Partout à travers le monde, les projets de développement visent souvent à éradiquer l’exclusion et l’injustice dont sont victimes certaines populations, avec la volonté de promouvoir les droits de tous.
Au Nord-Kivu, la Dynamique des Femmes Juristes (DFJ) a observé que les inégalités sont enracinées dans les coutumes et pratiques qui favorisent les hommes au détriment de la femme et de la jeune fille. L’injustice la plus courante est la privation des droits au sein des ménages et au travail, et cela, indistinctement en milieu urbain et rural.
Face à cette situation, la Dynamique des Femmes Juristes entreprend, depuis environ douze ans, des actions qui mobilisent les femmes et les jeunes filles à la promotion de leur dignité tout en encourageant l’engagement de la communauté à la cohésion sociale.
Qu’est-ce que GEWEP ?
GEWEP1 est un programme qui appuie la DFJ depuis 2014.
Il est exécuté grâce à l’appui de Care International dans sept pays avec un financement de NORAD et TELETHONE. La Composante Normes sociales, Plaidoyer, et Engagement des hommes pour la masculinité positive, sous la responsabilité de la DFJ, vise la transformation des normes discriminatoires et nuisibles aux femmes. Elle encourage le développement de politiques et de lois qui assurent l’égalité du genre et la création d’un environnement propice à l’épanouissement des femmes.
En République Démocratique du Congo, les inégalités entre les hommes et les femmes, les filles et les garçons ne datent pas d’aujourd’hui. En 2018, « le pays affichait un IIG (Indice d’inégalité du genre) de 0,655, qui le plaçait au 156e rang sur 162 pays. Seulement 8,2 % des sièges parlementaires étaient occupés par des femmes et 36,7 % des femmes adultes avaient suivi au moins des études secondaires et au-delà, contre 65,8 % des hommes. Sur 100 000 naissances vivantes, 693 femmes décédaient de causes liées à la grossesse. Le taux d’activité féminine était de 60,8 %, contre un taux d’activité masculine de 66,5 % »2.
À ceci s’ajoute la privation du droit des femmes à la prise des décisions dans les ménages, du droit d’accès à l’héritage, du droit de participation à la gestion du pouvoir et à la gestion de la chose publique,…
Entre mai 2016 et février 2020, la Composante Normes sociales et Plaidoyer de GEWEP a été financée à hauteur de 696 170 $. Ce projet a bénéficié à 19 919 femmes touchant au final 31 020 personnes. […]
Des recherches-actions pour lutter contre les discriminations
Une première action-recherche menée en 2016 dans les quatre territoires de la province du Nord- Kivu montrait que :
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82 % des personnes interrogées (238) estimait que la femme n’avait pas droit à l’héritage ;
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68 % pensaient que du point de vue juridique les femmes ne devaient pas avoir les mêmes droits que les hommes ;
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64 % estimaient qu’une femme devait tolérer d’être battue par son mari afin de préserver son foyer3.
En 2019 une autre étude a démontré une évolution de ces opinions. Sur 271 personnes enquêtées, 70,51 % ont reconnu le droit d’accès de la femme à l’héritage. Ce droit étant reconnu comme légitime par les hommes à 63,24 % et chez les femmes à 77,78 %4. Ces résultats ont prouvé au début le poids des normes sociales discriminatoires à l’égard de la femme et de la jeune fille et ont révélé aussi une évolution des opinions à la fin. À ce titre, GEWEP rejoint les projets de la province qui contribuent efficacement aux Objectifs de Développement Durable. Son approche rejoint l’orientation mondiale.
Afin de contribuer au processus d’évaluation des objectifs du Millénaire pour le développement (OMD) lancé par les Nations Unies de 2011 à 2013, le Mouvement international ATD Quart Monde a initié avec ses partenaires une recherche-action participative ayant associé plus de 2 000 personnes, dont une majorité en situation d’extrême pauvreté – y compris les femmes. Elle a été menée dans 22 pays des quatre continents.
