Un système éducatif au service de l’asservissement
Au Canada, les premières tentatives visant à prendre en charge l’éducation des Indiens datent de la colonisation française. Mandatés par le roi de France, Jésuites, Récollets, ainsi que divers ordres catholiques féminins, eurent pour mission tour à tour de franciser, civiliser et/ou évangéliser ceux qu’on nommait alors les sauvages. La cession des territoires canadiens de la Nouvelle France aux Anglais, conséquence du traité de Paris de 1763, offrit un répit aux populations amérindiennes qui peuplaient les berges du Saint Laurent. En effet, trop occupée par la guerre d’indépendance des États-Unis (1776-1783), puis à garder un œil sur son nouveau voisin, la couronne britannique n’élabora pas de véritable politique indienne dans un premier temps.
La signature en 1814 du Traité de Gand1 mit un terme à la menace étatsunienne. Le Canada faisait alors face à une vague d’immigration massive, de sorte que pour permettre l’installation de nouveaux colons en Ontario, il devint nécessaire de se pencher sur la « question indienne ». Dès le milieu du 19e siècle, des écoles destinées à « désindianiser » les enfants des communautés autochtones furent créées dans le sud de l’Ontario, mais aussi plus au nord, dans les territoires de la Terre de Rupert, alors administrés par la puissante Compagnie de la Baie d’Hudson2. Dans les années 1870, le Canada, qui avait accédé au statut de dominion3 en 1867, cherchait à développer le secteur agraire de son économie. La région des Prairies4 semblait toute désignée. Le problème était que ces terres, fertiles et giboyeuses, étaient occupées par diverses communautés autochtones.
La toute jeune confédération canadienne entreprit donc de mettre en place des politiques visant à affaiblir les peuples autochtones et à asseoir l’emprise des autorités fédérales sur les Premières Nations. Un des éléments clés de ces politiques fut la création de réserves tout au long de la seconde moitié du 19e siècle, notamment grâce à la signature de onze traités5 entre 1871 et 1921. Les communautés indiennes signataires de ces traités cédaient des territoires en échange de rentes annuelles et, le plus souvent, de la création de structures visant à fournir une instruction à leurs enfants.
Le second rouage de ces politiques consista en la création d’un système de pensionnats indiens. En 1883-1884, les trois premières écoles industrielles indiennes voyaient le jour. Seize ans plus tard, le Canada comptait soixante-et-un pensionnats de ce type. Financés par le département des Affaires indiennes et gérés par les Églises6, les pensionnats fonctionnèrent pour la plupart jusqu’au début des années 19707. On estime que plus de 150 0008 enfants des Premières Nations, inuit et métis sont passés par ces établissements. Loin de permettre aux jeunes Autochtones d’apprendre la langue anglaise et d’acquérir des compétences facilitant leur intégration, ces établissements furent conçus pour être des espaces des « désindianisation » et de déculturation. Les langues et les pratiques spirituelles autochtones y étaient proscrites ; les enfants subissaient dans le meilleur des cas une absence quasi-totale de soutien affectif, dans de trop nombreux cas des violences physiques et/ou sexuelles, et, dans les pires des cas, décédaient sans même que leur famille soit informée des causes et des circonstances de leur mort.
Une souffrance rémanente et une réconciliation difficile
L’ampleur des violences individuelles et collectives subies par les survivants des pensionnats indiens, et très souvent par leurs descendants9, est immense. Les conséquences de ces politiques d’assimilation extrêmement agressives se font toujours sentir dans un Canada où les structures coloniales sont encore en place10. En termes d’image, beaucoup de jeunes Autochtones ont du mal à gérer la représentation qu’ils ont de leur propre indianité11. Ainsi, les identités individuelles, mais aussi tribales, ont été gravement affectées par le changement des noms autochtones en noms chrétiens et par les tentatives d’effacement des récits séculaires, garants de l’identité du clan qui les transmet.
