Précarité et ruralité, ça existe ?

Sandrine Conradt

p. 20-23

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Sandrine Conradt, « Précarité et ruralité, ça existe ? », Revue Quart Monde, 268 | 2023/4, 20-23.

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Sandrine Conradt, « Précarité et ruralité, ça existe ? », Revue Quart Monde [En ligne], 268 | 2023/4, mis en ligne le 01 juin 2024, consulté le 27 juillet 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/11211

En novembre 2022, le Relais social de la Province de Luxembourg en Belgique organisait à Namur un colloque sur le thème : La précarité oubliée. L’auteure en tire ici quelques enseignements, dans la découverte d’une pauvreté oubliée et souvent invisible.

En 2010, le CERA1 et l’ULiège2 lançaient une étude3 qui avait pour objectifs de formuler une définition cohérente du problème de la pauvreté, de rechercher des pistes et des solutions en termes de lutte contre la pauvreté en milieu rural. Malheureusement, depuis cette date, aucun autre écrit n’a été fait sur la spécificité de la précarité en milieu rural. Le manque d’analyses récentes sur la précarité en milieu rural montre à quel point la problématique est très peu abordée. Elle reste discrète, cachée, oubliée et comme le dit S. Linchet4 : « Elle est invisible et inconnue. »

En 1987, le Conseil économique et social français5, définit la précarité comme « l’absence d’une ou plusieurs des sécurités permettant aux personnes et familles d’assumer leurs responsabilités élémentaires et de jouir de leurs droits fondamentaux. L’insécurité qui en résulte peut être plus ou moins étendue et avoir des conséquences plus ou moins graves et définitives. Elle conduit le plus souvent à la grande pauvreté quand elle affecte plusieurs domaines de l’existence, qu’elle tend à se prolonger dans le temps et devient persistante, qu’elle compromet gravement les chances de reconquérir ses droits et de réassumer ses responsabilités par soi-même dans un avenir prévisible ». La précarité est définie en termes de processus et non d’état.

La précarité est très souvent associée aux grandes villes. Bien que moins visible et moins médiatisée, elle est pourtant bel et bien présente dans les campagnes. Les caractéristiques mêmes du milieu rural ont des conséquences directes sur les réseaux d’exclusion des personnes en situation de pauvreté. Les exclusions qui généralement s’expriment en termes de difficulté d’accès (accès à un emploi, à un logement, à la santé, à la consommation, aux loisirs, aux services d’aide, etc.) sont renforcées par l’aspect géographique qui fait l’apanage du milieu rural, à savoir l’étendue des distances à parcourir pour atteindre un centre d’intérêt6.

Souvent peu prise en compte et laissée de côté face à celle rencontrée dans les grandes villes, la précarité rurale nécessite pourtant qu’on s’y intéresse au vu des spécificités qui la composent et qui ne cessent de s’accentuer d’année en année. En milieu rural, des facteurs tels que l’accès à la mobilité, l’éparpillement des services et le non-recours aux besoins primaires, aux droits fondamentaux viennent complexifier la prise en charge des personnes vivant en précarité et plus spécifiquement pour les personnes en absence de chez‑soi.

Mais qui sont ces personnes précaires ?

En province de Luxembourg, comme en province du Brabant Wallon, les disparités de revenus sont énormes, les zones urbaines alternent avec les zones rurales et isolées. Aucune de ces provinces ne compte une ville de plus de 50 000 habitants et les problématiques de logements sont de plus en plus prégnantes.

Où sont les personnes précarisées ?... Bien cachées !

Comme l’exprime Jean Furtos7 :

« Quand la ruralité devient ‘la campagne’, avec une migration citadine et des paysans qui se transforment radicalement, avec de grosses exploitations industrialisées, de petites exploitations en difficulté, la ‘mauvaise précarité’, la précarité qu’on ne voit pas, qui ne permet pas à la personne de formuler une demande d’aide, devient plus diffuse, avec peu de structures d’aide, plus d’isolement, de suicides, de troubles de l’habitat, d’invisibilité excluante, de pauvreté. La forme actuelle de l’ancien exode rural cohabite avec des citadins multiformes. »

Des citadins multiformes

Ces citadins multiformes, qui sont-ils ? De petits exploitants agricoles submergés de dettes, des néo-ruraux qui ont choisi de vivre à la campagne ou qui ont fui les villes afin de pouvoir accéder à l’achat d’un bien immobilier ou d’un terrain, la jeunesse qui tente de bâtir un autre mode de vie moins consumériste, etc. Ce sont des personnes souvent à faibles revenus qui s’installent parce que l’habitat y est moins cher, mais si le loyer est moins cher, le PEB8 est souvent très mauvais et la voiture est indispensable.

