Pauvreté ou misère ?

Jean Tonglet

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Jean Tonglet, « Pauvreté ou misère ? », Revue Quart Monde [En ligne], 186 | 2003/2, mis en ligne le 05 novembre 2003, consulté le 20 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/1946

Parler de la pauvreté en général comme d'une violation des droits humains, c'est se donner une cible tellement large qu'elle risque de se révéler inaccessible. Pour faire reculer la pauvreté, c'est la misère qu'il faut abolir.

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Droits humains

Comme l'écrit Pierre Sané, l'humanité dispose, sans conteste, des moyens pour surmonter les menaces qui pèsent sur son avenir. Elle peut faire reculer, de manière significative, les inégalités criantes et scandaleuses qui séparent les pays riches et les pays pauvres, ceux du Nord et ceux du Sud, ceux de l'Ouest et ceux de l'Est. Elle doit, à l'intérieur de chaque pays, réduire la pauvreté et ses risques, assurer une meilleure distribution des richesses, offrir à chacun les mêmes opportunités. Elle peut vaincre le fléau de la misère, « à condition de disposer de ce point d'appui qui lui fait jusqu'ici défaut » : la reconnaissance de la misère comme une violation de l'ensemble des droits de l'homme. Une misère, qui, à ce titre, doit être abolie, comme ont été abolis l'esclavage, l'apartheid et la colonisation. Je parle bien de la misère, et non pas de la pauvreté. Attention ! Il ne s'agit pas d'un débat sémantique, encore moins d'un jeu intellectuel. Ce serait une insulte faite aux pauvres que de perdre du temps dans de telles joutes. Je dis « la misère » ou encore, dans le langage des Nations unies, « l’extrême pauvreté », parce que dire autre chose me semble dangereux et contre productif.

La pauvreté n’entame pas la dignité

La pauvreté, outre qu'elle est et restera une notion relative (on est pauvre par rapport à d'autres qui le sont moins ou qui sont riches) en ce sens qu'elle n'entame pas nécessairement la dignité de l'être humain, n'est pas, à elle seule, une violation des droits de l'homme. Elle l'est si peu, que l'ensemble des religions du monde l'a toujours considérée comme une vertu à cultiver. Certains aujourd'hui, comme d'autres depuis des siècles, acceptent de vivre pauvres pour que la misère recule.

Sur la distance qui sépare la pauvreté de la misère, Charles Péguy a eu, il y a tout juste un siècle, des paroles décisives. « Le premier devoir social ou, pour parler exactement, le devoir social préalable, préliminaire, celui qui est avant le premier, le devoir indispensable, avant l'accomplissement duquel nous n'avons même pas à discuter, à examiner quelle serait la cité meilleure ou la moins mauvaise, car avant l'accomplissement de ce devoir il n'y a même pas de cité, Vanté premier devoir social est d'arracher les miséreux à la misère... Comme il y a entre les situations où gisent les miséreux et la situation où les pauvres vivent une différence de qualité, il y a ainsi entre les devoirs qui intéressent les miséreux et les devoirs qui intéressent les pauvres une différence de qualité ; arracher les miséreux à la misère est un devoir antérieur, antécédent ; aussi longtemps que les miséreux ne sont pas retirés de la misère, les problèmes de la cité ne se posent pas. Au contraire, étant donné que tous les miséreux, sans aucune exception, seraient sauvés de la misère, étant donné que toutes les vies économiques, sans aucune exception seraient assurées dans la cité, la répartition des biens entre les riches différents et les pauvres, la suppression des inégalités économiques, l'équitable répartition de la richesse entre tous les citoyens n'est plus qu'un des nombreux problèmes qui se posent dans la cité instituée enfin... Sauver tous les miséreux de la misère est un problème impérieux, antérieur à l'institution véritable de la cité »1. C'est bien la misère qui peut et doit être abolie ; refusée jour après jour.

Même si elle peut avoir en Afrique et ailleurs un caractère massif, elle ne frappe pas, quels que 2soient les paramètres pris pour la définir, une personne sur deux sur notre planète. Dans les pays riches, où elle n'a jamais disparu et tend même à se développer, elle conduit à l'exclusion totale de toute forme de citoyenneté. Dans les pays pauvres, elle isole dans l'exclusion tous ceux qui sont trop pauvres pour prendre appui sur les programmes qui leur sont destinés, trop épuisés pour participer aux travaux communautaires, trop démunis et préoccupés par leur survie pour être jugés dignes d'être pris en compte dans des programmes de micro crédit réservés aux plus solvables d'entre eux.

