Une voix dans les institutions internationales.

Jean Tonglet

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Jean Tonglet, « Une voix dans les institutions internationales. », Revue Quart Monde [Online], 199 | 2006/3, Online since 05 February 2007, connection on 29 March 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/235

Associé de 1988 à 2002 à l’action d’ATD Quart Monde au cœur des institutions internationales, Jean Tonglet s’est efforcé de rassembler les éléments historiques et documentaires permettant de comprendre pourquoi et comment le père Joseph Wresinski a voulu faire des plus pauvres un partenaire de la communauté internationale et de ses institutions. Il présente ici une courte synthèse de cette étude.

Entreprendre une étude documentaire sur l’action menée par le père Joseph Wresinski dans les institutions internationales depuis la création d’ATD Quart Monde en 1957 jusqu’à sa mort en 1988 supposait qu’on définisse une méthode de travail. Il s’agissait bien d’une étude documentaire et non pas, ou pas encore, d’une analyse approfondie de ce qui avait été fait, et encore moins d’une évaluation des résultats obtenus. Ce travail-là reste à faire.

Comment avons-nous procédé ? L’objectif que je m’étais donné était de tenter de rassembler, de collecter, de manière aussi exhaustive que possible dans l’état actuel de nos archives, l’ensemble des interventions écrites ou orales du père Joseph Wresinski dans les instances publiques internationales, et quelques éléments de correspondance avec leurs membres, leurs responsables, leurs dirigeants, leurs fonctionnaires. J’ai procédé d’abord à un classement chronologique, puis institution par institution et, dans la version ultime, je me suis attaché davantage à certaines d’entre elles. C’est ainsi que j’ai consacré un chapitre entier à la construction de l’Europe en tant que telle avec ses deux institutions : Union européenne et Conseil de l’Europe. Pour d’autres parties, j’ai adopté une approche thématique, comme les droits de l’homme, l’enfant, la famille, les jeunes, etc.

Le corpus ainsi constitué représente douze volumes soit environ mille deux cents pages. On y trouve côte à côte des textes importants comme, par exemple, à l’occasion de l’Année internationale de la femme en 1975, « La femme du Quart Monde cette inconnue », une étude de cinquante pages et, dans le même chapitre, une carte postale envoyée à l’un d’entre nous par le père Joseph depuis Mexico où se tenait le Congrès de la Femme : « Nous serons toujours comme notre peuple, des humiliés. Tu ne peux imaginer ce concile de femmes riches, pour des riches avec des projets de riches. Tu penses, le Quart Monde, si ici tout le monde s’en moque ! Ce sera une profonde déception pour les femmes des cités mais on sera là pour tenir. » Dans sa brièveté, ce texte nous parle autant que d’autres documents plus volumineux.

Un énorme travail de préparation.

L’ensemble des documents rassemblés serait à travailler le crayon à la main en confrontant les uns et les autres textes au fil du temps pour saisir l’évolution d’une pensée, en confrontant aussi les versions successives de certains textes. Derrière chacun des aide-mémoire remis à chacun des dirigeants des institutions internationales, il y a un travail préparatoire énorme. On compte jusqu’à cinq ou six versions annotées, corrigées, remises en cause encore au dernier moment. Ensuite un texte orator prêt pour la rencontre. A son verso, il y a encore des notes et au dernier moment, des changements introduits parce que le père Joseph a capté quelque chose dans l’intervention de son interlocuteur.

Ce matériau existe, une mine maintenant prête pour faire l’objet de travaux d’études et de recherches historiques mais aussi linguistiques : j’ai été pour ma part assez passionné par l’évolution du langage. Ainsi, je pensais, avant cette recherche, que l’approche de la grande pauvreté en termes de violation des droits de l’homme était apparue assez tardivement, du moins dans l’expression publique d’ATD Quart Monde. En fait, on la retrouve déjà dans un texte prononcé en 1961 lors du premier colloque international organisé au siège de l’Unesco. Dans les trois premiers paragraphes du discours d’ouverture de ce colloque, on relève tous les mots de la définition de la grande pauvreté et de la précarité économique et sociale proposée en 1987 dans le rapport du même nom présenté au Conseil économique et social, à l’exception des mots « grande pauvreté ».

