Avec les exclus, faire un monde commun

Louis Join-Lambert

Citer cet article

Référence électronique

Louis Join-Lambert, « Avec les exclus, faire un monde commun », Revue Quart Monde [En ligne], 147 | 1993/2, mis en ligne le 05 novembre 1993, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3291

A l’expérience des exclus il doit être mis fin, comme à l’esclavage. Comment serait-ce possible si la société entière nie cette expérience qui lui révèle sur quelles bases elle fonctionne ? La démocratie se régénère moins en combattant l’exclusion telle qu’elle l’imagine, qu’en apprenant avec les exclus à faire un monde commun.

Certains soulignent la continuité du phénomène de l’exclusion dans la société. Un tel ne parvient pas à se faire admettre dans un « Club » qu’il prise fort, un autre est licencié de son emploi, tel autre enfin se fait rejeter d’un centre pour sans-abri. Certains dénoncent l’exclusion des femmes dans des sociétés où domine politiquement le point de vue des hommes. Les homosexuels manifestent aux Etats-Unis pour mettre fin à leur exclusion de l’armée…

L’exclusion est en effet un processus continu et général dans la société. Il est associé au fait que l’être humain en société donne valeur à ses actes et, pour réussir à l’aune de ses valeurs, se rapproche de ceux qui les partagent. Double conséquence :

La valorisation des gestes, des capacités qu’on préfère est aussi dévalorisation des gestes et des capacités contraires.

Le rapprochement avec ceux qui partagent les mêmes valeurs porte en lui-même la distanciation de ceux qui mettent en œuvre des valeurs différentes.

Inscrits dans ce contexte, les processus d’exclusion accompagnent le maintien de la liberté et de la pluralité.

Toute exclusion est-elle violence ?

Mais lorsque les  exclusions s’accumulent de toutes parts sur les mêmes personnes ou les mêmes groupes, lorsque ces exclusions sont durables et profondes, on doit parler de violence à l’égard de ces personnes et de ces groupes et comprendre que cette violence compromet aussi la pluralité et la liberté.

« Les plus pauvres sont interdits d’appartenance à une collectivité qui, au nom de son histoire passée et présente, aurait un projet d’avenir commun à poursuivre (…) Ce que les plus pauvres nous disent souvent, ce n’est pas d’avoir faim, de ne pas savoir lire, ce n’est même pas d’être sans travail qui est le pire malheur de l’homme. Le pire des malheurs, est de vous savoir compté pour nul, au point où même vos souffrances sont ignorées. Le pire, c’est le mépris de vos concitoyens. Le plus grand malheur de la pauvreté extrême est d’être comme un mort vivant tout au long de son existence » explique le père Joseph Wresinski.

Une société qui, par les processus d’exclusion, en vient à nier l’existence de certains membres mine sa propre cohésion. Elle laisse s’installer le fait que le monde n’est pas commun à tous, portant la violente menace que certains peuvent n’avoir rien à y faire, s’y trouver en trop.

Intégrer à une société qui exclut ?

Le modèle implicite des analyses courantes de l’exclusion prend le point de vue du monde auquel nous sommes intégrés. Il énonce que “les exclus” en sont exclus. Il ne dit pas où ils sont parce que, dans ce modèle, il n’y a pas d’ailleurs. Comme d’habitude, les pauvres ne sont pas décrits par ce qu’ils sont, ce qu’ils font, ce qu’ils pensent, mais plutôt par ce qu’ils ne sont pas, ce qu’ils ne font pas, et ce qu’ils ne pensent pas. En l’espèce, pas où ils ne sont pas.

A mes yeux, ce modèle escamote l’un des enjeux politiques essentiels de l’exclusion : la capacité d’une société politique d’engendrer un monde commun à ses membres. Naguère, il paraissait illusoire et mensonger de prétendre intégrer des personnes marginalisées. En effet, leur mise en marge manifestait les limites et les dysfonctionnements d’une société. L’intégration était considérée comme normalisation injuste puisqu’elle imputait à la personne en situation de faiblesse le devoir de changer elle-même tandis que le fonctionnement social continuerait à affaiblir et exclure ses pareils. Il fallait au contraire “changer les structures”. Rien ne conduit à penser qu’il en aille autrement aujourd’hui.

Par contre, dans ce siècle, l’histoire s’est chargée de nous donner une cruelle leçon. Aucune classe dirigeante, fût-elle révolutionnaire, n’a fait durablement  advenir un monde commun en décidant de changer les structures d’une société. Ni l’appartenance à une bourgeoisie réformiste, ni le passage par la direction d’une révolution ne donne compétence suffisante pour susciter les structures justes d’un monde commun à tous.

