Solidarité pour l’eau

Henri Smets

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Henri Smets, « Solidarité pour l’eau », Revue Quart Monde [Online], 180 | 2001/4, Online since 05 May 2002, connection on 10 November 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1827

Si l’eau est devenue plus accessible pour tous, son prix n’est plus abordable pour les plus démunis. De nombreux pays ont mis en place des systèmes d’aide divers peu coûteux, l’équivalent d’un seau d’eau par jour comme le dit Jean Dausset.

Index de mots-clés

Eau, Biens communs

Actuellement, les consommateurs de l’Ile-de-France versent un pour mille du montant de leurs factures d’eau pour financer la fourniture d’eau potable à des populations très démunies du Tiers Monde. Ce geste de solidarité entre consommateurs des pays riches et consommateurs des pays pauvres pourrait être mis en oeuvre au sein de la France pour que chacun, quel que soit son niveau de vie, dispose de l’eau nécessaire à ses besoins essentiels.

Dans un pays bien équipé en réseaux d’eau potable, le droit à l’eau pour tous est pratiquement devenu une réalité. Pour que ce droit existe complètement, il suffirait d’affecter moins d’un pour cent du chiffre d’affaires de l’eau potable en France (soixante-six milliards de francs) pour aider près d’un million de personnes à bénéficier d’une eau à un prix plus abordable. Des mesures de solidarité pour l’eau sont mises en oeuvre dans tous les pays mais, sous des formes très diverses.

Des aides pour payer l’eau

En Région wallonne (Belgique), les consommateurs via les sociétés distributrices d’eau versent 4 FB par abonné et par an pour couvrir le coût des factures d’eau impayées des plus démunis identifiés par les centres communaux d’aide sociale. Les bénéficiaires sont relativement peu nombreux (moins d’un pour cent des abonnés) et le système fonctionne à la satisfaction des centres communaux.

En France, il existe un dispositif similaire mais l’aide est d’une durée limitée à trois mois comme si la pauvreté ne durait que trois mois. Avec un coût prévu de seulement 1,3 FF par abonné, le système démontre son plus faible impact. Une loi de 1992 affirme que « toute personne ou toute famille éprouvant des difficultés particulières du fait d’une situation de précarité a droit à une aide de la collectivité pour préserver son accès à une fourniture d’eau ». Cette loi n’est toujours pas mise en oeuvre au delà des trois mois que prévoit la Convention Solidarité-Eau1, convention qui, au surplus, n’a pas force obligatoire pour les sociétés chargées de la distribution de l’eau.

La couverture des dettes d’eau des personnes démunies est une mesure coûteuse à gérer puisqu'il faut traiter un dossier par demandeur pour des dettes généralement peu importantes. En outre, c’est une mesure mal vécue et beaucoup de bénéficiaires potentiels de cette aide de solidarité n’en font pas la demande alors même que la loi précise qu’il s’agit d’un « droit ».

Plutôt que d’aider ceux qui ne peuvent honorer leurs factures d’eau, il serait possible d’agir en amont et d’aider les personnes démunies à y faire face en leur donnant de l’eau. A cette fin, on pourrait créer des tarifs réduits ou donner aux plus démunis des bons qui leur permettraient d’acquérir un peu d’eau gratuitement.

Dans le temps, les plus pauvres avaient accès gratuitement à l’eau des fontaines et le réseau public distribuait une eau à un prix fortement subventionné. Actuellement, le coût de l’eau a fortement augmenté sous la pression conjointe de la réduction des subventions et de l’augmentation des traitements coûteux pour lutter contre la pollution. En vingt ans, l’eau a pratiquement doublé de prix et est devenue une part non négligeable des dépenses des ménages. Ce renchérissement de l’eau n’a pas le même effet pour tous. En Angleterre, les personnes appartenant au 1% de la population la plus pauvre doivent consacrer 10 % de leurs maigres revenus à payer l’eau alors que les ménages médians n’y consacrent que 1,3%.

Pour les plus démunis, l’eau n’est plus d’un prix abordable. Aussi les organisations internationales recommandent-elles désormais de prendre en compte la dimension sociale dans la tarification de l’eau. La tarification sociale ou solidaire d’un bien aussi essentiel que l’eau paraît en effet au moins aussi nécessaire que la tarification sociale de l'électricité, du téléphone, des crèches, des cantines scolaires ou des transports publics. En France, ce type de tarification sociale existe déjà pour tous ces biens et services mais curieusement la tarification sociale de l’eau est interdite faute d’une loi pour l’autoriser. Si le projet de loi sur l’eau déposé devant le Parlement français n’est pas amendé, il sera impossible d’accorder aux plus pauvres un rabais sur l’eau, le bien le plus essentiel pour la vie.