En milieu rural, pas de sans-abri dans les rues ou très peu ! Ils sont dans les villages, mais on ne les voit pas, ils ne sont pas reconnaissables, ils sont parmi la foule, ils ne sont pas visibles.

Toutefois, si la vie au grand air, à la campagne, peut être synonyme de quiétude, ce n’est pas le cas pour tout le monde !

La succession des différentes crises (COVID, inondations, augmentation du coût de la vie, des loyers, des matériaux,…) accentue les précarités déjà existantes et apporte son lot de nouvelles situations. Les personnes aux moyens revenus basculent vers des revenus moindres et souvent il n’est plus possible pour les personnes de « finir le mois » sans être dans le rouge. L’équilibre est de plus en plus précaire et le nombre de personnes seules, isolées ou de familles qui basculent dans la précarité voire la grande précarité et l’exclusion sociale est de plus en plus important.

Les personnes précarisées qui se retrouvent dans des logements insalubres dont elles sont propriétaires sont des travailleurs pauvres, certaines dorment dans des « cabanes à vaches » ou à l’orée du bois, mais sont aussi hébergées chez un ami, dans la famille, dorment dans leur voiture, sont locataires ou propriétaires mais ne mangent pas à leur faim.

En milieu rural, il est très difficile de se loger à loyer abordable, la pression immobilière est telle que les loyers flambent dans les villes les plus importantes de la province, poussant les personnes avec des petits revenus vers les villages avoisinants. Qui dit village, dit problème de mobilité. Sans voiture, pas d’accès aux soins primaires, ni aux besoins élémentaires. Qui dit village dit aussi isolement social, éloignement des services d’aide, etc.

Les villages « dortoirs » font leur apparition, ne laissant plus la possibilité aux autochtones d’accéder à la propriété, la pression immobilière fait s’envoler les prix… Afin d’accéder à un logement, certains vont s’endetter pour l’achat du bâti délabré et à rénover, mais seront dans l’impossibilité d’acheter les matériaux nécessaires à la rénovation et le risque de surendettement est bien présent. Sans les ressources financières nécessaires, pas de travaux, sans travaux, les factures d’énergies explosent et le déficit financier s’agrandit. D’autres vont opter par défaut pour de l’habitat permanent précaire que sont les caravanes en camping ou les chalets résidentiels.

À la problématique du logement s’ajoute une détresse psychologique importante, des angoisses, des troubles de santé physique, la perte d’envie associée aux difficultés financières qui poussent la personne à se diriger vers la « solution » de la consommation qui « aide » à affronter le quotidien. Le gouffre devient de plus en plus béant.

En milieu rural, très peu de personnes dans le besoin utilisent les services d’aide, car les services sont inexistants ou peu présents et/ou peu accessibles en termes de mobilité. De plus, dans les petits villages « tout le monde connaît tout le monde ». L’anonymat n’est pas toujours respecté. Si vous vous rendez dans une association ou une institution pour demander de l’aide, il n’est pas rare que quelqu’un vous voie. Les stigmates liés à la précarité sont bien présents et les personnes peuvent très vite être catégorisées comme « pauvres, profiteurs, cas sociaux,… », ce qu’elles ne souhaitent pas, car elles ont honte de leur situation. Souvent les personnes précarisées sont considérées comme responsables de leur situation. Les causes de la précarité peuvent être multiples : l’isolement social, l’augmentation du coût de la vie, les accidents de la vie qui impactent les revenus (maladie, perte de logement, facture imprévue,…), les problématiques de santé mentale, de santé physique, d’assuétudes, la perte d’un emploi, une rupture sentimentale, etc. sont autant de facteurs qui peuvent faire basculer « monsieur ou madame tout le monde » dans l’engrenage de la grande précarité.

S. Linchet9 identifie trois groupes particulièrement vulnérables :

  • les personnes âgées avec un réseau d’aide très limité, voire inexistant et qui habitent des maisons qu’elles n’arrivent plus à entretenir ;

  • les jeunes de 18 à 25 ans en rupture familiale ;

  • les parents célibataires.

Les défis majeurs pour les années à venir

À l’heure actuelle où l’individualisme est trop souvent rencontré, les milieux ruraux ne font pas exception. La précarité en milieu rural existe bel et bien, elle ne s’exprime pas comme dans les grandes villes. Elle est plus cachée, plus « oubliée », mais touche une population très large et diversifiée. La croissance des phénomènes de précarité en milieux rural et semi-rural invite à reconsidérer la façon de penser les pratiques d’intervention vers une approche plus « territorialisée » et collaborative. Il est nécessaire de repenser les pratiques pour répondre aux besoins spécifiques liés à la ruralité. Il est important de faciliter l’accès aux services d’aide et de soins au sens large en allant vers les personnes, sans attendre de demande spécifique. Aller voir ce qui se passe derrière la porte, c’est s’assurer que les besoins fondamentaux des personnes sont rencontrés et que toute situation difficile trouve une réponse qui évitera l’engrenage vers la grande précarité et l’exclusion sociale.

