Cet article présente la suite d’un engagement qu’ATD Quart Monde suisse a pris dès les années 1980 en publiant le livre Des Suisses sans nom1 : écrire et faire connaître l’histoire et le combat des personnes vivant dans la pauvreté, ensemble avec elles. Cette histoire est fortement marquée par les placements forcés d’enfants et de jeunes et d’autres mesures de coercition qui, jusqu’en 1981, étaient possibles sans jugement ni voie de recours. En 2013, le Gouvernement suisse a demandé pardon aux victimes de ces mesures.
Une violence qui continue
Suite à cette demande de pardon, ATD Quart Monde a mis sur pied un projet de recherche en Croisement des savoirs2, soutenu financièrement par l’Office fédéral de la justice.3 Le projet a été clôturé par l’écriture du rapport de recherche et par la présentation de celui-ci lors d’un colloque national à Berne en mai 2023, ouvert par la ministre de la Justice.
Deux aspects du projet sont encore à souligner : les enseignements tirés du travail de recherche ont été coécrits par des groupes de sept à dix personnes représentant les trois types de savoir – ainsi, huit groupes ont écrit chacun un sous-chapitre de la partie C du rapport. L’autre aspect concerne le travail sur les pistes de changement. Au cours de la recherche, les co-chercheurs s’étaient mis d’accord pour se concentrer sur les causes profondes de la pauvreté en Suisse. Mais en même temps, on voulait présenter des pistes de changement et ainsi est venue l’idée de les travailler avec des professionnels externes au projet. Pour se préparer on leur avait envoyé les enseignements coécrits de la recherche et lors de douze dialogues thématiques entre des co-chercheurs des trois savoirs et en tout 70 professionnels externes, des pistes de changement ont été développées. La compilation de toutes les propositions a permis de dégager quatre champs d’action dans lesquels des changements doivent avoir lieu (niveau politique et législatif, niveau société et public, niveau institutionnel, niveau scientifique et formation) et trois axes fondamentaux qui se sont révélés essentiels pour toute action (connaître, comprendre et reconnaître la pauvreté, ensemble avec les personnes qui la vivent ; acquérir et renforcer le pouvoir d’agir ; co-construire le changement).
Vous aurez remarqué que il n’a pas encore été question ici du titre de ce rapport de recherche – c’est avec le choix de ce titre que nous entrons dans le vif du sujet des maltraitances institutionnelles. Tout naturellement, le titre fait écho à l’objectif de la recherche : Nous voulons mieux comprendre les rapports entre société, institutions et personnes vivant dans la pauvreté, pour en tirer des enseignements et par là contribuer à ce que la pauvreté ne se répète plus de génération en génération. La première partie du titre se lit donc : « Rapports entre institutions, société et personnes vivant dans la pauvreté en Suisse ». Et puis ?... S’arrêter là, pour rester sobre, ne froisser personne ? L’équipe de suivi du projet, qui était composée de neuf participants au projet – quatre personnes avec l’expérience de la pauvreté, deux personnes de la pratique professionnelle et trois scientifiques – et qui était soutenue par l’équipe de pilotage du projet en a décidé autrement.
En toile de fond, un double malaise avait accompagné le projet : le fait que profondément rien n’avait changé depuis les mesures de coercition pour lesquelles la Confédération avait demandé pardon et le fait que la violence de la part de la société et des institutions envers les personnes vivant dans la pauvreté persistait. Après la co-écriture des résultats, qui avait pour base l’étude des 500 pages de transcriptions des discussions en Croisement des savoirs, ce malaise s’était transformé en constat. Et c’est ce constat qu’on voulait dire d’entrée en jeu – en rajoutant au titre une deuxième partie : « Une expérience de violence qui continue ». Il fallait le dire – et cela reste notre façon de dire haut et fort : « Stop à cette violence ! »
« Enfin, c’est dit ! »
Nous ne savions pas quelles réactions cela provoquerait. Et maintenant, une bonne année après la publication du rapport, nous sommes devant une marée de réactions positives, que ce soit de professionnels de services sociaux, de l’administration, du juridique, d’organisations faîtières, de personnes vivant dans la pauvreté et ne connaissant pas ATD Quart Monde, de bénévoles, de Hautes écoles du travail social. Beaucoup de personnes expriment leur satisfaction que « enfin c’est dit ! ». Et elles nous demandent de présenter le rapport dans leurs institutions. Il va sans dire que ces présentations sont toujours faites avec des militants et que les échanges avec le public sont alors très intenses et engageants. « C’est l’élixir de ma vie de pouvoir réfléchir ainsi avec des jeunes, des professionnels », dit un co-chercheur qui avait vécu les mesures de coercition. Une autre militante dévoile toutes ses capacités pédagogiques en menant ces présentations. En quelques heures de présentation du rapport et de discussions libres, nous bouleversons l’image qu’on se fait « des pauvres », donnons envie de changer de pratique et de construire avec eux et pas sans eux voire contre eux. Le rapport est ainsi devenu un levier pour toutes ces personnes qui, dans leur environnement professionnel, vivent ce malaise et ont cette envie de changer les visions et les pratiques.