Les résultats publiés en 2015 ont montré que si la pauvreté a été réduite de 50 % à travers le monde, « les programmes de développement conçus selon les cibles et indicateurs des OMD n’ont pas atteint les populations les plus vulnérables5 ». Le rapport propose aux ODD (Objectifs du développement durable, proposés par les Nations Unies en 2015 et ayant cours jusqu’en 2030) que « pour réussir à réduire véritablement les inégalités et à éliminer l’extrême pauvreté, on devrait considérer que les objectifs de développement ne sont réalisés que s’ils ont bénéficié à tous, en particulier aux 20 % les plus pauvres de la population concernée, que ce soit au niveau national ou au niveau local »6. Parmi ses recommandations, le rapport propose de « créer des nouvelles sources de financement des socles de protection sociale (SPS) et du développement »7.
En cette quatrième année de la mise en œuvre des ODD, GEWEP a tenu compte de cela. Il a ciblé les femmes vulnérables de la communauté qui font partie des Associations Villageoises d’Épargne et de Crédit : celles-ci sont composées à 90 % par les femmes. À partir de l’année 2020, et pendant 5 ans, GEWEP vise à atteindre 110 000 personnes vulnérables, principalement des femmes (81 %).
Un engagement collectif qui met chacun debout
Les activités de rassemblement ont favorisé l’implication des membres de la communauté et leur engagement dans la lutte contre les normes discriminatoires et les pratiques qui en découlent. Selon différents formats, les sensibilisations ont débouché sur une prise de conscience de l’amélioration des pratiques en vue de la réduction des conséquences des normes discriminatoires. Peu à peu, ces actions ont abouti à la création d’un environnement propice à l’épanouissement des femmes et des filles en renforçant leur participation à la vie de la communauté.
Vingt espaces de discussion ont été créés par les membres de la communauté. Ils sont chacun constitués de quinze personnes de différents horizons (agriculteurs, étudiants, enseignants, leaders locaux, société civile,…). Ils partagent les ressources, les savoirs et les énergies pour un changement des pratiques nuisibles. Cette stratégie de travail collectif, facilitant le partage des savoirs et des moyens, ne laissant personne de côté, rejoint la pédagogie de libération de Paulo Freire, qui avait expérimenté que « personne ne se libère seul, personne ne libère autrui, les hommes se libèrent ensemble »8.
Ces espaces permettent à chacun d’être acteur de lutte contre l’exclusion dans sa communauté. Ils impliquent tout le monde dans la recherche des solutions et la prise de décision. Par le partage des savoirs, chacun peut recouvrer la fierté et le courage grâce à la présence et l’engagement d’autrui. Ces espaces permettent aussi aux femmes de briser le silence, de lutter contre la honte, l’humiliation, de défendre leurs propres droits et leur dignité, comme en témoigne, en août 2017, Madame Nyambagare Gertrude, qui a pu recouvrer son droit à l’héritage avec l’appui des membres de son groupe.
« Nous n’étions que deux filles au milieu de quatre garçons dans notre famille. Après la mort de nos parents, notre frère aîné avait partagé tous les biens aux garçons. Nous n’avons rien reçu, ma sœur et moi. C’était le principe. Après avoir été sensibilisées par les membres de notre groupe, nous sommes allées rencontrer nos frères pour réclamer notre part d’héritage. Nous avions compris qu’il était aussi de notre droit non seulement de nous exprimer mais aussi de réclamer. Au début, notre frère aîné s’est opposé. Alors nous avons fait intervenir quelques autorités coutumières de l’espace de discussion. Après une longue médiation, notre part d’héritage nous a été remise. Nous avons compris que les normes nous aveuglent et nous condamnent au point qu’on en devient esclaves sans en prendre conscience. Depuis lors, nous encourageons d’autres femmes victimes de privation d’héritage à prendre le courage de réclamer leurs droits à l’héritage ».
Ce témoignage éclaire comment les tentatives, la volonté et la motivation des femmes pour leur libération sont souvent écrasées dans un creuset. Il montre aussi que cela peut changer.
Dans Les sept savoirs nécessaires à l’éducation du futur, Edgar Morin souligne que « les sociétés domestiquent les individus par les mythes et les idées qui, à leur tour domestiquent les sociétés, mais les individus pourraient réciproquement domestiquer leurs idées en même temps qu’ils pourraient contrôler leur société qui les contrôle »9. C’est pourquoi il propose que l’éducation se voue à la détection des sources d’erreurs, d’illusions et d’aveuglements, ainsi que le programme GEWEP l’entreprend.
Faire évoluer les regards dans la communauté
Les sensibilisations faites par les membres des espaces font évoluer les mentalités, comme l’a expliqué Madame Célestine Ngerageje, présidente de l’espace de discussion de Rusayu, en 2018 :
« Mon père est l’un des anciens du village qui se battaient pour l’exclusion des femmes de l’héritage. Il a assisté à quatre séances. Lors de la dernière, je l’ai vu poser plusieurs questions sur les droits des femmes. J’ai été surprise quand il m’a appelée, un mois après, pour me donner un champ comme il l’avait fait avec mes frères. Je n’en revenais pas, tellement il était catégorique sur la question avant. Il a dit à mes frères que nous sommes tous ses enfants et devons bénéficier des mêmes avantages ».
Ce témoignage illustre comment nos messages peuvent changer les cœurs des membres de la communauté et changer le cours de l’Histoire. Pour cela, l’on a besoin des efforts de tous. Mettre ensemble les efforts fait écho au discours du Dr Denis Mukwege, lors de la remise du prix Nobel de la paix, en décembre 2018 : « Nous avons tous le pouvoir de changer le cours de l’Histoire lorsque les convictions pour lesquelles nous nous battons sont justes »10.
Des plaidoyers pour changer des pratiques discriminatoires
Les activités de sensibilisation ont été prolongées par des plaidoyers qui invitaient les décideurs politiques et les représentants de la vie sociale et associative à agir pour mettre en œuvre des lois plus inclusives et égalitaires. C’est ce qui a permis des changements, en particulier sur les mariages civils et l’éducation scolaire des filles enceintes.
Dans les zones d’intervention du programme, le non-enregistrement des mariages auprès de l’autorité de l’État-civil est l’une des causes des conflits au sein des couples car il mène à une discrimination des femmes. Le coût d’enregistrement reste pesant pour les familles sans moyens. Un plaidoyer a été mené auprès de l’autorité compétente pour une réduction des coûts liés à la célébration. Depuis lors, les mariages sont enregistrés à 45 $ au lieu de 80 $ en milieu urbain et 30 $ au lieu de 50 $ en milieu rural. Les familles pauvres bénéficient même gratuitement de ce service.
Un autre plaidoyer réalisé auprès des députés provinciaux du Nord-Kivu a porté des fruits en décembre 2019. Jusque-là, les jeunes filles enceintes étaient refusées à se présenter aux examens d’État. Un édit, en attente de publication, a donc été proposé à l’assemblée provinciale. Elle fera l’objet de vulgarisation.
Ces plaidoyers ont apporté un regain d’espoir aux ménages et individus longtemps enfermés dans l’esclavage des normes. Comme l’avait souligné Jean-Jacques Rousseau : « C’est précisément parce que la force des choses tend toujours à détruire l’égalité, que la force de la législation doit toujours tendre à la maintenir »11.
Des résultats probants
177 formations sur différentes thématiques en lien avec le genre et les droits humains ont été organisées en faveur des femmes membres des Associations Villageoises d’Épargne et de Crédit et d’autres femmes de la communauté. Vingt espaces de discussion ont été installés dans les quatre territoires de la province du Nord‑Kivu.
La mobilisation des femmes a abouti à la nomination de certaines d’entre elles à certains postes administratifs, coutumiers et politiques. Douze femmes ont été ainsi nommées leaders locales.
Alors que la plupart des couples sensibilisés sur l’enregistrement des mariages civils n’avaient pas encore régularisé leur situation, les sensibilisations ont permis à 128 couples de célébrer leurs mariages civils après médiation.
