Le violon et la loi

Jean Tonglet

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Jean Tonglet, « Le violon et la loi », Revue Quart Monde [En ligne], 149 | 1993/4, mis en ligne le 05 juin 1994, consulté le 29 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3315

Bruxelles. Madame S. a 32 ans. Passionnée de musique, elle a étudié le violon dès l’âge de 8 ans, s’initiant progressivement à tous les styles, du classique au folklore.

Très tôt également, elle a choisi de vivre autrement, poussée par la soif de liberté : elle a quitté ses parents, elle a joué dans la rue pendant plusieurs années.

Elle a une troisième passion : l’amour du prochain. Cette compassion l’a poussée depuis quelques années à exercer son art dans les hôpitaux auprès des mourants, et en particulier auprès des enfants victimes de cancers ou de leucémies.

Cette activité l’accapare totalement. Elle n’est pas programmable et réclame une très grande disponibilité. Il faut parfois rester plusieurs nuits consécutives au chevet d’un enfant. Pas question dès lors de pouvoir accepter un quelconque emploi rémunéré. Pas question non plus de se faire rémunérer pour un tel « travail », ni par l'enfant, ni par sa famille : une telle présence ne peut que se pratiquer dans le plus total bénévolat.

Dominique S. est donc une personne sans ressources. Elle a donc fait appel, comme la loi l’y autorise, au Centre Public d’Aide Sociale, et a sollicité et obtenu le minimum des moyens d’existence. Après l’avoir admise quelque temps au bénéfice de ce minimex, le CPAS, considérant que Dominique S. ne répondait pas aux conditions prévues par la loi puisqu’elle « n’était pas disponible sur le marché du travail », a suspendu l’octroi de ce droit à un minimum de ressources. Depuis plusieurs mois maintenant, elle ne perçoit  plus le minimex, se trouve sans ressources, et après un an, vient de perdre également le bénéfice de l’assurance maladie-invalidité. Elle aurait même été l’objet de menaces de placement de ses enfants, car elle ne peut plus leur garantir une protection sociale adéquate. L’affaire est maintenant devant le tribunal du travail, Dominique S. ayant lancé une action contre le CPAS.

En ces temps où de nombreuses voix s’élèvent pour appeler à une réflexion fondamentale sur le travail, l’emploi, l’activité humaine, en ces temps où l’on nous invite à « réinventer le travail » (les évêques français en octobre 1993), à « exister sans travailler » (Le Monde des Débats, septembre 1993), cette affaire nous montre le chemin à parcourir si l’on veut que ces réflexions ne restent pas théoriques, ou accessibles seulement, comme le reste, à tous ceux qui sont déjà reconnus et respectés, qui ont des droits, qui savent les faire valoir auprès des administrations.

Dominique S., qui n’appartient pourtant pas à une famille ayant connu la grande pauvreté et a entre ses mains quelques atouts précieux que les pauvres n'ont pas, se heurte déjà à l’arbitraire de l’administration, parce qu’elle est considérée comme une marginale.

« Nous comprenons parfaitement l’importance de la mission qui s’est fixée Mme  S.. explique la présidente du CPAS, mais de son propre aveu, elle travaille en marge de la société. Seulement, la société est régie par des lois et des règlements. » Logique implacable !

Si la violoniste en marge de la société n’est pas comprise, si sa mission n’est pas reconnue comme une activité humaine, qu’en sera t-il pour les pauvres ? Combien trouveront-ils en face d’eux des partenaires comme celui de Madame X… en France, avec laquelle il négociait un contrat d’insertion, contrepartie du RMI. Il lui avait proposé, dans un premier temps, un travail d’employée de maison, petit boulot  s’ajoutant à une interminable liste de petits boulots accomplis une vie durant. Le travailleur social l’entendit parler de son rêve d’être visiteuse de prison, activité purement bénévole, on le sait, mais d’une utilité sociale incontestable. Loin de se raidir et de brandir lois et règlements, ce travailleur social fit de son rêve l’objet même du contrat d’insertion. Le RMI, le contrat, allait permettre à Mme X de réaliser son rêve, suivre la formation exigée des visiteurs de prison, d’obtenir sa carte de visiteuse, et de mener à bien ce projet.

C’est à de telles révolutions culturelles que les plus pauvres nous appellent. Sans cela, nos discours, nos colloques, nos réflexions sur les nouveaux visages du travail et de l’activité humaine, se feront une fois de plus sans eux. Et ils seront laissés un peu plus à l’écart de notre route, ou confinés dans un rôle de nouveaux domestiques.

Réinventer le travail, oui, mais en fondant cette réinvention sur les actes précurseurs des plus pauvres qui, à travers les générations, ont toujours refusé qu’un seul être humain se sente inutile.

Jean Tonglet

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