françoise, son épouse, grâce à qui ce livre a pu voir le jour, va-t-elle nous donner des éléments de réponse dans un prochain livre ?

1 La maison familiale de Frimhurst dans la campagne du Surrey en Angleterre, animée par ATD Quart Monde, offre aux familles en grande difficulté un

1 La maison familiale de Frimhurst dans la campagne du Surrey en Angleterre, animée par ATD Quart Monde, offre aux familles en grande difficulté un lieu pour se poser un moment dans un cadre confortable, loin des tracas qui les accablent au quotidien. À travers des visites à leur domicile, l’équipe les soutient dans l’accès à divers services et l’intégration dans leurs quartiers.

Evelyne Louveaux

Alliée d’ATD Quart Monde depuis 1976, co-fondatrice et co-présidente d’UTUC : Un Toit Un Cœur, asbl, centre d’accueil de jour à Louvain-la-Neuve (Belgique).
www.utuc.be

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