Quelle représentation pour le quart-monde ?

René Rémond

References

Electronic reference

René Rémond, « Quelle représentation pour le quart-monde ? », Revue Quart Monde [Online], 154 | 1995/2, Online since 01 December 1995, connection on 12 December 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/2918

La citoyenneté affirme l'égalité quelles que soient les caractéristiques propres à chacun. Comment la concilier avec le fait que certaines caractéristiques entravent pratiquement l'expression et la représentation du citoyen ?

Le problème que je souhaite aborder est important : il s’agit de la représentation de ceux qui ne sont ordinairement pas représentés, statutairement ou concrètement, dans la société. En d’autres termes, je veux essayer de réfléchir à la question suivante : comment donner la parole aux silencieux ?

On se rappelle l’apostrophe de Lamennais aux pouvoirs publics, au lendemain des journées de juin 1848 : « Silence aux pauvres ! », s’écria-t-il, alors que l’assemblée était en train d’adopter une réglementation qui visait à interdire la publication des journaux ne s’adossant pas à des puissances financières. Le problème aujourd'hui n'est évidemment pas de déjouer des réglementations qui viseraient à priver les pauvres de la parole, car la situation actuelle est davantage causée par des conséquences non voulues et non libérées. Aussi la question qui se pose à chacun des citoyens à l’heure actuelle est la suivante : comment éviter que, pour des raisons économiques et sociales, toute une partie de notre population se trouve exclue de la démocratie ?

C’est un vrai problème, un problème complexe dont la solution n’est ni évidente ni immédiate, et qui adresse à la pensée politique, à la philosophie politique et aux hommes politiques un des défis les plus difficile à relever. On peut même dire que cet enjeu est au cœur des questions qui se posent à notre démocratie. Car dans la crise que traverse cette dernière, au moins dans les esprits et les consciences, ce qui est en cause, c’est probablement la représentation. En effet, nos contemporains ont aujourd’hui le sentiment que la représentation, comprise comme la délégation à des représentants, n’épuise pas le contenu de la démocratie.

Les générations précédentes ont pu se satisfaire de ce principe, jusqu’à faire de l’élection des représentants le critère, le symbole de la démocratie. Les aspirations contemporaines vont au-delà. Elles ne sont pas satisfaites par la représentation telle qu’elle fonctionne aujourd’hui, compte tenu de ce que sont ses attributions et ses compétences. Il y a donc là un problème général à l’intérieur duquel il nous faut considérer l’enjeu plus spécifique qu’est la représentation des pauvres non représentés ou mal représentés.

La démocratie n’admet pas les exclusions

La démocratie n’admet pas les exclusions. En renversant les principes de représentation, la Révolution française a d’ailleurs cherché à effacer les distinctions liées à la naissance, à « l’état » auquel appartenait chaque individu, pour leur substituer une égalité de principe, qui faisait de chacun un citoyen en quelque sorte interchangeable avec un autre citoyen. Ainsi s’est instauré un ordre politique distinct et supérieur à la différenciation sociale, où les individus sont représentés comme sujets politiques, et non en fonction de leurs particularités sociales, professionnelles ou autres.

Mais il y a un envers à la médaille : cette société démocratique ne peut empêcher que subsistent des inégalités. Elle en engendre même ; elle provoque des déséquilibres. Tout est parfait pour ceux qui sont autonomes ; mais ceux qui ne le sont pas, ceux qui ne disposent pas en particulier des moyens de s’exprimer, ceux-là se trouvent placés de ce fait dans la dépendance. Ils sont lésés, pénalisés, et leur dépendance risque d’être accrue par rapport à celle dans laquelle ils se seraient trouvés sous l’Ancien Régime, où ils auraient en fait été enserrés dans un réseau de relations humaines.

La démocratie n’admet pas les exclusions. Or le principe de représentation a abouti à rejeter, à marginaliser, à exclure ceux qui ne disposent pas des mêmes moyens que les autres pour se faire entendre. Devant un tel état de fait, la démocratie se trouve partiellement trahie ; elle vise à l’égalité, mais les inégalités subsistent.

Quelle représentation pour le « quart-état » ou quart monde ?

Tout ce que je viens de dire trouve son illustration dans l’existence de ce que l’on appelle le quart-monde, par analogie avec un quart-état qui, contrairement aux trois autres états représentés lors des Etats Généraux sous l’Ancien Régime, ne serait pas considéré comme une entité propre.

Car le danger est là aujourd’hui : il existe un quart–monde qui risque de ne pas être sujet actif, mais simple objet sans représentants. Et les conséquences d’un tel état de fait menacent d’être tout simplement l’exclusion, pour les membres du quart–monde, de notre démocratie.

Dans une société où le critère le plus reconnu est la participation à l’activité économique, la place dans le processus de production, comment ceux qui n’ont pas de travail, comment mes chômeurs peuvent-ils faire entendre leur voix ? N’est-il pas nécessaire de repenser la représentation de tous ceux qui, au regard de la loi et de la société politique, n’ont même pas d’existence, d’identité et de possibilité de se faire entendre ? Ne s’avère t–il pas nécessaire, aujourd’hui, de considérer un peu plus l’état, les caractéristiques de l’existence des citoyens, surtout quand la pauvreté ne cesse de croître ?

C’est là un véritable problème de philosophie politique : comment concilier le postulat initial d’une citoyenneté qui ne tient pas compte des caractéristiques propres à chacun, avec la reconnaissance de la diversité des situations sociales et la possibilité pour tous les individus de se faire entendre ?

Notons d’ailleurs que cette question s’est déjà posée : sous la pression du mouvement ouvrier, les hommes politiques ont été obligés de considérer les individus non seulement comme les citoyens d’un Etat, mais aussi comme les membres de catégories, de collectivités. On a fait droit à leur volonté de s'organiser et c’est ainsi que sont nés d’abord des syndicats, puis des institutions dans lesquelles sont représentées les composantes sociales, professionnelles, intellectuelles de la société française. C’est par exemple la raison d’être du Conseil économique et social.

Mais il y a une dernière préoccupation :il ne faudrait pas que le désir de doter les pauvres d’une représentation spécifique aboutisse à les constituer en un groupe homogène qui, finalement, les isolerait. Il y aurait là un risque de les enfermer dans une catégorie à part : et ce serait retomber dans ce que la situation d’Ancien Régime avait de contraire à l’autonomie de la personne, à la liberté, à la possibilité de promotion, de développement, d’accession à la culture et au pouvoir.

Comment donc concilier la possibilité donnée aux plus pauvres de s’exprimer et le refus de créer, comme dans l’Autriche d’autrefois, un cinquième curie, ou un quatrième collège électoral, ce qui aboutirait à les enfermer dans une sorte de ghetto ?

C’est au cœur même de cette tension - aboutir à une représentation des plus pauvres, sans créer un effet d’enfermement - que l’on doit rechercher une issue : il faut absolument trouver des ébauches de solution qui permettent de réintégrer à part entière ceux qui sont tenus à distance. Il y va de l’équilibre de notre société.

René Rémond

René Rémond, historien, spécialiste de la vie politique, est depuis 1981 président de la Fondation nationale des sciences politiques. Il a publié de nombreux ouvrages dont Notre siècle 1918-1992 (Fayard), La politique n’est plus ce qu’elle était (Calmann-Lévy, et Flammarion proche, coll. Champs).

By this author

CC BY-NC-ND