La parole des survivants des pensionnats a émergé au début des années 1990. Tout au long de cette décennie, et au début des années 2000, nombre d’entre eux intentèrent des actions en justice contre le gouvernement canadien et contre les Églises impliquées dans la gestion des pensionnats. Ces actions se transformèrent rapidement en recours collectifs, ce qui conduisit le gouvernement à proposer en 2006 une Convention de règlement relative aux pensionnats indiens (CRRPI). Cet accord comprenait cinq volets : la mise en place d’un système de compensation fixe et d’un autre individualisé12, le financement de projets commémoratifs visant à perpétuer la mémoire des pensionnats, le soutien à la Fondation autochtone de guérison et la création d’une Commission de vérité et réconciliation (CVRC), qui fonctionna de 2008 à 2015. La CVRC tint sept évènements nationaux, de nombreuses audiences régionales, enregistra 6 500 témoignages et remit un rapport final en six volumes. Lors de la cérémonie de clôture, les trois commissaires de la CVRC insistèrent sur les quatre-vingt-quatorze appels à l’action formulés dans le volume final du rapport. Ces recommandations visaient à permettre l’émergence d’un processus de réconciliation entre ce qu’une des commissaires, Marie Wilson, nomma les deux solitudes du Canada13 : les Autochtones et les non autochtones.
Justin Trudeau, qui venait d’être élu premier ministre, s’engagea à mettre en œuvre chacun de ces appels. Six ans plus tard, en 2022, treize de ces recommandations seulement ont été intégralement appliquées. Cela ne signifie pas que les autorités fédérales n’ont rien fait pour améliorer la situation des peuples autochtones du Canada. Des avancées dans les domaines de l’éducation et de l’accès aux soins prouvent le contraire. Cela souligne simplement la longueur du chemin qui reste à parcourir pour que les deux solitudes se rencontrent et construisent une relation fondée sur le respect mutuel et le dialogue.
Récemment, certains évènements laissent craindre une persistance de cet état de surdité. En Nouvelle-Écosse, par exemple, des pêcheurs mi’kmaq ont été confrontés à des propos et des agressions à caractère raciste à la suite d’une controverse sur leur droit ancestral de pêche au homard14. Plus récemment encore, la découverte de nouvelles sépultures non marquées sur le site d’anciens pensionnats indiens a rouvert une blessure sur laquelle le rapport de la CVRC avait pourtant déjà insisté dès 201515. Il est donc légitime de se demander sur quoi repose l’avenir du processus de réconciliation au Canada. Le terme même de réconciliation fait débat. Cela supposerait en effet le retour à un état conciliatoire préalablement existant. Or, rien n’atteste de l’existence d’un tel état au Canada en ce qui concerne les relations entre les populations autochtones et allochtone. Quoi qu’il en soit, sur le plan politique, pour parvenir à un mieux vivre-ensemble, il faudrait certainement que le gouvernement et le parlement se penchent sur les quatre-vingt unes recommandations qui restent à mettre en œuvre. Elles visent pour la plupart à combler le fossé qui persiste entre les Autochtones et les non autochtones dans les domaines de l’éducation, de la santé et des opportunités économiques, autant de facteurs qui maintiennent souvent les membres des communautés autochtones à la marge de la société canadienne.
Des réponses esthétiques prometteuses
Il existe toutefois un autre domaine où se joue la reconquête d’une estime de soi et de sa culture perdues, le rétablissement d’identités volées et d’une agentivité16 neutralisée. Il s’agit de l’abondante production d’artistes autochtones qui résistent, par leur réponse esthétique, à l’anéantissement programmé des identités indiennes, métis et inuit. C’est ce potentiel générateur et régénérateur de l’art face au traumatisme de l’assimilation et de l’humiliation fondée sur la différence que mon travail de thèse17 a tenté de mettre en exergue. L’ambition de la section finale de cet article est tout simplement d’amener le lecteur, parfois néophyte, à découvrir les œuvres dont il sera fait mention.