Hitler, Staline et leurs émules ont pensé qu’il fallait, pour y parvenir, produire un homme nouveau. Au nom de ce mythe, ils ont cru que tout était possible et se sont permis le pire. Leur voie, c’est prouvé, mène là où jamais personne n’a voulu aller.

L’histoire nous oblige à abandonner l’idée que quiconque puisse connaître les structures parfaites ou un prétendu homme nouveau et puisse les imposer.

Pour refuser l’exclusion et sa violence, il ne suffit pas de ramener les exclus aux normes d’une société qui les tient pour nuls, il nous faut au contraire inventer, développer avec eux un monde commun.

L’égalité des citoyens et le caractère commun du monde

« (…) L’homme peut agir dans un monde commun (…) peut changer et construire ce monde de concert avec ses égaux et seulement avec ses égaux », rappelle Hannah Arendt. La grande hypothèse de la démocratie, jusqu’ici jamais démentie, c’est qu’il existe un lien fort entre égalité des hommes et monde commun à des hommes différents.

Si le monde n’est pas commun, ce n’est pas parce que les hommes sont différents. Ils peuvent être différents et avoir un monde en commun s’ils reconnaissent que l’expérience différente que chacun a de ce monde parle d’un même monde dont chacun n’a qu’une connaissance partielle. Leur connaissance du monde actuel est d’autant plus pertinente qu’elle prend également en compte toutes les expériences humaines qui en sont faites dans ce qu’elles ont de commun et de différent. Les actions des hommes engendrent un monde d’autant plus commun à tous, qu’elles sont nourries par une représentation du monde qui prend en compte l’expérience de tous.

En d’autres termes, nous ne changeons pas le monde avec les exclus parce que nous n’en faisons pas nos égaux. Et si, pour écouter leur expérience du monde, nous exigeons leur réinsertion dans notre système d’intégration au monde avant de les considérer comme des égaux, nous restons dans l’ignorance de toute une face de notre monde, celle qu’ils expérimentent. Nous restons aussi incapables de faire un monde commun. Nous rendons le problème de l’exclusion plus difficile à résoudre.

Pour poursuivre cette réflexion, il me semble que nous devons poser une question complémentaire de celle traitée par Paul Ricœur. Il demande de quoi sont exclus les exclus, et montre par là la violence de leur exclusion. Je voudrais maintenant demander ce qui reste commun aux exclus et aux autres, à partir de quoi peut être développé un monde commun

Liberté et refus des fatalités

Ce que nous avons de commun avec les plus pauvres, c’est d’être capables de nous rendre égaux. Et nous ne pouvons pas rendre les plus pauvres égaux à nous sans qu’eux veuillent nous rendre égaux à eux. Les hommes ont la capacité de se rendre égaux, une capacité qu’il n’est pas aisé de mettre en œuvre certes, et cette capacité ne s’exerce que dans la réciprocité.

Le père Joseph Wresinski a profondément innové parce qu’il nous a confrontés en actes à cette capacité et qu’il l'a fait de manière délibérée, choisie, en tant que pauvre.

Pour ma part, quand je suis arrivé dans le Mouvement ATD Quart Monde après mes études, j’avais appris d’abord à mettre en forme ma pensée, et ensuite à mettre en forme même mon absence de pensée plus vite que beaucoup d’autres ! Dans beaucoup de circonstances, cela suffit pour prendre la parole et la garder. Et le père Joseph m’a beaucoup fait taire pour que d’autres parlent. Il a toujours respecté les compétences des uns et des autres. Mais il lui apparaissait que me rendre égal, me permettre à moi de rendre d’autres égaux, passait par ce silence, passait par d’autres moyens du même ordre. L’apprentissage est sans fin…

Un jour, il a expliqué en substance à une assemblée qu’au fond, les bourgeois peuvent transformer la société, mais ne savent pas ce qu’est la justice. Que ceux qui subissent l’injustice ne savent pas changer la société, mais savent ce qu’est la justice. Nous avancerons si les uns et les autres bâtissent ensemble leur liberté en développant ensemble leur capacité de se reconnaître et de se rendre égaux. Egaux et libres. Car cette capacité de s’extraire de la fatalité de l’exclusion et de la misère s’appelle la liberté. Tel doit être notre objectif commun.