Parler de la pauvreté en général comme d'une violation des droits de l'homme, c'est se donner une cible tellement large qu'elle risque de se révéler totalement inaccessible. Et l'échec inévitable qui en sera la conséquence nourrira la résignation, la conviction que rien, décidément, ne peut en venir à bout. Plus grave encore, la conséquence en sera que, pour avancer malgré tout dans l'effort pour la vaincre, nous cherchions une nouvelle fois à la combattre par le haut, en commençant avec les moins pauvres, les plus dynamiques, les plus entreprenants - certains diront avec les « bons » pauvres - repoussant à demain (après 2015 ou après 2030, qui sait ?) la promotion des plus faibles, des plus fatigués, des « mauvais » pauvres, renforçant ainsi par une sorte d'écrémage leur exclusion de la cité et leur abandon.

« La misère commence là où sévit la honte »

C'est ce que disait pour sa part le père Joseph Wresinski. C'est à cet homme, aux familles et aux personnes vivant dans la misère profonde dont il s'était fait le porte-parole, que l'on doit la prise de conscience progressive du caractère intolérable de la misère en notre temps. C'est sous sa plume qu'en 1987, le Conseil économique et social français, dans le rapport Grande pauvreté et précarité économique et sociale, redécouvrait la différence de qualité et la continuité entre grande pauvreté ou misère et précarité économique et sociale ou pauvreté ; en tirant comme conclusion pratique que « la rigueur de la connaissance, l'efficacité dans les mesures à prendre et la justice par rapport à ceux qui ont rarement été sollicités de s'exprimer au sujet des conditions de vie qui sont les leurs » ns obligeaient « à concentrer toujours l'attention sur la couche de population urbaine et rurale en état de grande pauvreté ». C'est à lui et aux familles les plus pauvres que la communauté internationale doit d'avoir compris et le pourquoi et le comment de cette affirmation : la misère ne cessera que du jour où elle aura été reconnue comme une violation des droits humains, et, à ce titre, abolie.

Depuis, cette idée a fait son chemin. Mais avons-nous bien tiré toutes les conséquences d'une telle affirmation ? En effet, alors qu'à la suite du père Joseph Wresinski, la Commission des droits de l'homme de l'ONU et son rapporteur spécial, Leandro Despouy, avaient établi de manière magistrale à quel point la vie des très pauvres révélait, jour après jour, l'interdépendance et l'indivisibilité des droits de l'homme, nous voyons resurgir, avec les meilleures intentions d'ailleurs, des propositions qui, sous prétexte de garantir l'essentiel (la vie ou plutôt la survie) aboutissent à limiter les droits fondamentaux garantis à tous à quatre droits de base : l'accès à l'eau et à la nourriture, aux vêtements, à l'hébergement et aux soins curatifs. Une recommandation en ce sens a déjà été adoptée en 2000 par le comité des ministres du Conseil de l’Europe3. On en retrouve l'esprit dans un document de travail à la sous-commission des droits de l’homme de l’ONU4.

Des droits minima pour survivre.

Soyons réalistes, nous dit-on. Si déjà, dans le monde entier, ces droits élémentaires étaient garantis, n'aurions-nous pas fait un pas en avant ? Sans doute. Ou plutôt, peut-être. Sauf que, l'histoire nous l'instruit, le risque est grand que ces quatre droits élémentaires, loin d'être un point de départ pour ceux qui se les verraient octroyer, soient au contraire un point final.

Affirmer cela aujourd'hui, comme l'ont fait, le font et le feront les membres d'ATD Quart Monde qui participent à de tels débats, leur vaut des vifs reproches. « Vous ne vous rendez pas compte ! Vous ne savez pas de quoi vous parlez ! », a-t-on dit à une mère de famille anglaise qui, chaque jour, tire le diable par la queue pour faire vivre les siens ; à un jeune homme vivant depuis des mois à la Gare centrale de Bruxelles ; à une volontaire malgache, enracinée auprès des plus pauvres de son peuple. Les uns et les autres essayaient de faire comprendre que, peut-être, les plus pauvres avaient des aspirations plus hautes que de manger, d'avoir un abri ou de pouvoir se soigner en cas de maladie.

