L’eau : un bien commun ?

Jacqueline Chabaud

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Jacqueline Chabaud, « L’eau : un bien commun ? », Revue Quart Monde [En ligne], 180 | 2001/4, mis en ligne le 05 mai 2002, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1814

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Eau, Biens communs

L’air, la terre, le feu et l’eau appartiennent-ils également à tous les êtres humains ? Les enfants le croient. Malgré la réalité quotidienne, personne n’oserait vraiment les contredire. Nul ne peut tranquillement ériger en principe que les quatre éléments sont des marchandises comme les autres.

Mais la réalité s’inscrit dans ces chiffres : un milliard et demi d’êtres humains n’ont pas accès à l’eau potable, plus de deux milliards, à des services sanitaires et si rien n’est fait, le nombre de personnes privées d’eau potable doublera d’ici vingt ans.

De tels chiffres donnent le vertige. Aussi le débat est-il ouvert depuis plusieurs années : l’eau, droit ou marchandise ? L’Onu et plusieurs de ses institutions, divers Etats, le groupe des sept pays les moins avancés, des initiatives privées et professionnelles multiplient forums, chartes, déclarations, comités et publications. Nombres de leurs informations sont répertoriées sur la Toile.

S’il est encourageant de voir des hommes prendre le parti de la justice – et donc celui de l’accès à l’eau pour tous – d’en rechercher les moyens financiers et humains, comment accepter que les plus démunis restent absents des débats ? Ces hommes, ces femmes, ces enfants, qui parcourent des kilomètres à pied chaque jour pour chercher l’eau et la rapporter chez eux, n’auraient-ils rien à dire ? Ces porteurs d’eau devraient-ils rester silencieux tandis que d’autres débattent de la possibilité, ou de l’utilité, ou du devoir de mettre fin à leur travail de forçat ?

Ce dossier leur rend leur droit à la parole. Et leur parole déborde les questions politiques, financières et techniques de l’accès à l’eau potable – qui, somme toute, pouvaient paraître échapper aux simples citoyens que nous sommes. Elle dérange chacun car elle révèle l’évidence que nous voudrions cacher : être privé d’eau, c’est être méprisé.

Voilà vingt ans, dans le nord de la France, des parents vivant dans le dénuement le plus total avec leurs enfants prenaient l’eau au robinet du cimetière. Mais ils ne furent découragés que lorsque l’hiver venu, l’eau gelée ne coula plus du robinet1. A la même époque, près de Paris, la citerne d’une famille habitant en caravane était remplie par les pompiers ; s’ils tardaient, les enfants n’allaient pas à l’école, faute d’avoir pu se laver. « Il y a des gosses qui ne se lavent pas tous les jours, mais cela ne se remarque pas. Mes enfants, on leur aurait fait honte d’être sales » disait leur mère. Cette famille voisinait presque avec une autre, qui elle, habitait une baraque : le père gardait une vieille auto et juste assez d’essence pour aller chercher l’eau tantôt à un robinet, tantôt à un autre, car il se faisait chasser… Malgré de récentes dispositions légales, cette souffrance demeure la même aujourd’hui, ces pages en témoignent.

Avant la fatigue, avant l’obligation de se débrouiller, avant le temps perdu, la privation d’eau empêche l’être humain de se sentir reconnu comme un être humain. « Ici, on ne se bat pas pour des choses, on se bat pour l’homme ! » disait un Belge en grande pauvreté pour présenter ATD Quart Monde.

Pourquoi l’alimentation en eau n’atteint-elle pas les quartiers les plus abandonnés, les communautés les plus isolées ? Pourquoi s’arrête-t-elle un ou deux kilomètres avant, marquant d’une frontière invisible la distance entre la pauvreté et la misère ? Pourquoi coupe-t-on le point d’approvisionnement en eau à des familles ou à des personnes isolées, sinon pour les faire partir, tant elles sont jugées indésirables ? Pourquoi lors du développement ou de la rénovation de quartiers défavorisés, amène-t-on l’eau courante à un prix tel qu’il crée aussitôt la ségrégation entre ceux qui peuvent payer un abonnement, même modique, et ceux qui ne le peuvent pas.

« Si l’eau est un droit, il faut assurer le respect du droit de tous à l’eau qui dès lors est considérée comme faisant partie du patrimoine commun de l’humanité. C’est le droit des gens qui passe avant tout.

Mais si l’eau est un besoin, elle devient une marchandise comme les autres, quelque chose qu’on achète si on en a les moyens ; et personne n’a de droit sur une marchandise. Le client satisfait son besoin, moyennant paiement. »2.

Loin de rassembler la communauté, l’eau peut la diviser et condamner les plus faibles à l’exode ou à la dépendance des autres. Il en est de même avec les Etats puisque actuellement, l’eau est un enjeu qui suscite une quinzaine de conflits.

Mais ces pages en témoignent aussi, si la sécheresse peut provoquer « le temps de la haine » autour du puits, une adduction d’eau peut susciter la solidarité.

Au fil de l’eau, pourrait-on dire, l’humanité s’est établie sur terre. Du moins une grande part. Il lui reste à retrouver et à écouter cette partie d’elle-même, écrasée sous le poids du mépris qui génère la loi du plus fort et celle du marché.

1. Cf. Pour une politique de la responsabilité collective, Igloos, n° 110.
2 Cf. En finir avec la guerre contre les pauvres, Paul Muzard, Le temps des cerises, éditeurs, 2000, 330 pages.
1. Cf. Pour une politique de la responsabilité collective, Igloos, n° 110.
2 Cf. En finir avec la guerre contre les pauvres, Paul Muzard, Le temps des cerises, éditeurs, 2000, 330 pages.

Jacqueline Chabaud

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