Travailler et/ou vivre en milieu rural, c’est aussi faire preuve de créativité et de proactivité ! C’est créer du lien et favoriser l’émergence d’une demande d’aide potentielle pour permettre une meilleure qualité de vie. La peur de l’autre est bien présente, mais le travail d’accroche et de lien doit être omniprésent. Aller à la rencontre de l’autre dans son environnement, à son domicile, là où il se trouve, sous un prétexte quelconque, c’est rompre l’isolement social des personnes en situation de grande précarité, c’est retrouver l’humain qui sommeille en nous, c’est se (re)connecter à l’être humain et comprendre que les besoins des uns ne sont pas les besoins des autres. L’attachement aux lieux, au village, à l’environnement, aux personnes et à leur histoire rend la personne rencontrée unique. Rencontrer l’autre, même sans demande d’aide clairement formulée, c’est (re)créer le lien, prendre le temps de (ré)accrocher l’humain à un lien inconditionnel. Ouvrir les yeux et être attentif à l’autre permet, dans les régions les plus reculées, d’éviter le cercle vicieux de la grande précarité à l’exclusion sociale.

Travailler et rencontrer l’humain dans sa diversité rend la rencontre plus belle et plus vraie et permet l’humilité.

Un défi majeur pour les années à venir, est de ne pas oublier que, derrière une vision bien souvent bucolique et de grande quiétude, le milieu rural est rempli de difficultés qui sont multiples et bien présentes et souvent plus difficiles à recenser et à solutionner.

1 Avec près de 400 000 sociétaires, CERA est la plus grande coopérative de Belgique. En fédérant ressources humaines, moyens et organisations, CERA

2 Université publique de Liège.

3 MT. Casman, S. Linchet, La pauvreté en milieu rural en Région wallonne, CERA – Uliège, 2011.

4 S. Linchet, « La pauvreté sous l’angle de la ruralité », colloque La précarité oubliée, Namur, 2022.

5 C. Zaouche-Gaudron, P. Sanchou, Introduction, EMPAN, Précarités, N° 4, pp. 10-13, Éd. Érès, 2005.

6 Idem note 3.

7 J. Furtos, « Comprendre la précarité en milieu rural qui n’est plus ce qu’il était », colloque La précarité oubliée, Namur, 2022.

8 Le certificat PEB évalue la performance énergétique des bâtiments dans des conditions d’utilisation et de climat standardisées (isolation thermique

9 S. Linchet, « La pauvreté sous l’angle de la ruralité », colloque La précarité oubliée, Namur, 2022.

1 Avec près de 400 000 sociétaires, CERA est la plus grande coopérative de Belgique. En fédérant ressources humaines, moyens et organisations, CERA unit les forces des parties prenantes, prend des initiatives et réalise des projets. Voir https://www.cera.coop/fr/particuliers/a-propos-de-cera/cera-en-bref.

2 Université publique de Liège.

3 MT. Casman, S. Linchet, La pauvreté en milieu rural en Région wallonne, CERA – Uliège, 2011.

4 S. Linchet, « La pauvreté sous l’angle de la ruralité », colloque La précarité oubliée, Namur, 2022.

5 C. Zaouche-Gaudron, P. Sanchou, Introduction, EMPAN, Précarités, N° 4, pp. 10-13, Éd. Érès, 2005.

6 Idem note 3.

7 J. Furtos, « Comprendre la précarité en milieu rural qui n’est plus ce qu’il était », colloque La précarité oubliée, Namur, 2022.

8 Le certificat PEB évalue la performance énergétique des bâtiments dans des conditions d’utilisation et de climat standardisées (isolation thermique, chauffage, eau chaude sanitaire, ventilation, etc.).

9 S. Linchet, « La pauvreté sous l’angle de la ruralité », colloque La précarité oubliée, Namur, 2022.

Sandrine Conradt

Psychologue depuis 25 ans, spécialisée en psychologie de la délinquance et des inadaptations sociales, Sandrine Conradt est la coordinatrice générale du Relais social de la province de Luxembourg, à Bastogne (Belgique), dont la finalité est de sortir de l’urgence pour favoriser l’insertion des personnes en grande précarité et en exclusion sociale. Il coordonne les acteurs de terrain issus du monde associatif mais aussi public, sur l’ensemble de la province de Luxembourg.

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