Des traces sur le sable... s’inscriraient-elles sur le marbre ?

Jean-Claude Caillaux

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Jean-Claude Caillaux, « Des traces sur le sable... s’inscriraient-elles sur le marbre ? », Revue Quart Monde [En ligne], 183 | 2002/3, mis en ligne le 01 mars 2003, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2418

« Rencontrer jour après jour des personnes vivant dans la rue est de l’ordre du combat spirituel. … Si nous savions vraiment ce qu’elles vivent ! Non pas avec les projections du langage, de l’analyse, de la connaissance acquise et/ou accumulée, de ce qu’il faut dire ou ne pas dire, etc., mais vraiment, telles qu’elles vivent à l’intérieur d’elles-mêmes, en ce lieu secret où chacun reçoit vie et mémoire pour continuer de vivre malgré l’abject et l’horrible. Si nous savions, comment vivrions-nous ? Comment pourrions-nous vivre ? »

Et ce lent peuple séculaire... Dont chaque visage a prénom, histoire et donc avenir. Simplement accroché à la mémoire de l’humain. La lumière qui traverse ces hommes et ces femmes désigne toujours le même désert, la même déchirure, comme une route qui s’écrase au bas de l’abîme...

« Tirer l’épée, couper l’eau du fleuve, elle coule de plus belle. » Ainsi s’exprime un poème de Li-Bo.1 Mise en tête de ces pages, la phrase ancienne pourrait bien conduire au désespoir : à quoi bon continuer de refuser les voies sans issue, irradiées de malheur, si le cours des eaux a pour nom misère, et si la lutte au nom de l’humain n’est qu’une épée... !

Un jour d’octobre 1987, le dix-sept, la pierre remplace le fleuve, et l’oiseau qui s’échappe du cercle figure l’audace de ceux qui ne croient plus à la fatalité ! Ce dictat des dieux, pour mieux nous enfermer, ce préjugé des ancêtres jamais mis à la question : une frange de misérables, comme la marge pour le poète, l’espace nécessaire pour que le texte puisse se lire et s’entendre... !

Et si cette pierre encastrée pouvait devenir témoin de la vie telle qu’elle se vit, elle nous donnerait à entendre le cri en deçà de tout cri... excédant nos esprits, débordant de toutes parts nos intelligences habituées !

* « Qui répondrait en ce monde à la terrible obstination du crime, si ce n’est l’obstination du témoignage ?2 Et c’est pourquoi il faut réhabiliter le témoignage ! Sans lui, la pierre clorait sur lui-même le texte gravé, comme le nœud gordien. C’est le témoignage qui vient trancher l’inscription du marbre, vouée sinon à la répétition et à la fixité dénuées d’avenir.

* Ce lieu, cette pierre, ce cercle gravé entre deux textes, cercle brisé d’où s’échappe un oiseau, est ouvert à tous : les plus pauvres et les autres, les victimes des oppressions et ceux qui, d’où qu’ils soient, refusent l’obscur et sa théorie de malheurs. Parmi ceux-là, des hommes et des femmes exercent leur humanité aux franges de l’ordinaire : ils vivent dans la rue.

On les appelle sans domicile fixe. Errants. Comme venant de nulle part. Jamais orientés. Sans continuité avec ce qui fut leur passé. Plus guère perméables à l’avenir parce que abandonnés d’eux-mêmes. Pour ceux qui les croisent, forte est la tentation de souligner la continuité d’une existence, et de ne voir en ces vies cassées, rompues, hors de nos normalités, qu’un accident de parcours... Pour occulter l’incertitude.

La rupture est à l’inverse sans doute très radicale, jusqu’aux sources mêmes de l’existence. Le plus secret de l’être s’est brisé, blessant à mort, et laissant les chairs ouvertes.

- Es-tu sûr de ce qu’ainsi tu affirmes, questionne le passant ?

- Je ne suis sûr de rien et ne suis habilité par personne pour imaginer la vie de quiconque ou en faire l’histoire ! Je n’habite aucune des chaires habituelles qui donnent autorité et autorisation de cercler avec intelligence l’horreur, le bruit et la fureur !

* Claustrophobe dans leur propre vie3 - telles m’apparaissent parfois, trop souvent, les personnes que je rencontre dans les interstices de la ville.

De quoi ont-elles peur ? De qui ?

Précisément sans doute de leur propre vie, tant elle s’est engendrée le plus souvent des ténèbres et de la fureur…

* « Croyant voir, on ne voit rien. Il s’agit, si cela est possible, de rouvrir le regard, de porter le doute, de récuser, de railler même, les solutions toutes faites. »4 Briser le prêt-à-penser, et se retrouver alors bien plus que les mains nues, le cœur vide... A moins que...

... le témoin d’où qu’il vienne ne taise pas que « voir est dévorant. »5 Que « l’amont de ton regard / n’est pas en toi »6 et qu’il faut le « désoeuvrer », pour reprendre le néologisme de Yves Bonnefoy.7 Oui, le désoeuvrer en refusant la connaissance qui a pacte lié avec l’utilité.

* En ce visage désert, un regard comme dévoré par la nuit.

Sa fixité.

Et comme un monde carcéral qui vrille les yeux…

Comment éveiller l’humain pour que se réveille la quête de sens ?

« Mal se poser la question, une ruse pour se mettre dans l’incapacité d’y répondre », écrit des Forêts.8

Le problème : on ne sait que rarement la question mal posée !

* Que peut-il donc faire de ce qu’on a fait de lui ?