Nous sommes face à des hommes qui sont dans une condition inhumaine et qui, à cause de leur qualité d’homme, sont capables de liberté par rapport à cette condition. C’est parce qu’il le leur avait rappelé en en payant le prix d’engagement avec elles que les familles du camp de Noisy-le-Grand  ont vu dans le père Joseph quelqu’un qui leur avait rendu l’honneur. Il leur avait proposé de défendre en priorité les plus faibles. Elles étaient dans une situation absolument inacceptable, et il leur disait en substance : « Vous êtes capables d’aller vers plus pauvres que vous. Vous êtes capables d’être les défenseurs de la dignité et des droits de l’homme le plus pauvre ».

Si nous voulons avancer par rapport à la situation d’exclusion, l’important est de faire réussir les plus pauvres, les victimes de ce que le monde a d’inhumain, dans leur refus de l’inhumain. Les faire réussir à dire, à manifester leur expérience n’est pas une question secondaire. Les exclus nous apprennent. Nous partageons tous le refus de l’inhumain à un degré ou à un autre. Mais nous devons reconnaître que le refus de l’inhumain par ceux qui en subissent les premiers les conséquences est, d’une certaine manière, mieux fondé que le nôtre.

Il est aussi socialement plus faible, il a moins de chances de se faire entendre, d’influencer le monde. C’est pour cela aussi qu’il faut le faire réussir.

Le but de l’association que nous formons avec des familles très exclues est de traduire en acte la parole des plus pauvres, plus précisément ce que leur parole et leur action comportent de liberté par rapport à la fatalité de la misère. Ce qu’elles comportent de courage pour prendre distance par rapport à cette fatalité et la refuser en tant que fatalité. Telle est la dynamique que le Mouvement ATD Quart Monde s’efforce de promouvoir en garantissant par l’écriture quotidienne de ceux qui côtoient les plus pauvres, par la démarche des Universités populaires, par le témoignage de la Dalle du Trocadéro, une place centrale à l’effort de comprendre et de développer cette liberté.

Cet effort n’est pas une fin en soi. Il est à la base d’une démarche de citoyenneté pour rendre les plus pauvres présents partout où les hommes préparent l’avenir.

Réapprendre la politique

Faire face à l’exclusion nous oblige à réapprendre la politique à partir des plus pauvres.

Quand on parle de politique, on parle de pouvoir. Loin de moi l’idée de nier cette dimension. Néanmoins, des personnes qui sont exclues de la citoyenneté sont d’abord des personnes écartées d’un système d’identité. La conquête et la gestion du pouvoir s’égarent hors de tout ancrage si elles ne servent en même temps ce service de l’identité des citoyens. Je conclurai en citant deux petits extraits qui permettent de le comprendre.

Dans le premier, le père Joseph Wresinski fait comprendre à quelle destruction mènent le mépris et l’indifférence qui annihilent toute possibilité d’avoir une identité parmi les hommes :

« La violence du mépris et de l’indifférence crée la misère car elle conduit inexorablement à l’exclusion, au rejet d’un homme par les autres hommes. Et elle emprisonne le pauvre dans un engrenage qui le broie et le détruit. Pourquoi ? Parce que la privation constante de cette communion avec autrui, qui éclaire et qui sécurise toute vie, condamne son intelligence à l’obscurité, enserre son cœur dans l’inquiétude, l’angoisse et la méfiance. Elle détruit son âme. »

A la fin d’un article sur la politique, Hannah Arendt dénonce l’approche du domaine politique comme rien de plus qu’un champ de bataille pour les intérêts partiaux et adverses, où rien ne compterait que le plaisir et le profit, l’esprit partisan et l’appétit de domination. Dans cette perspective, nous restons dans l’ignorance du contenu réel de la vie politique, de la joie et de la satisfaction qui naissent du fait d’être en compagnie de nos pareils, d’agir ensemble, d’apparaître en public, de nous insérer dans le monde par la parole et par l’action, et ainsi d’acquérir et de soutenir notre identité personnelle, et avec les autres hommes de commencer quelque chose d’entièrement neuf.

Louis Join-Lambert

Louis Join-Lambert, né en 1947, a fait des études d ‘économie et de science politique avant de rejoindre le volontariat du Mouvement ATD Quart Monde en 1971. Il a participé à de nombreuses recherches de l’Institut de recherche et de formation aux relations humaines, dont il est le directeur depuis 1980. Il est aussi rédacteur en chef de la revue Quart Monde.

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND