Marie-Françoise Cupif : Pourquoi avez-vous eu envie de traduire en malgache le livre qu'Annelies Wuillemin a écrit sur la vie du père Joseph ?
Arsène Razanatsimba : Alors que le père Joseph et son Mouvement étaient pour moi complètement inconnus, pour la campagne de carême que nous avions l'habitude d'organiser dans notre collège, un de mes amis a proposé, il y a quelques années, de parler d'ATD Quart Monde. C'est alors que j'en ai entendu parler pour la première fois. On m'a communiqué le nom de famille du père Joseph, mais je n'arrivais pas à le prononcer. Comme je voulais en savoir davantage, j'ai été présenté à une volontaire, Chantal Laureau, qui m'a donné beaucoup de livres. J'ai lu par exemple Les pauvres sont l'Eglise, une biographie du père Joseph et aussi des écrits sur l'histoire du Mouvement. Mais, en même temps, je suis allé voir comment ce Mouvement fonctionnait. Or là j'ai découvert que les gens parlaient du père Joseph sans vraiment le connaître. Et puis un jour un délégué du Mouvement est arrivé à Tananarive avec le livre Joseph écrit en français par Annelies Wuillemin. Zoé l'a lu en premier et a dit : « C'est formidable, je connais le père Joseph maintenant ! » J'ai dit : « J'ai envie de le lire moi aussi. » Je l'ai lu et effectivement j'ai été de l'avis de Zoé : j'ai fait la connaissance du vrai père Joseph. C'est pour cela que j'ai voulu que les gens d'ici, qui ne parlent pas le français et qui parlent du père Joseph sans le connaître, le connaissent vraiment !
M-F.C. : Cette lecture de Joseph par Annelies Wuillemin vous a-t-elle apporté des choses en plus que ce que vous saviez déjà ?
A.R. : Quand tu le lis, tu as l'impression de vivre ce qui est dit. J'y ai beaucoup appris, sur le tempérament du père Joseph, sur sa manière d'être avec les gens. Auparavant, je croyais que c'était un personnage qui avait une mission, mais là j'ai découvert qu'il était un homme comme un autre, qu'il se mettait en colère, qu'il rigolait... Et c'est raconté avec des mots vrais et des phrases simples. Quand je l'ai traduit, j'ai voulu aussi rendre cet aspect-là. J'ai utilisé beaucoup des mots de tous les jours qui sont utilisés dans les quartiers pour en rendre la lecture la plus accessible possible.
M-F.C. : Avez-vous vous-même décidé de le traduire ou quelqu'un vous en a-t-il donné l'idée ?
A.R. : Je m'y suis mis de moi-même, pendant quelques mois en 1999. Parce que je voulais que ce soit fait. Ne serait-ce que pour faire découvrir aux autres que le père Joseph n'était pas un surhomme !
M-F.C. : Vous avez voulu montrer un père Joseph faible, humain, plus proche de nos propres limites, et donc d'une certaine façon plus aimable. Mais est-ce que cela a été facile de traduire ?
A.R. : Le fait que le français soit très facile à lire, cela m'a aidé à mieux comprendre le père Joseph. Et du coup je me suis davantage engagé dans cette traduction.
M-F.C. : Comment avez-vous travaillé à la maison ?
A.R. : On s'y mettait tous ! Je demandais à mes enfants comment on dit tel ou tel mot en malgache, pour être sûr que ce soit bien à la portée de tout le monde.
M-F.C. : Qui ont été vos premiers lecteurs ?
A.R. : En dehors de ma famille, ce furent des alliés du Mouvement. Certains auraient eu beaucoup de peine pour lire le livre en français, mais là ils se sont passionnés pour ma traduction. Ensuite nous l'avons éditée et nous avons entrepris de la diffuser. Il faut dire que chez nous le livre en général n'est pas un produit courant. On ne dépense pas de l'argent pour la lecture. Néanmoins nous l'avons remis à des associations et à des congrégations religieuses.
M-F.C. : Vous avez eu des réactions ?
A.R. : Oui, certains ont même critiqué le langage très familier que j'avais adopté ! Le livre a été édité avec l'aide d'un jésuite dans la collection «Foi et justice», parce qu'elle est spécialisée dans le domaine politique et social. Cela a été accepté parce qu'il s'agissait du fondateur du Mouvement ATD Quart Monde qui luttait contre la pauvreté et l'injustice. Nous avons fait connaître le livre à la radio : durant les journées qui ont précédé le 17 octobre 2000, des extraits ont même été lus quotidiennement à l'antenne. J'ai eu aussi des réactions de mes élèves, de certains parents.