Dans la partie C du rapport qui contient les résultats co-écrits de la recherche, la maltraitance institutionnelle est omniprésente. Des brefs extraits des huit sous-chapitres le montrent.
1. Ignorance et incompréhension dans la société
a) La pauvreté considérée comme une tare : incomprise et ignorée
Les préjugés sociaux sont encore renforcés par l’attribution d’une culpabilité personnelle, par le fait d’être suspectées de ne pas avoir assez essayé elles-mêmes ou par l’idée qu’elles ne méritent pas autre chose. Dans ce contexte, l’aide sociale, contrairement à d’autres prestations de la sécurité sociale, n’est pas toujours perçue comme un droit, mais souvent comme un don et une charité pour les pauvres en vertu desquels ils ont une dette envers l’État. Au lieu d’une reconnaissance, par la société, de l’importance de ce droit, cette vision unilatérale pousse les personnes en situation de pauvreté dans un rôle de quémandeuses qui justifie l’imposition de toutes sortes de contraintes (p. 19).
b) Droits et réalité juridique : les droits ne sont pas faits pour les personnes en situation de pauvreté
Les lois sont faites sans que les personnes en situation de pauvreté soient impliquées dans leur élaboration. Les règles sont définies et appliquées sans connaissance (suffisante) de leur vie (p. 20).
Sachant que les personnes ne sont ni impliquées directement dans le processus législatif, ni représentées par les élus qui ignorent la réalité de la pauvreté en Suisse, cette non-représentation est une violence flagrante en démocratie.
En raison d’une pensée axée sur les déficits, les devoirs de l’individu sont trop mis en avant, tandis que les devoirs de l’État et des organisations sont très souvent relégués au second plan… La priorité n’est pas donnée à l’individu et à ses besoins, mais à l’adaptation aux valeurs et aux normes sociales… Souvent, les capacités existantes ne sont pas soutenues ou sont même niées. Dans ce fonctionnement, les rêves des personnes en situation de pauvreté n’ont pas leur place.
Une co-chercheuse scientifique a résumé ce travail en plénière pendant un des ateliers de Croisement des savoirs comme suit : Cela explique aussi ce qui se joue en termes de persistance de la pauvreté. Parce que si on force la personne à rester dans quelque chose qui est réaliste en fonction de son état, et bien on la réduit toujours à cet état et à l’impossibilité de sortir de cet état (p. 21). Maltraitance cachée, certes, maltraitance majeure pourtant.
2. Dysfonctionnements des institutions
a) L’autonomie : inatteignable dans les conditions actuelles
La vie qu’on a, c’est les choix qu’on fait. Donc si on n’a pas de choix c’est comme si notre vie ne nous appartenait pas. Voilà comment une personne avec le savoir d’expérience de la pauvreté exprimait le cœur de la réflexion sur l’autonomie : la dépossession de sa propre vie.
Le droit à une aide implique trop souvent une très grande soumission des personnes qui y recourent. Les personnes font alors ce qu’on leur dit de faire et n’osent pas s’affirmer. Si elles ne vont pas dans le sens qu’on leur impose, elles ont peur qu’il y ait des conséquences négatives. Par exemple de perdre leurs droits, comme des prestations, un droit de visite d’un enfant placé… Leurs marges de manœuvre sont extrêmement réduites, ce qui implique la perte d’une liberté déjà minime… Ces réalités constituent une violence récurrente (p. 22s).
b) L’ordre établi par l’État social : aide et contrôle comme contradiction
L’État social est fortement influencé par les aspects liés au contrôle. Pour obtenir de l’aide, les personnes en situation de pauvreté doivent constamment se justifier. Aide et contrôle représentent une contradiction qui traverse tout. Lorsque le contrôle et l’aide sont reliés, des conflits apparaissent. Consciemment ou inconsciemment, un pouvoir est ainsi exercé et il y a de la place pour la manipulation (p. 23).