Quelle route peut-il ouvrir à partir du lieu dans lequel on l’a enfermé ?

A partir du regard qui le fige ou du langage qui l’enferme en le désignant, qui parvient-il à être ?

* Aussi difficiles que soient leurs situations, du jour au lendemain certains hommes que je rencontre se relèvent. Le lundi ils sont couchés sur le trottoir, capables de rien... Et le lendemain, je les vois assis tranquillement, en train de parler avec leurs compagnons. Au point que je me dis parfois que ce ne sont plus les mêmes.

Rien jamais n’est perdu...

L’à venir est toujours possible...

Mais les bons jours (!) ne doivent pas gommer l’horreur des mauvais jours..., car quelle est-elle cette expérience humaine radicale lorsque la nuit est la plus forte, lorsque l’angoisse embrase tout ? Où sont-ils, ces hommes de l’extrême, lorsque tout s’écroule ? Jusqu’où vont-ils en eux-mêmes ? Que découvrent-ils de l’horrible et de l’infernal ?

Pourquoi donc vivent-ils de tels instants, - qui durent, et se répètent, détruisent, abîment, effondrent ?

Ils se relèvent, oui, mais ce n’est pas une libération...

Leur faudrait-il vraiment « boire la nuit / jusqu’à la lie. »9 ?

* Univers tissé de larmes, comme un chant de désert !

Si nous savions ce qui habite les personnes que nous croisons dans la rue, celles qui en sont la face obscure ! Ce qui les ronge, et les détruit ! Rompt en eux les sources de la paix ! Brise profondément l’espoir !

Dans leur regard, qu’est-ce qui semble calciné ?

Regard brûlé, par quoi par qui pour quoi ?

Est-ce un feu qui brûle ? Ou l’absence de toute flamme ?

Pour seulement entendre la question, il faut, chaque jour à nouveau, parcourir la voie qui est blessure. En son long cours. Comme une respiration. Une lente attention à ce qui passe, et se passe. Lente et longue. Comme l’attente. Tendue, dans la crainte et le désir, sans rien jamais réduire à ce qui se connaît déjà.

* Et entendre ainsi une blessure plus secrète. Comme un effondrement qui menace de détruire.

En conclusion, comment ne pas être comme le Lester Young évoqué par Jack Kerouac dans Sur la route : « Il porte des souliers à forte semelle qui l’empêchent de sentir le trottoir de la vie. »10 ?

Peut-être en ne cessant de se poser la question et de se murmurer en soi-même « qu’il faut tenir les yeux ouverts, tendre l’oreille / Au lieu de vivre à distance enfermé dans sa peur. »11.

1 Cité par François Cheng, dans un livre sur la tradition des Song : D’où jaillit le chant, Paris, éd. Phébus, 2000

2 Albert Camus, préface à Jacques Méry, Laissez passer mon peuple,1948

3 L’expression « claustrophobe dans sa propre vie », que j’emprunte ici, est utilisée par le Magazine littéraire (février 2001, p. 104) pour

4 Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Paris, éd. Denoël, 2001 

5 Michel de Certeau, « Extase blanche », dans La faiblesse de croire, Paris, éd. du Seuil, 1987

6 Yves Bonnefoy, « Dans le leurre du seuil », Poèmes, Paris, Gallimard (Coll. Poésie), 1988

7 Yves Bonnefoy, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », Poèmes, op. cit., « Désoeuvre ce regard qui méconnaît la nuit. »

8 Louis-René des Forêts, Ostinato, Paris, Gallimard [Coll. L’Imaginaire], 2000

9 François Cheng, Double chant, Fougères, éd. Encre marine, 2002.

10 Cité dans Alain Gerber, Lester Young, Paris, éd. Fayard, 2000

11 Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, Montpellier, éd. Fata Morgana, 1988

1 Cité par François Cheng, dans un livre sur la tradition des Song : D’où jaillit le chant, Paris, éd. Phébus, 2000

2 Albert Camus, préface à Jacques Méry, Laissez passer mon peuple,1948

3 L’expression « claustrophobe dans sa propre vie », que j’emprunte ici, est utilisée par le Magazine littéraire (février 2001, p. 104) pour caractériser le poète errant Hubert Hadad

4 Daniel Arasse, On n’y voit rien. Descriptions, Paris, éd. Denoël, 2001 

5 Michel de Certeau, « Extase blanche », dans La faiblesse de croire, Paris, éd. du Seuil, 1987

6 Yves Bonnefoy, « Dans le leurre du seuil », Poèmes, Paris, Gallimard (Coll. Poésie), 1988

7 Yves Bonnefoy, « Du mouvement et de l’immobilité de Douve », Poèmes, op. cit., « Désoeuvre ce regard qui méconnaît la nuit. »

8 Louis-René des Forêts, Ostinato, Paris, Gallimard [Coll. L’Imaginaire], 2000

9 François Cheng, Double chant, Fougères, éd. Encre marine, 2002.

10 Cité dans Alain Gerber, Lester Young, Paris, éd. Fayard, 2000

11 Louis-René des Forêts, Poèmes de Samuel Wood, Montpellier, éd. Fata Morgana, 1988

Jean-Claude Caillaux

Marié et père de cinq enfants, Jean-Claude Caillaux est, depuis 1982, volontaire du Mouvement ATD Quart Monde qui lui a confié diverses missions tant en France (Herblay, Méry sur Oise, Caen, Baillet) qu’en d’autres pays (La Nouvelle-Orléans, Madrid) Actuellement à Paris, où il entre en dialogue avec des personnes vivant dans la rue.

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