30 conventions ont été signées facilitant l’accès des femmes à l’héritage et à la prise des décisions, dans les ménages et dans la société.
Défis et obstacles qui demeurent
La réalisation de ce programme a mis à jour :
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La résistance de certaines autorités locales vis-à-vis de la participation de la femme à la gestion du pouvoir local et coutumier.
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L’insuffisance du budget pour l’exécution des plans d’actions issus des dialogues communautaires sur l’éducation des jeunes filles et la Santé sexuelle de la Reproduction. Sans les moyens financiers pour la mise en œuvre des plans d’action élaborés par les membres des communautés, les engagements pris restent vains.
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La faible disponibilité et implication des autorités politico-administratives. Certaines autorités locales des territoires (Rutshuru, Lubero, Masisi et Nyiragongo) se faisaient représenter par leurs secrétaires ou conseillers qui avaient du mal à s’engager au nom de leurs chefs.
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Les défis sécuritaires et sanitaires : l’activisme des groupes armés dans certains territoires ainsi que le virus Ebola, présent dans le territoire de Lubero, ont rendu difficile l’accès à certaines zones pour un meilleur suivi des activités pendant quelques mois.
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La lenteur des députés provinciaux pour la concrétisation des engagements : signature des édits proposés.
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Le frein aux activités des femmes petites commerçantes affectées par la pandémie du COVID‑19.
Pour éviter le gâchis des capacités
L’action de GEWEP confirme que les inégalités de développement humain affaiblissent la cohésion sociale et ébranlent la confiance des citoyens envers les pouvoirs publics, envers les institutions et les autres citoyens. De ce fait, les femmes et les filles vulnérables ne peuvent réaliser leur plein potentiel pour contribuer à la vie sociale et économique. C’est un gâchis pour le Nord‑Kivu de gaspiller ainsi leurs capacités.
Pour cela, il est indispensable de penser aux actions qui s’inscrivent dans la durée, avec des moyens humains et matériels adaptés, pour favoriser une réelle transformation des normes.
Le processus de transformation requiert certes du temps pour dénicher ces erreurs, percevoir les changements de façon significative, à cause notamment des relations de genre. Aussi, la course à l’atteinte des résultats dans une courte durée est-elle responsable des carences dans les façons de faire qui ne favorisent pas une transformation réussie dans le vivre, l’agir et le penser des sociétés. Le confort habituel et l’habitude des puissants ont aussi horreur des messages qui les dérangent, qui les bousculent vers le changement.
Par son action, GEWEP met en lumière que la solidarité et l’engagement communautaire sont susceptibles de renforcer la culture et booster les normes sociales vers une société inclusive. C’est indispensable pour restaurer durablement les droits et la justice de ceux que l’on n’entend pas. Car derrière les pauvres, les démunis de la communauté, il y a encore d’autres, plus pauvres, que l’on ne voit pas. C’est ceux-ci que le père Joseph Wresinski (fondateur d’ATD Quart Monde) appelle le Quart Monde. Il invite les acteurs de tous les projets à faire entrer ces hommes et ces femmes oubliés dans l’histoire.
« Ces familles les plus défavorisées m’ont tant appris ; je n’ai pas le droit de le garder pour moi. J’ai le devoir de le transmettre à la société, pour qu’elle en profite. […] Si nous parvenons à écrire le message du Quart Monde, nous ferons avancer sa cause12 ».
GEWEP a fait sien cet appel, tout en sachant qu’il reste encore beaucoup à faire pour le renforcement du leadership féminin dans un contexte fragilisé avec l’arrivée du COVID 19. Les exemples que nous venons de présenter nous rappellent que si on considère les femmes comme de véritables partenaires, elles peuvent jouer un rôle majeur dans la lutte contre l’exclusion et l’injustice. Elles ont l’expérience et le talent nécessaires. C’est à travers un travail d’ensemble bâti sur les principes de dignité que l’humanité pourra un jour recouvrer son vrai visage.