Avec le monde scientifique.

Le travail couvre les années 1961 à 1988. Il essaie de répondre à la question : qu’a fait, qu’a dit, qu’a entrepris le père Joseph pour mettre en œuvre le défi qu’il s’était assigné en arrivant au camp de Noisy-le-Grand en 1956 : faire gravir les marches du Vatican, de l’Elysée, de l’ONU à son peuple, hanté qu’il était, disait-il, par cette idée que son peuple ne sortirait jamais de la misère aussi longtemps qu’il ne serait pas accueilli en tant que peuple là où discutaient et débattaient les autres ?

La première période (1961-1972) correspond au temps de la collaboration avec le monde scientifique pour que l’existence de la pauvreté, de la misère en France et dans les pays occidentaux, ne soit plus niée. C’est dans ce cadre-là que se situent les premiers colloques organisés par le Bureau de recherches sociales, (qui deviendra ensuite l’Institut de recherche et de formation aux relations humaines), en 1960 à Noisy-le-Grand même, puis en 1961 et en 1964, dans les locaux de l’Unesco, à Paris. A leur suite, le père Joseph suscitera la création d’un comité international permanent de recherche sur la pauvreté composé de personnalités scientifiques qui travaillaient à l’époque cette question de la pauvreté : des Anglais, des Danois, des Belges, des Américains, des Norvégiens, des Allemands, des Autrichiens, etc.

Une première collaboration avec les Nations unies est engagée en août 1970 : le père Joseph est invité à Genève à un cycle d’études européen sur les familles socialement défavorisées. C’est la première invitation d’une institution internationale dont j’ai retrouvé la trace. Il y en aura d’autres, toujours faites par cette division des Nations unies de Genève, en 1973 et en 1977.

Vers les institutions internationales.

A partir de 1972, l’investissement personnel du père Joseph se déplace de ce monde de la recherche internationale liée aux institutions vers les institutions elles-mêmes. C’est là que se créent pour les besoins de cette action la FIDAD (Fédération internationale d’Aide à toute détresse), la FEDAD (Fédération européenne d’Aide à toute détresse) qui sont les ancêtres du Mouvement international ATD Quart Monde. A cette époque-là aussi, poussé par une personne rencontrée à New York, est déposée une demande pour obtenir le statut consultatif auprès du Conseil économique et social des Nations unies, statut obtenu en 1974. Il y a là quelque chose qui me paraît important et dont j’ai repris conscience : à quel titre le père Joseph voulait-il que son peuple entre dans ces institutions internationales ? Il est très important de comprendre que pour lui, il ne s’agissait pas d’une démarche corporatiste, voulant dire : il y a déjà tels et tels segments de la population représentés, il faut aussi que ce segment-là y soit. C’était beaucoup plus profond.

Prendre au mot les textes fondateurs.

On s’aperçoit, en étudiant ces documents, à quel point le père Joseph a travaillé sur les textes fondateurs des instances internationales et comment, au nom des idéaux écrits dans ces textes fondateurs, il se permettait d’aller trouver leurs plus hauts dirigeants, le secrétaire général du Conseil de l’Europe, le président de la Commission européenne, le secrétaire général des Nations unies..., pour leur dire : votre idéal, vos textes fondateurs vous obligent à prendre en compte l’ensemble de l’humanité. Il connaissait parfois mieux leurs textes fondateurs que certains de ses interlocuteurs. Ainsi, la Déclaration universelle des droits de l’homme qui parle dans son préambule « d’un monde libéré de la terreur et de la misère. » Ou l’acte constitutif de l’Unesco disant que la dignité de l’homme exige la diffusion de la culture et l’éducation pour tous en vue de la justice, de la liberté et de la paix et qu’il il y a là, pour toutes les nations, des devoirs sacrés à remplir dans un esprit de mutuelle assistance. Ou encore la déclaration du Bureau international du Travail à Philadelphie qui affirme que la pauvreté, où qu’elle existe, est un danger pour la prospérité de tous. De même encore, le début de la Charte des Nations unies qui s’ouvre sur ces mots : « Nous, les peuples des Nations unies ». La rencontre entre Joseph Wresinski et Perez de Cuellar s’est jouée autour de ces quelques mots. D’une certaine manière, le père Joseph permettait à Perez de Cuellar d’aller au bout de ce à quoi il croyait : des Nations unies qui soient vraiment celles de leurs peuples. Inutile de préciser que cette vision n’est pas celle de la plupart des Etats membres qui se comportent plus souvent comme si la Charte des Nations unies commençait par « Nous, les Etats des Nations unies ». C’est sur ce terrain que ces deux hommes se sont si bien compris et ont trouvé une complémentarité si forte qu’elle a fait dire à Perez de Cuellar que le père Joseph était « ses yeux et ses oreilles » dans le monde de la misère.

Rappelons encore le message, encore plus oublié, du Congrès de l’Europe organisé en mai 1948, à La Haye, qui a marqué le début du processus d’unification européenne : « Tous ensemble demain nous pouvons édifier, avec les peuples d’Outre-mer associés à nos destinées, la plus grande formation politique et le plus vaste ensemble politique de tous les temps. Jamais l’histoire du monde n’aura connu un si puissant rassemblement d’hommes libres. Jamais la guerre, la peur et la misère n’auront été mis en échec par un plus formidable adversaire. »

Cela mériterait des travaux complémentaires pour revenir sur tous ces textes fondateurs, y compris d’ailleurs dans la vie publique de chacun de nos pays : pensons à nos Constitutions nationales. Je me rappelle combien le père Joseph, revenant de ce pays, nous avait parlé de la Constitution du Centrafrique dont le premier article dit : « Tout homme est un homme ». Je ne suis pas sûr que ce soit l’habitude de ceux qui se rendent dans un pays de commencer par travailler sur la Constitution du pays en question.

Tirer parti des années internationales.

Le père Joseph s’est appuyé sur la dynamique des années internationales. On peut penser ce qu’on veut des années internationales, de leur côté rituel parfois. Lui, il y voyait la possibilité d’un outil pour faire entendre la voix des plus pauvres. Il s’est ainsi investi lors des années de la Femme, de l’Enfant et d’autres... Son message était toujours le même. Dans un livre d’or placé sur le stand du Mouvement ATD Quart Monde à Mexico lors de l’Année de la Femme, il a écrit sur la première page : « Si la femme du Quart Monde n’en est pas le centre, que peut bien vouloir dire une année de la Femme ? » C’est de cette manière-là qu’il a questionné toutes les années internationales qui ont suivi.

De personne à personne.

Le père Joseph ne s’adressait pas seulement aux hauts responsables, comme on pourrait le penser en ne prenant en compte que ses grands rendez-vous. On retrouve, dans tous les documents rassemblés, une volonté permanente de rencontrer chacune des personnes travaillant dans ces institutions. En atteste un nombre considérable de textes d’interventions du père Joseph devant des groupes de fonctionnaires des Nations unies, de tous niveaux. Il les interpellait tous avec la même question : « Qu’est-ce que vous pouvez faire par rapport à cette population en utilisant la marge de liberté qui est la vôtre ? » C’est notamment dans ces rencontres qu’il proposait à tous ces fonctionnaires, pas simplement à ceux qui s’occupaient de la politique sociale, d’ouvrir un dossier sur la pauvreté pour y réunir jour après jour toutes les informations qu’ils pouvaient capter à la lecture des journaux et des rapports qui passaient entre leurs mains. Chaque fonctionnaire était une personne particulière dont il venait chercher la compréhension, l’amitié ainsi qu’une expression concrète de sa solidarité. Je me rappelle quelques rendez-vous que j’ai eu la chance de vivre avec lui à la Communauté européenne. Nous y allions voir tel ou tel commissaire, tel ou tel haut directeur général. Mais nous ne pouvions pas partir sans aller saluer aussi d’autres personnes de la maison qui étaient nos amis, qui souvent nous avaient ouvert des portes. Je pense que jamais le père Joseph n’est allé voir un commissaire européen sans passer avant et après par le bureau de Robert Pendville dont l’histoire est écrite dans le livre Artisans de démocratie1