M-F.C. : Mais comment des Malgaches peuvent-ils s'identifier au père Joseph ? Qu'est-ce qu'il peut représenter pour eux ?
A.R. : Je ne sais pas ce que peuvent en penser tous les Malgaches ! Moi, comme Malgache, je suis sensible à son enfance. Parce qu'ici la plupart des enfants aident leurs parents, comme le père Joseph l'a fait. Avant d'aller à l'école par exemple, ils vont chercher de l'eau, faire des ménages ou des commissions pour des voisins et si on leur donne quelque argent en échange pour le service rendu, ils courent le porter à leurs parents. Chez nous cela fait partie de l'éducation des enfants. Bien des anecdotes de la vie du père Joseph nous parlent beaucoup. Mais l'histoire de son papa, nous ne la comprenons pas. Il est parti, semble-t-il, parce qu'il n'a pas supporté d'être soupçonné d'avoir volé la montre en or qu'il devait réparer.
M-F.C. : Il est parti parce qu'il espérait trouver du travail en Pologne, son pays natal.
A.R. : C'est dur de penser qu'il a dû quitter sa famille comme ça.
M-F.C. : La maman du père Joseph a dû élever seule ses enfants. Ce doit être aussi le cas de beaucoup de femmes ici.
A.R. : Chez nous aussi les femmes sont courageuses. D'ailleurs si Madagascar tient debout, c'est beaucoup à elles que nous le devons. Nous parlons souvent dans nos réunions du courage de toutes ces mamans pour élever leurs enfants, qu'elles n'abandonnent jamais.
M-F.C. : Qu'est-ce qu'évoque ici la jeunesse du père Joseph ?
A.R. : Un jeune m'a dit : Joseph n’acceptait pas n’importe quoi quand il faisait partie de la JOC. Ce comportement a plu aux jeunes ici. Ceux-ci disent aussi qu’il avait été courageux pour se remettre à étudier afin de devenir prêtre. Il était le plus vieux, au milieu des autres !
M-F.C. : Avez-vous eu d'autres réactions ?
A.R. : Je n’ai pas eu de réactions des religieuses, même des Sœurs franciscaines qui dirigent l’école Saint-Antoine où j’enseigne. Quant aux curés de paroisse, ici à Tananarive, ils ignorent tout du père Joseph et d'ATD Quart Monde. Mais des collègues enseignants ont lu le livre et m’ont dit que ce sont des gens comme ça qui manquent à notre pays... Il faut dire quand même que les gens ici ne comprennent pas que le père Joseph ait pu faire venir une coiffeuse dans le camp de Noisy-le-Grand ! Cela leur est apparu superflu.
M-F.C. : Le 14 juillet 1956, le père Joseph dit qu’il veut que ces familles sortent de la boue, qu’elles aient un accès chez les grands de ce monde...
A.R. : Ah ! Cela n’a pas surpris ici ! Parce que nous connaissions déjà cette idée du père Joseph qui pense beaucoup à l’égalité des droits, à la dignité des plus pauvres. Les familles en lien avec ATD Quart Monde le savaient déjà. Les volontaires du Mouvement font pareil. Ils rappellent tout le temps l’importance de la dignité de chacun. Pour nous, c’est vraiment être à l’écoute, rencontrer les plus pauvres et ne pas faire de distributions comme les autres ONG.
M-F.C.: Que représente pour vous le 17 octobre ?
A.R. : Le père Joseph et le 17 octobre, c’est indissociable quand on parle du Mouvement. On prépare cette Journée pendant plusieurs mois. Il y a de nouvelles idées qui naissent ce jour-là et nous en reparlons après. Les Malgaches ne sont jamais déçus des fêtes, parce qu'elles fournissent l’occasion d’être heureux. Bien sûr que le lendemain, les plus pauvres auront toujours faim. Mais les personnes rencontrées, « conscientisées » à cause du 17 octobre, ça c’est positif.
M-F.C. : Le fait que Joseph Wresinski ait été prêtre a-t-il une importance pour les Malgaches ?
A.R. : Je dois dire que les Malgaches de religion catholique ont du mal à accepter que le Mouvement soit ouvert à toutes les religions. Pour eux, il est évident que le père Joseph est d’abord un prêtre, et pas le président-directeur général d’une association, comme le disait un jour un journaliste qui l’interviewait.
M-F.C. : Quel est votre souhait maintenant ?
A.R.: C’est de réaliser un bon enregistrement de la lecture du livre sur CD.