Dans un pays comme la France, l’école a vécu un changement considérable lorsque la scolarité est devenue obligatoire jusqu’à seize ans. Auparavant, celle-ci s’arrêtait au certificat d’études pour une majorité d’enfants, qui néanmoins trouvaient une place reconnue dans la société.
Malheureusement, cette « massification » n’a pas assuré la réussite scolaire de tous les enfants, malgré l’ambition originelle de démocratisation. L’école n’est pas parvenue à répondre aux besoins éducatifs de l’ensemble des enfants jusqu’à seize ans.
Au moins un tiers d’entre eux sont aujourd’hui très loin de tirer le profit escompté de leur scolarité. Certains ressentent même l’école comme un lieu d’humiliation, d’exclusion. Même si celle-ci parvient à inculquer aux autres des connaissances qui les mènent à une qualification, à une insertion sociale et professionnelle, elle reste très en deçà de ce que l’on peut attendre d’elle, en termes de formation à la citoyenneté, de développement des talents d'expression et de créativité, de fraternité, de capacité à rencontrer et à estimer autrui.
Cette situation dure maintenant depuis plusieurs décennies. Elle risque d’engendrer une sorte de fatalisme, qui nous ferait renoncer à l’ambition de la réussite de tous les enfants et admettre comme inhérent à l’école de générer une part d’échec, sous le prétexte que tous ne sont pas doués pour les études.
L’école est aussi menacée d'une nouvelle division, en recréant pour les élèves en difficulté des filières propres, censées éviter qu’ils retardent les autres, tout en prétendant les amener à un meilleur résultat, par une meilleure adaptation de l’enseignement à leurs « spécificités » et par un renforcement des moyens mis en œuvre à leur profit. Les dispositifs expérimentés dans ce sens sont légion, mais en a-t-on tiré tous les enseignements ?
Ne risque-t-on pas ainsi de soigner les plaies d'un système éducatif inadapté par des dispositifs à la marge, de peur d’entreprendre sa remise en cause ? De nombreux enseignants sont en plein désarroi, et des enfants encore plus nombreux n’attendent plus rien d’une école qui les ennuie et qui, parfois, leur a même fait perdre toute confiance en eux.
Prendre en compte tous les enfants ?
L’école peine à prendre en compte tous les enfants. Est-ce parce qu’elle n’a pas su adapter les contenus enseignés à cette réalité nouvelle d’une école accueillant tous les enfants d’une classe d’âge ? S’agit-il en premier de repenser les programmes ? Cela ne me semble pas une condition essentielle. La transformation d'une école dont le principal objectif était de transmettre des savoirs vers une école qui entend aussi transmettre des compétences et des valeurs est, au moins dans les principes, largement engagée.
C’est plus par le « comment » que par le « quoi » enseigner qu’un grand chantier est à entreprendre, par une transformation de la formation des enseignants.
Une forte discrimination positive
Est-ce le manque de moyens ? Si le nombre d’élèves par classe était plus faible et si les enseignants étaient plus qualifiés, l’école pourrait-elle mieux répondre à son ambition ?
Sans doute, mais chacun sait que le système éducatif français est déjà l’un des plus coûteux d’Europe, et il serait trop facile de laisser croire que l’on peut sans cesse et partout donner des moyens accrus. Après vingt ans d’expérience, le bilan des zones d’éducation prioritaires (ZEP) révèle que la dilution des moyens mis en œuvre (les ZEP représentent aujourd'hui 20 % de l’ensemble des écoles) n’a pas permis de réunir, là où c’est le plus difficile, les conditions qui auraient permis de réussir vraiment cette tentative de discrimination positive. Il aurait sans doute fallu concentrer l'effort sur des zones plus limitées, pour y mettre des moyens vraiment plus importants. Cela supposerait un consensus très difficile à réaliser. Cela supposerait aussi que les enseignants les plus compétents s'y investissent.
Le vécu des enfants et de leurs familles
L’école est trop éloignée de la vie des enfants, surtout s’ils sont issus des milieux les plus défavorisés. Ils s’y sentent parfois comme sur une autre planète, et même comme en milieu hostile. Prendre en compte le vécu de ces enfants est souvent difficile, à des degrés différents selon qu’il s’agit de la maternelle, du primaire ou du collège. Plus on avance dans la scolarité, plus l’enseignant se définit par les contenus qu’il enseigne et plus certains élèves se réfugient dans une attitude passive.
Un élève est d’abord un enfant. Prendre en compte son vécu est impératif si l’on souhaite vraiment qu’il puisse intégrer des connaissances qui prennent sens pour lui. Apprendre pour un enfant, c’est croiser, assimiler les différents savoirs qui constituent sa vie, ses savoirs familiaux et les savoirs transmis par l’école.
Demander aux enseignants de s’efforcer de connaître les enfants, surtout les plus défavorisés, ne veut pas dire qu’ils doivent devenir des travailleurs sociaux, intervenant dans les divers domaines de la vie de leurs élèves. C’est dans le champ de leur responsabilité propre et sur leur terrain, celui de l’instruction, que cette connaissance leur est indispensable. S’ils contribuent à ce que chaque enfant soit fier de sa famille, s’ils donnent aussi aux parents des raisons d’être fiers de leur enfant, de ce qu’il apprend à l’école, surtout si cela lui a demandé beaucoup d’efforts, ils ouvrent alors des perspectives pour un véritable partenariat avec les parents, en contribuant à la promotion que ceux-ci souhaitent pour leur enfant.
Rendre l'élève acteur de sa formation
Mettre les enfants en situation de « travailler », demande de créer des conditions particulières et suppose de faire appel à leurs ressources propres pour qu’ils deviennent eux aussi acteurs de leur formation. Ici ou là des enseignants s’y attèlent et trouvent des pratiques pédagogiques appropriées.
Il s’agit de faire en sorte que chaque enfant, étant donné sa vie et son histoire, puisse faire sien l’enseignement qu’il reçoit à l’école. Autrefois, un enseignement frontal convenait à bon nombre d'élèves. L’enfant qui ne parvenait pas à assimiler l’enseignement, peut-être considéré comme « peu doué pour les études », n’en tirait pas le sentiment d’être rejeté. Aujourd’hui, cet enseignement frontal, encore largement pratiqué, ne convient plus aux réalités d’une école qui accueille des enfants de tous les milieux.
De nombreux enseignants ont déjà, parfois depuis longtemps, ouvert la voie vers ces pratiques pédagogiques qui rendent l’élève actif, acteur de sa propre formation : la pédagogie Freinet, la pédagogie institutionnelle, le travail par projet, l’accompagnement des élèves par le tutorat, l'auto-évaluation.
La rencontre, essentielle à la formation
La mission première de l’école ne devrait-elle pas être d’apprendre à rencontrer les autres ? On pense sans doute, mais à tort, que la communication est quelque chose de naturel, de spontané, qu’elle va de soi. Rien n’est moins sûr, quand on entend sans cesse parler de la nécessité de « recréer du lien social », quand on doit partout faire appel à des médiations de tous ordres pour pallier cette dégradation de la communication. On peut aussi en douter, quand on voit à quel point la violence et les comportements xénophobes traduisent une méconnaissance des autres.
L’hétérogénéité des élèves, présentée souvent comme un handicap du point de vue de l’enseignant, ne pourrait-elle pas au contraire être considérée comme un terrain privilégié de formation ? Accepter les autres, ceux qui sont différents, prendre en compte les diverses formes d'intelligence, de sensibilité, de culture, cela devrait être au cœur de la formation.
Personne ne peut exister sans les autres, et les plus défavorisés savent mieux que personne à quel point le regard peut être un stimulant puissant ou au contraire source d’exclusion selon que l’on vous croie ou non capable de réussite.
Pour une formation continue des acteurs
Si les textes de loi étaient réellement appliqués – s’accorde-t-on souvent à dire - alors l’école changerait vraiment. Cela pose bien sûr la question de la capacité de l’Etat à mettre en pratique ces textes. La loi d'orientation sur l’éducation du 10 juillet 1989 fixe comme objectif qu’aucun enfant ne doit sortir de l'école sans qualification. Encore faut-il qu’elle soit portée par l'ensemble des acteurs.
L’expérience nous conduit à penser que la transformation de notre école viendra sans doute essentiellement des acteurs sur le terrain, si on leur donne une plus grande autonomie, dans des établissements de taille modeste, avec essentiellement deux exigences : pratiquer un véritable travail d'équipe et procéder à son évaluation régulière.
Trop d’expériences de partenariat réussi entre des enseignants passionnés et des parents d’élèves parfois très démunis restent isolées et sans effet d’entraînement. Le corps de l’inspection ne pourrait-il pas davantage les relayer, s’en inspirer pour animer dans les établissements un vrai travail d’évaluation, qui soit la base d’une formation continue susceptible de mieux soutenir les enseignants dans l’adaptation de leur métier, lequel nécessite un ressourcement constant ? De toute évidence, cela suppose une formation appropriée des enseignants et un véritable partenariat avec les parents d’élèves défavorisés, encore trop absents d’un univers scolaire qui leur semble très distant.
Une école fraternelle ou une école élitiste ?
Une des grandes difficultés qui empêche une transformation de l’école est le flou qui existe sur sa mission. Beaucoup de parents - qui fréquentent le plus volontiers l’école et les enseignants - se soucient que l’école fasse réussir leur propre enfant. Combien se soucient-ils qu’elle crée les conditions de la réussite de tous ? Mais ont-ils le choix d’une autre option, en l’absence d’un accord réel sur les valeurs que transmet l’école ?
Les enseignants se sentiraient certainement mieux reconnus, mieux respectés, si le mandat que leur confie la collectivité pour transmettre une éducation à tous les enfants était clarifié. Une raison du malaise qui existe parfois entre les enseignants et les parents est peut-être de mal situer le niveau où doit se faire un accord entre eux. Tous les parents doivent pouvoir exprimer leurs convictions sur les valeurs qu’ils souhaitent que leurs enfants vivent à l’école. Par ailleurs, il est légitime que les enseignants aient une plus grande liberté pour la pédagogie mise en œuvre, qui est de leur compétence propre mais qui doit être expliquée aux parents.
Notre société a vraiment besoin de retrouver les chemins d’un accord sur les valeurs essentielles qui fondent l’école, facilitant ainsi leur mise en pratique par les enseignants :
- Apprendre à être solidaires, à s’entraider pour que tous réussissent et arrivent au meilleur de leurs capacités ;
- Apprendre à prendre des responsabilités ;
- Apprendre à se rencontrer vraiment, à découvrir les valeurs et les cultures de chacun ;
- Apprendre à respecter la vie, le travail, la dignité des autres.
Les plus défavorisés, au cœur de l'école ?
Quelle sera l’évolution de l’école ? Quel en sera le sens ?
Ce peut être l’orientation vers une école à deux vitesses, écartant les élèves en difficultés, surtout lorsqu’ils deviennent violents, vers des classes spéciales. Cela résoudra-t-il vraiment les problèmes ? Cela redonnera-t-il à l’école son vrai rôle dans la société d’aujourd’hui ? Rien n’est moins sûr !
Ce peut être aussi un changement où les enfants les plus en difficulté - au lieu d'être écartés - seront au cœur de la transformation qui s’impose. Cette transformation, nous en sommes convaincus, ne réduirait pas l’ambition de l’école, même pour les meilleurs élèves ! Pour les enseignants, un tel changement imposera certes des contraintes, demandera des efforts supplémentaires, occasionnera des remises en cause, mais nous pensons que le jeu en vaut vraiment la chandelle ! Au bout du compte, ce qui rend vraiment un enseignant heureux de son travail, n’est-ce pas lorsqu’il ressent qu’il contribue réellement à former des enfants, des jeunes, qui seront demain des adultes capables d’assumer leurs responsabilités, capables de fraternité ?