Des tarifs sociaux pour l’eau sont prévus dans de nombreux pays. En Région wallonne, un décret de 1999 autorise l’établissement d’un tarif social pour les personnes démunies. Il en est de même en Autriche, en Grèce, au Portugal, au Mexique et au Brésil. En Angleterre, les familles nombreuses recevant des allocations sociales ont désormais droit à une réduction sur le prix de l’eau. En Espagne (Barcelone), les pensionnés pauvres bénéficient d’une réduction sur l’abonnement. Dans plusieurs communes du Luxembourg, le prix de l’eau est calculé en prenant en compte le nombre de personnes dans le ménage ou le nombre de personnes avec revenu modeste. En Australie, les pensionnés ont droit à une ristourne. Au Chili (Santiago), les sociétés privatisées doivent consentir un rabais important sur le prix de l’eau consommée par les personnes pauvres désignées par la municipalité. En France, les tarifs sociaux sont quasi- inexistants sauf à Dreux où les familles défavorisées reçoivent des coupons d’eau financés pour partie par les consommateurs d’eau.

Dans plusieurs pays, l’eau est considérée comme un bien tellement essentiel qu’un tarif de faveur a été créé pour tous. En Belgique (Flandre), chaque personne a droit à 15m3 d’eau gratuite par an. En Irlande, l’eau est gratuite de la même manière qu’en France l’école publique est gratuite. Dans beaucoup de pays du sud de l’Europe (Portugal, Espagne, Italie, Grèce, Turquie) ou du nord de l’Afrique (Tunisie, Maroc), les premières tranches de consommation d’eau sont vendues à un prix dérisoire par rapport au prix payé par les gros consommateurs ou les touristes dans les hôtels. Cette tarification appelée « progressive » signifie que les premiers litres d’eau pour la boisson et l’hygiène sont vendus moins cher que les litres d’eau utilisés pour arroser les jardins, nettoyer les voitures ou remplir les piscines.

En général, la tarification de l’eau implique le paiement préalable d’un abonnement annuel, ce qui signifie que les petits consommateurs d’eau payent en moyenne par litre consommé leur eau plus chère que les gros consommateurs. Ainsi, à Bruxelles, l’écart de prix payé pour l’eau  par les petits et les gros consommateurs est de 33%. Pour corriger cette situation jugée inéquitable, certains pays comme la Hongrie ou la République Tchèque ne font pas appel à l’abonnement. En France, certaines municipalités ont supprimé l’abonnement à l’eau. Il s’agit notamment de Marseille, Annecy, Belfort. En revanche, dans près de 5% des communes françaises, il faut encore payer 500 FF par an pour avoir le droit de prendre un verre d’eau au robinet. La mise en œuvre du projet de loi française sur l’eau conduira à réduire le coût des abonnements.

Sous l’angle financier, ces diverses mesures tarifaires ont pour résultat d’alléger la charge financière sur les plus pauvres ou sur les petits consommateurs d’eau et d’augmenter cette charge sur les autres consommateurs. Ce transfert de charge met en œuvre concrètement la solidarité entre tous les usagers sans l’intervention de l’Etat. Certains usagers sont opposés à cette approche car ils considèrent que c’est à l’Etat, et non à eux, d’intervenir pour des motifs sociaux. Ainsi, en Angleterre, le gouvernement de Tony Blair a été critiqué lorsqu’il a introduit un tarif spécial pour l’eau des familles nombreuses et pauvres.

En France, des voix autorisées défendent la tarification sociale de l’eau. Jérôme Monod, président du conseil de surveillance de la Lyonnaise des Eaux a déclaré: « Il faut trouver des systèmes pour avoir des prix sociaux pour les populations marginales et des prix normaux pour les populations qui en ont les moyens. »

Des tarifs plus doux

Sous réserve des aides pour régler les impayés d’eau et des rabais tarifaires, les consommateurs doivent payer l’eau comme ils payent d’autres biens essentiels. S’ils ont des dettes de loyer ou de charges locatives, le recouvrement dépendra de procédures qui ne commencent pas par la privation du logement. En matière d’eau, la procédure utilisée par le distributeur en cas de non-paiement consiste à couper l’eau tant qu’elle n’aura pas été payée, ce qui rend le logement inhabitable (plus de toilettes, plus de douches). Cet acte de privation d’eau est de plus en plus considéré comme étant une atteinte à la dignité humaine et, en Belgique, il est même contraire à la Constitution.

Dans de nombreux pays, les distributeurs d’eau ont volontairement abandonné cette procédure expéditive ou ne sont pas autorisés à l’utiliser à l’encontre des personnes démunies (Autriche, Danemark, Flandres, Luxembourg, Irlande, Norvège, Irlande du Nord et Ecosse, Afrique du Sud, plusieurs Etats du Mexique). Au Royaume-Uni, une loi de 1999 a interdit l’usage des coupures d’eau des ménages auxquelles les distributeurs privés avaient recours. Dans d’autres pays (Espagne, Allemagne, etc.) la coupure n’est pas admise comme moyen de pression sur le débiteur pauvre et la société distributrice doit mettre en oeuvre les procédures normales (saisies, etc.). Dans de nombreux cas (Bruxelles), il faut au préalable qu’un tribunal se prononce, ce qui prend un certain temps. Finalement, dans certains pays, le débit de fourniture est simplement limité (Suède, Suisse).

L’abandon de l’arme absolue de la coupure sans jugement aboutit à rendre moins aisé le recouvrement des factures impayées et donc à transférer la charge des mauvais payeurs sur les bons payeurs. Un tel transfert est socialement souhaitable si le défaut de paiement est lié à la précarité et financièrement supportable s’il est de faible importance. Dans le cas de Bruxelles, la perte de cette arme a peu joué dans la gestion des services d’eau puisque l’incidence des impayés est restée inférieure à deux pour mille du chiffre d’affaires.

En France, le droit de coupure sans jugement existe toujours même s’il a été critiqué par des tribunaux (TGI Roanne, 1996) et s’il a fait l’objet d’une proposition de suppression de la part du Sénat. Ce droit a été aboli récemment pour les familles ayant charge de nourrissons ou les personnes dépendantes. Pour éviter des désordres sociaux et permettre un rebranchement rapide, il ne peut plus être mis en œuvre la veille des jours de congés.

La réinvention de l’eau des fontaines

Contrairement à l’objectif affiché d’accès à l’eau pour tous, il n’existe actuellement en France aucun mécanisme qui garantisse de façon pérenne la fourniture d’une quantité minimum d’eau pour satisfaire les besoins élémentaires ou familiaux. Aussi le projet de loi sur l’eau introduit-il l’obligation pour le distributeur d’installer dans la rue des « cols de cygne », c'est-à-dire des robinets pour l’alimentation gratuite en eau des habitants du voisinage et l’obligation de maintenir un débit minimum d’alimentation en eau des logements.

Selon Simone Veil et Dominique Voynet, le droit à l’eau est un droit de l’homme. Le Conseil économique et social a reconnu l’existence d’un tel droit de l’homme et s’est prononcé en 2000 pour une tarification sociale de l’eau en faveur des personnes en situation de précarité sur le modèle de ce qui se fait pour le téléphone.

Les prochains débats sur le projet de loi sur l’eau donneront l’opportunité à la majorité comme à l’opposition de transcrire le droit à l’eau dans la loi et d’autoriser l’instauration d’une tarification spéciale « produit de première nécessité » comme ce fut le cas en 2000 lorsque fut adoptée la loi sur l’électricité.

11. Cf. voir La charte Solidarité Eau dans ce même numéro.
11. Cf. voir La charte Solidarité Eau dans ce même numéro.

Henri Smets

Henri Smets, membre de l'Académie de l'eau, représente l'International Council of environmental law auprès du Conseil européen du droit de l'environnement (CEDE). Il dirige actuellement l'Association pour le développement de l'économie et du droit de l'environnement (ADEDE) et effectue des missions de consultant auprès d'organisations internationales. Auparavant, il était administrateur à la direction de l'Environnement de l'OCDE et professeur invité à l'université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Au cours des dernières années, il a participé à l'évaluation des performances des politiques de l'environnement des pays de l'OCDE et a contribué aux études sur les aspects sociaux du développement durable.

CC BY-NC-ND