Dans le domaine de la poésie, deux auteures survivantes des pensionnats se sont saisies de l’écriture en vers pour réactiver des mémoires et des savoirs ancestraux mis à mal par les politiques colonialistes. La première, Louise Bernice Halfe, est nehiyaw18. Elle revient dans ses poèmes sur son expérience dans le pensionnat indien de Blue Quills, en Ontario. La seconde, Joséphine Bacon, est innu et a fréquenté le pensionnat indien de Sept-Îles, au Québec. Halfe écrit en anglais, mais elle parvient à faire entendre sa langue maternelle, le nehiyawewin, dans ses poèmes19. Quant à Bacon, elle compose des recueils bilingues20, page de gauche en français, page de droite en innu-aimun, dans lesquels elle propose des outils contre la disparition de sa langue maternelle, et plus particulièrement de la langue du Nutshimit21.
Dans le domaine de la prose, le roman de l’auteur nehiyaw Tomson Highway, Kiss of the Fur Queen22, constitue l’exemple le plus saisissant du pouvoir de la langue et de l’écriture à déconstruire les clichés, à procurer un antidote aux violences coloniales subies par les peuples autochtones et à redéfinir la hiérarchie entre la langue et la culture proscrites et la langue et la culture prescrites. Son roman peut être lu comme une autobiographie par le biais de la fiction, une autobiographie qui juxtapose les faits, l’histoire, l’Histoire et le mythe. L’habileté dont Highway fait preuve quand il s’agit de désarticuler la langue anglaise et la forme romanesque pour faire entendre le nehiyawewin et les récits oraux de son peuple, l’ironie avec laquelle il déconstruit les mythes chrétiens imposés par les prêtres au pensionnat pour permettre la résurgence des mythes fondateurs nehiyawak23, tout dans sa démarche tend à déstabiliser les systèmes coloniaux qui font obstacle à l’épanouissement des communautés autochtones au Canada.
En 2012, le romancier anishinaabe24 Richard Wagamese a publié un roman, Indian Horse25, dans lequel il propose lui aussi un récit de la résistance à la souffrance subie lors des tentatives de « désindianisation » ; un récit du dépassement du statut de victime. Si le roman que Wagamese nous livre ne promet pas de réconciliation facile et rapide, il propose des pistes pour qu’advienne une conciliation et suggère au lecteur, autochtone ou non, qu’au-delà de la souffrance persiste la possibilité d’un rétablissement et d’un affranchissement.
Nous pourrions citer d’autres artistes dont les démarches sont similaires. Le romancier gwich’in26 Robert Arthur Alexie27, l’auteure de romans graphiques inuvialuit28 Margaret Olemaun Pokiak-Fenton29 ou les cinéastes respectivement nehiyaw, mi’kmaw et métis-cri Georgina Lightning, Jeff Barnaby et Danis Goulet30 pour n’en citer que quelques-uns. Autant d’artistes qui se réapproprient les modes de pensée et d’expression autochtones réduits au silence par les politiques de déculturation. Les récits qu’ils proposent mettent également en exergue la capacité de l’écriture de fiction à participer de l’écriture de l’Histoire, à rétablir un récit empêché, déstabilisé, minoré : celui des vaincus et des opprimés. Il s’agit donc bien d’une écriture de la résilience, de la contestation et de la subversion. Ces œuvres contribuent à remettre en question la marginalisation de l’Indien, les tentatives de réduction de l’Indien à un état d’impuissance, en permettant le recouvrement d’une agentivité essentielle à la survivance des cultures menacées par des systèmes oppressifs.
Je gage dans ma thèse que la résonance de ces voix indiennes et inuit pourrait constituer un socle solide pour des communautés abîmées par les politiques assimilationnistes dont les pensionnats indiens furent un des principaux maillons. Je gage également que, par leur caractère universel, ces écritures dépasseront le cadre des récits autochtones et celui du Canada pour trouver un écho chez tous les êtres marginalisés ou opprimés en situation de souffrance. Ces textes sont en somme un baume précieux dont chacun, autochtone ou non, gagnera à se saisir. C’est ce dont cet article se sera efforcé de vous convaincre.