Cette revue n’est pas constituée comme d’habitude par un dossier. Elle comporte d’abord un grand dialogue. Michel Serres nous a fait l’honneur et l’amitié de considérer, non seulement l’engagement mais aussi la pensée du père Joseph Wresinski. Il a accepté de poser des questions à Alwine de Vos van Steenwijk qui consacre tous ses efforts à le faire connaître, particulièrement en éditant ses écrits et ses paroles dont la trace est restée. Leurs réflexions montrent l’actualité d’un homme tout entier ancré dans une recherche de liberté contre la fatalité de cette violence encore légale qu’est la misère.
La démarche de Michel Serres n’est pas très courante dans les milieux intellectuels. Je crois personnellement qu’elle leur est aussi nécessaire qu’à ceux dont la voix n’est pas écoutée, à qui ils peuvent ainsi donner leur attention. Elle est plus que jamais indispensable à l’enracinement de la démocratie dont les citoyens devinent qu’elle comporte aujourd’hui un prix à payer.
L’un des moments forts de ce dialogue tourne autour du risque à prendre, à partir du terme « se compromettre » souvent utilisé par le père Joseph Wresinski. Qui peut prétendre contribuer à la fin du scandale de la misère, comme de la guerre et de toute situation de violence, sans accepter des risques ? Contre la misère, l’argent ou la hausse des impôts ne suffit nullement. Ce sont mille peurs, mille certitudes et mille habitudes qu’il faut entamer concrètement pour accepter non sans inconfort, sans déchirements, de remodeler sans fin l’estime d’autrui et de soi-même, et les partenariats qui en découlent.
Les autres articles de ce numéro montrent à quel point cette question est concrète. La voici prise dans la vie quotidienne d’un village, d’une responsabilité de citoyen, d’élu local. La voilà située dans l’effort de coopération locale de membres d’association, de fonctionnaires, de formateurs, d’employeurs, de salariés pour refuser que certains soient condamnés comme « inemployables ». La voilà aussi dans la réflexion commune d’un groupe mandaté pour proposer à la région Rhône-Alpes des choix d’avenir contre l’exclusion. Dans cette logique, il faudra revenir, comme Quart Monde l’a déjà fait souvent1, à la question d’une politique globale contre la misère au niveau national. Au-delà, reprendre également celle de la coopération internationale2 que notamment Francis Blanchard, ancien directeur général du Bureau International du Travail, avait abordée avec clairvoyance dans nos pages.
Le règne de la raison du plus fort n’est ni nouveau ni absolu. Parce que notre époque – y compris chacun d’entre nous probablement – a trop révéré la rationalité de la guerre économique mondiale, ce règne bénéficie aujourd’hui d’une légitimité qui tue l’espoir de ses victimes. Qui entraîne aussi chaque firme à attaquer pour se défendre, chaque peuple à craindre de perdre ses moyens de travailler pour vivre. Contre cet engrenage de peur et de violence, les hommes gardent la possibilité d’être libres. Ensemble seulement. Et avec ce constat extraordinaire que si la liberté commune peut être soutenue par des institutions politiques, elle trouve sa source dans les personnes seulement et, dans la mesure où leurs expériences se rejoignent, dans les peuples qu’elles forment.
La violence est toujours là, souvent inaperçue parce que ses victimes sont privées d’auditeurs et de parole. Aucun mécanisme ne la supprime. Le défi de la démocratie est de conquérir et de cultiver ensemble, faibles et forts, la liberté de se soustraire à sa loi. Faibles et forts, oui, avec une volonté et une capacité de reconnaître que l’expérience des uns et des autres parle du même monde à transformer, au prisme de la faiblesse.