3. Construction de l’identité des personnes en situation de pauvreté
a) Maltraitances institutionnelles : une violence qui touche à l’âme
Deux réflexions en plénières résument bien les travaux :
C’est vraiment cette violence qu’il peut y avoir, pas vraiment matérielle, mais cette violence sur le fait qu’on ne reconnaît pas les compétences des personnes, leur identité. Et dans le rapport à l’institution, il y a toujours cette très forte suspicion que la personne a quelque chose qui dysfonctionne (savoir scientifique, p. 25).
Quand on doit se forcer à mentir alors que ce n’est pas notre caractère, quand on doit se forcer à faire des choses alors que ce n’est pas dans nos gènes, c’est violent dans l’âme. On se torture l’esprit. C’est quelque chose de terrible parce qu’on se fait passer pour quelque chose qu’on n’est pas (savoir expérience de la pauvreté, p. 26).
Ces formes de violences psychologiques conduisent à des traumatismes et des séquelles à vie. Sur le long terme, le combat quotidien que mènent les personnes en situation de pauvreté pour se conformer à ces règles qui ne sont ni claires ni compréhensibles a des effets destructeurs sur leur santé physique et psychique (p. 26).
b) Vivre en situation de pauvreté : un combat de tous les jours
Les personnes ayant l’expérience de la pauvreté doivent répondre à de nombreuses exigences de la part des institutions, ce qui est d’autant plus difficile quand ces exigences sont contradictoires. Dans ces conditions, frapper à la porte d’une institution pour demander de l’aide peut devenir un effort surhumain. Cette lutte et les efforts perpétuels qu’elle exige ne sont pas suffisamment reconnus, et parfois même pas vus, par les institutions (p. 27).
4. Persistance de la pauvreté de génération en génération
a) L’isolement : cause et conséquence de la pauvreté persistante
Il a beaucoup été question des enjeux de pouvoir impliquant les institutions. Ils se traduisent par :
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un nombre écrasant de professionnels lorsqu’ils se réunissent en réseau face à une unique personne ;
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l’interdiction, très souvent, de la participation d’une personne de confiance aux réunions ou à des démarches administratives ;
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des entraves aux gestes de solidarité, comme par exemple d’héberger des personnes qui sont sans abri, et ce même si elles sont apparentées ;
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des clichés qui divisent les personnes, comme les généralisations négatives ;
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des barrières à la construction de collectifs (p. 29).
b) L’enfermement dans la pauvreté de génération en génération : un problème structurel
L’ignorance de la société par rapport aux réalités que vivent les personnes en situation de pauvreté a pour conséquence de perpétuer les mêmes représentations, les mêmes attitudes – qui ne contribuent pas à mettre un terme à la pauvreté de génération en génération. On le voit par exemple dans le fait que des enfants d’une même famille sont placés dans des foyers sur plusieurs générations. Cette mesure devrait améliorer la vie, mais si la génération suivante se retrouve elle aussi en foyer, c’est que quelque chose ne va pas. Cela ne fonctionne pas, notamment parce que le système actuel génère une violence institutionnelle… Les autorités prennent très souvent leurs décisions sur la base de dossiers qui ne considèrent qu’une petite partie de la vie des personnes concernées et qui peuvent contenir des informations inexactes… La politique sociale, telle qu’elle est conçue actuellement, est axée sur une aide de dépannage et ne tient pas compte de la réalité des personnes touchées par la pauvreté intergénérationnelle et de leurs conditions de vie. Et la politique de la protection de l’enfant et de l’adulte, quant à elle, ne prend pas en considération son propre rôle dans la persistance intergénérationnelle de la pauvreté (p. 30s).
Ce manque de clairvoyance et d’instruments adéquats face à la pauvreté intergénérationnelle est en elle-même une maltraitance institutionnelle. Travailler enfin avec les personnes qui la vivent – ce qui signifie aussi d’enfin écouter et croire ce qu’elles ont à dire – permettra de mettre un terme à toute forme de violence vécue par les personnes vivant dans la pauvreté.