Comment expliquer sans cela, l’acharnement des familles les plus pauvres de Tegucigalpa (Honduras), - celles qui avaient tout perdu à cause de l'ouragan Mitch - à tenter de sauver des eaux et de la boue les livres, les dessins, les photos de la bibliothèque de rue animée par des amis du Mouvement ATD Quart Monde dans leur quartier ? Ne nous disent-elles pas qu'il est inacceptable pour elles de leur proposer comme horizon ultime quelques droits minima accordés au compte-gouttes ?

Il peut certes y avoir des étapes et une forme de progressivité dans la mise en œuvre des droits fondamentaux. Mais cela ne peut conduire à une approche qui considèrerait, pour une catégorie de la population, certains droits (à la nourriture et à l'eau, à des vêtements et à un abri ainsi qu'aux soins de base) comme des droits prioritaires auxquels les autres droits fondamentaux seraient subordonnés. Si elle était retenue, une telle approche conduirait à n'accorder à certains qu'un « minimum nécessaire pour survivre ». Or, l'esprit même des droits de l'homme est de permettre à tout être humain de vivre pleinement dans la dignité : il ne peut se contenter d'un droit à la survie.

Une même ambition pour tous les hommes

En aucun cas, la gravité des situations d'extrême dénuement dans lesquelles se trouvent des populations et des pays ne doit nous amener à renoncer à leur égard aux ambitions que nous avons pour tous les autres. Elle doit, au contraire, nous pousser à y investir le meilleur de nos moyens et même davantage.

Il est compréhensible que dans son effort pour éliminer l'extrême pauvreté, la communauté internationale se donne des échéances et des étapes. On peut ainsi comprendre que le Sommet du Millénaire se soit fixé comme objectif de « réduire de moitié en 2015 la proportion des personnes dont le revenu est inférieur à un dollar par jour, et la proportion de ceux qui souffrent de la faim », mais, des questions se posent inévitablement. Qu'arrivera-t-il à l'autre moitié ? Par qui commencerons-nous ? Par « la couche de population urbaine et rurale en état de grande pauvreté » ou bien par les populations plus dynamiques, renvoyant les plus pauvres, une fois encore, à plus tard ?

Ainsi, dans une ville d'Afrique de l'Est, des volontaires d'ATD Quart Monde se sont liés à des jeunes vivant dans la rue. Ils gagnaient un peu d'argent dans l'ancien marché aux poissons en faisant des travaux occasionnels tels que laver le poisson, aider les vendeurs, ramasser du bois pour les poêles, etc. Cela leur permettait d'avoir de quoi manger. Récemment, les autorités ont construit un nouveau marché avec le soutien d'un pays industrialisé. Les vendeurs n'ont pas été consultés et il est apparu que seulement une moitié d'entre eux seraient dorénavant autorisés à travailler, pourvu qu'ils puissent présenter une carte d'identité. Aujourd'hui, une partie des vendeurs et des travailleurs pauvres de l'ancien marché sont au chômage et ont perdu leur maigre revenu. La situation d'une moitié des travailleurs s'est améliorée, mais l'autre moitié s'est encore plus appauvrie.

De telles situations, observées partout à travers le monde, nous font dire que seule une convergence de la radicalité de l'idéal des droits de l'homme (« Tous les hommes naissent libres et égaux en dignité et en droits » : tous les hommes et pas la moitié d'entre eux !) avec le réalisme opérationnel des objectifs de développement du Millénaire (« Réduire la pauvreté de moitié ») peut nous permettre d'éviter que la mise en œuvre des dits objectifs ne se traduise dans les faits par une nouvelle détérioration du sort des plus pauvres. C'est pourquoi, plus que la pauvreté, c'est bien la misère qu'il faut abolir.

1 Charles Péguy, De Jean Coste, Cahier de la Quinzaine, 4 novembre 1902. Coédition Actes Sud - Labor, - L'Aire, coll. Babel, 1993
2 J.O. Avis et rapports du CES, 1987, n°6, 28 février 1987
3 Voir texte dans Quart Monde n°180
4 Document E/CN/Sub.2/2002/15
1 Charles Péguy, De Jean Coste, Cahier de la Quinzaine, 4 novembre 1902. Coédition Actes Sud - Labor, - L'Aire, coll. Babel, 1993
2 J.O. Avis et rapports du CES, 1987, n°6, 28 février 1987
3 Voir texte dans Quart Monde n°180
4 Document E/CN/Sub.2/2002/15

Jean Tonglet

Volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde, Jean Tonglet est actuellement directeur de Quart Monde.

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