Il y a quelques semaines, Michel est mort de misère à Lyon : il n'avait pas quarante ans. Nous n'oublierons pas ses yeux bleus, ses éclats de rire, ses rêves, ni sa colère contre sa vie à la rue. Car Michel a trouvé un lieu pour mourir, mais il n'avait pas de logement pour vivre.
Depuis plus de dix ans, il était sans domicile. A l'approche de l'hiver, il disait que « la misère, c'est mourir de froid, de faim, ne pas savoir où dormir... »
Lorsque je l'ai connu, la moitié de sa vie se passait dans les hôpitaux où il entrait en urgence, restant parfois enfermé des semaines sous haute surveillance, et dont il s'enfuyait dès qu'il le pouvait. L'autre moitié se passait dans la rue ou dans les squats. Sa soif de reconnaissance criait le droit pour tout homme d'avoir des amis, quelles que soient la profondeur de sa détresse et notre impuissance à le secourir. Il nous appelait à reconnaître son égale dignité, malgré des apparences si souvent contraires.
Michel avait été placé en institution à l'âge de 12 ans. Ce fut pour lui une cassure irréparable, qui l'a fragilisé pour le restant de ses jours.
Au début des années 1980, il avait connu quelques courtes années de bonheur avec son épouse et leur fils Tony. Sous la pression des événements, ce fragile bonheur a cassé et sa déception a été immense. Il ne s'en est jamais remis, des ressorts de sa personnalité ont été brisés.
Ses blessures profondes le plongeaient dans des périodes de dépression face auxquelles nous étions tout à fait impuissants. Il nous a bousculés au tréfonds de nous-mêmes, nous renvoyant comme dans un miroir nos propres fragilités et nos peurs. Les spécialistes qui le recevaient à l'hôpital et avec qui nous avons collaboré, médecins généralistes ou psychiatres, ont eux aussi été confrontés à sa souffrance intense et à leur propre impuissance. Il est arrivé que je doive convaincre le psychiatre désabusé de tenter quand même quelque chose...
J'ai vu dans cette impuissance de la médecine face à sa souffrance une invitation forte à poursuivre assidûment la recherche médicale sur les moyens de restaurer les ressorts de la personnalité, quand ils sont cassés. Mais l'actualité récente laisse perplexe.
Dans un rapport récent sur l'évaluation des soins donnés aux détenus qui souffrent de troubles mentaux,1 le docteur Pierre Pradier parle du « désastre psychiatrique des prisons françaises ». Il y dénonce « l'attitude des hôpitaux psychiatriques et de leur personnel », qui refuseraient « au nom d'une éthique qui leur appartient, de recevoir dans leur service des malades très sévèrement atteints, renvoyés sans état d'âme à la vie urbaine ». Il estime que « les responsabilités devant cette gravissime situation sont largement partagées », des médecins aux législateurs, en passant par les policiers, magistrats etc.
« La souffrance psychique est secondaire par rapport au scandale premier, qui est celui de l'exclusion. C'est lui qu'on voudrait cacher dans les asiles ou les hôpitaux » affirme un psychiatre. En effet, d'après les recherches les plus récentes, la proportion de vrais malades mentaux n'est guère plus élevée parmi les gens à la rue que dans le reste de la population. Mais au nom du refus de « psychiatriser le social » des malades sont renvoyés sans soins dans la rue, ce qui conduit à « socialiser la psychiatrie » En 1995, le rapport Lazarus déplorait déjà « l'incapacité de collaboration entre le secteur psychiatrique et les divers dispositifs sociaux. »2
Ce constat aurait marqué le point de départ d'une lente prise de conscience. Ces dernières années, des dispositifs ont vu le jour qui lancent des passerelles entre les deux mondes. Des équipes d'infirmiers psychiatriques apprennent à intervenir dans la rue et acquièrent une expérience et un savoir-faire remarquables. Tel cet infirmier qui, après deux années de contacts « dans le caniveau », réussit à nouer une véritable relation avec une femme qu'aucun autre service ne pouvait approcher sans qu'elle rentre dans une rage folle. Il lui aura fallu tout son savoir-faire, fait de respect de la personne, de continuité dans la relation, de souci constant du décodage, pour dépasser ce blocage. Soucieux de soulager la souffrance de ses patients, il affirme que « la guérison ne peut pas être une fin en soi (car souvent elle ne vient pas). Ce qui compte, c'est d'accompagner, d'aider à vivre et d'inscrire les personnes dans leur histoire. »
La mort prématurée de Michel et sa souffrance indicible nous laissent avec une question. Qui, parmi les meilleurs infirmiers, médecins, psychologues et psychiatres, va prendre en compte la souffrance des plus pauvres parmi les pauvres, et entreprendre de véritables recherches pour bâtir avec eux un nouveau savoir et de nouvelles réponses adaptées ?