« Que personne ne reste seul »

Je ne peux pas développer l’ensemble des thèmes qui sont abordés, mais je voudrais évoquer cependant l’un d’eux, celui du lien avec d’autres personnes engagées dans l’extrême pauvreté. Nous avons aujourd’hui, autour du Mouvement ATD Quart Monde, ce que nous appelons le Forum permanent sur l’extrême pauvreté dans le monde, un réseau relativement important de personnes engagées auprès des plus pauvres, parfois seules, parfois dans de petites associations qui ont créé des liens avec nous. Ce Forum était déjà dans l’esprit et dans les actes du père Joseph longtemps avant qu’il ne se constitue à la fin des années 70. En 1965, peu après un voyage de celui-ci en Inde, on retrouve, par exemple, dans une revue Igloo une publicité avec un numéro de compte en banque appelant à la création d’un fonds d’aide internationale au sous-prolétariat. Il y est écrit : « Nous avons rencontré la prise de conscience d’un sous-prolétariat en formation, d’un effort intelligent pour le développement. » Le père Joseph était soucieux de cultiver de tels liens. En particulier, les associations du Forum permanent bénéficient d’un soutien d’ATD Quart Monde, grâce aux statuts consultatifs obtenus, qui leur permet d’être entendues elles aussi par la communauté internationale.

« Savoir avancer avec tendresse »

Je vais conclure sur un dernier point qui révèle la modestie et l’état d’esprit du père Joseph dans ses relations avec les institutions internationales. C’est l’extrait d’un courrier adressé en 1986 au secrétaire général de l’ONU, Javier Perez de Cuellar. Le père Joseph avait un rendez-vous avec lui en décembre 1986, mais trop absorbé par l’écriture du rapport qu’il préparait pour le Conseil économique et social français, il en a demandé le report ( rendez-vous concrétisé en avril 1987). Il a néanmoins voulu envoyer à Perez de Cuellar les documents et leurs annexes qui avaient été préparés pour décembre 1986. Je cite intégralement : « Les annexes qui concernent l’Unicef et la Banque mondiale me font plus hésiter dans la mesure où je ne pourrai pas les commenter oralement. Elles parlent, en effet, des obstacles qui s’opposent aux organes de l’ONU qui s’efforcent d’aller jusqu’aux plus démunis. A mettre ainsi en lumière les difficultés, nous ne voudrions surtout pas, d’aucune manière, faire penser que nous ignorons les efforts remarquables des fonctionnaires internationaux ». Et il poursuit : «  De fait, je me pose toute la question du rôle de porte-parole des plus pauvres. Je suis prêtre, je suis né d’une famille très démunie, je suis demeuré auprès des plus pauvres toute ma vie. Cela me donne la responsabilité de parler. Le volontariat et le Mouvement qui se sont consolidés autour de moi me confèrent cette responsabilité au nom de notre statut consultatif à l’ECOSOC2 mais en même temps nous avons cette autre responsabilité de construire le monde et de combattre la misère avec tous les hommes et toutes les instances internationales, particulièrement celles de l’ONU. Alors nous devons savoir avancer avec infiniment de respect et, je dirais, de tendresse avec les personnes qui se dévouent dans ces instances. Nous avons tous le même but et tous nous trébuchons en route. Il ne s’agit pas de nous critiquer, de nous décourager mutuellement mais au contraire de nous soutenir les uns les autres. »

1 Artisans de démocratie, Jona M. Rosenfeld, Bruno Tardieu, 1998, éd. Quart Monde.
2 Conseil économique et social des Nations unies (NDLR)
1 Artisans de démocratie, Jona M. Rosenfeld, Bruno Tardieu, 1998, éd. Quart Monde.
2 Conseil économique et social des Nations unies (NDLR)

Jean Tonglet

Volontaire du Mouvement ATD Quart Monde depuis 1977, Jean Tonglet est aujourd’hui responsable du Centre international Joseph Wresinski et directeur de la Revue Quart Monde.

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