Au cours du mois de juin dernier, pour la première fois depuis longtemps, j’ai eu l’occasion de passer une semaine en Suisse pour y vivre des rencontres avec les membres du Mouvement de mon pays ainsi qu’avec quelques représentants de la vie politique. Ce n’est pas sans émotion que je me suis retrouvé devant le « Rathaus » de Bâle pour aller y rencontrer le maire de la ville, cette ville où jeune volontaire du Mouvement ATD Quart Monde, j’avais été envoyé pour y créer un lieu de rencontre et de partage du savoir, un « pivot culturel » dans une cité d’urgence. Cet édifice de l'Hôtel de Ville est impressionnant : bâtisse en briques rouges, décorée de magnifiques fresques. Y figurent des inscriptions anciennes, en vieil allemand. Laissant plus largement voyager mon regard le long des murs, j'y découvre avec stupéfaction cette phrase : « Les pauvres ne savent pas gérer leur argent. Prends garde à toi sinon ils vont te consumer, toi et ton argent »…
Il y a trente ans, j’avais franchi cette porte le ventre noué, craignant bien qu’il s’agisse de ma dernière venue. Un contentieux nous opposait en effet à la mairie. Le pivot culturel, avec sa bibliothèque, ses ateliers de peinture, d’art et de poésie, implanté en bordure de la cité d’urgence, était fréquenté de la même manière par les enfants de la cité de logements communaux situés de l’autre côté de la rue. Il était comme un pont entre deux communautés qui ne se fréquentaient guère, alors même qu'elles étaient pareillement frappées de plein fouet par l'exclusion sociale. Mais le règlement administratif de cette époque nous interdisait formellement d’être en lien avec les familles de l’autre côté de la route.
Aujourd'hui en rencontrant le maire, lequel, alors qu’il était étudiant en médecine, avait participé aux bibliothèques de rue, je l’entendis me dire qu’il était heureux que la subvention municipale ait évolué vers un soutien permanent à un Mouvement qui, dans un effort constant d’atteindre les absents, va sans cesse au delà des frontières administratives. Il ne s’agit plus tant de soutenir un projet d’action circonscrit à un quartier, mais de soutenir une dynamique d'engagements qui cherche à rejoindre ceux et celles qui sont aujourd’hui encore privés de tout lien citoyen avec les autres habitants de la ville. Il me partagea aussi à quel point, comme maire et médecin, il se sentait interpellé par le fait que sur trente enfants qui ont aidé au démarrage du pivot culturel, huit sont aujourd’hui décédés à cause de la misère. Et il proposa que le 17 octobre de cette année, le « Rathaus » s'ouvre à la rencontre entre tous les citoyens. Un court instant je me mis à rêver : et si ce jour était l'occasion de graver sur ces murs des mots qui rétablissent l'histoire et affirment l'égale dignité de tous ?
En l’écoutant, je repensais à Mme Balmer à qui j’avais rendu visite la veille. Son mari est décédé. Nous avons longuement parlé de leurs fils Markus et Thomas. Markus est le premier enfant que j’ai rencontré il y a trente ans dans cette même cité d’urgence de Bâle. Me voyant arriver, il m’avait interpellé : « Que viens-tu faire ici ? ». Me voyant chercher mes mots pour justifier ma présence, il me répondit : « Si tu veux, je peux t’aider ». Au pivot culturel, bien souvent, les séances se terminaient mal avec Markus : les livres volaient à travers la pièce, les insultes jaillissaient. Trente ans après, sa maman m’en reparle encore en me confiant que « le soir, Markus ne s’endormait pas sans m’avoir parlé des projets qu’il avait pour le pivot culturel ». Je reçois cette confidence comme un coup de poing. Ce n’est pas ce Markus-là qui était resté dans ma mémoire… Mme Balmer poursuit : « Je pense sans cesse à mes deux garçons; ils sont morts tellement jeunes, l’un et l’autre. La violence de la rue les a emportés. Mon mari les aimait, mais lui-même n’avait jamais connu une vie de famille. Les institutions où il avait passé son enfance et sa jeunesse ne vous apprennent pas cela. Maintenant, j’ai le cancer. Bientôt, on me mettra dans la fosse commune; - un long silence – comment je vais oser me présenter devant Dieu, je n'ai pas su donner une vie à mes enfants ».
En Suisse, au cœur d’un pays qui a acquis la réputation d’avoir su bâtir une démocratie à laquelle tous peuvent prendre part, qui affirme dans sa constitution que « le bien-être de tous se mesure au bien-être des plus démunis », comme dans tous les pays du monde, des hommes et des femmes nous rappellent qu’aucune démocratie ni aucun développement ne sont possibles si nous ne faisons pas appel à l’expérience, au courage et aux savoirs de celles et de ceux dont l’histoire, depuis des générations parfois, est pétrie de toutes les crises que notre monde a traversées.
Alors que nous vivons un temps où le déséquilibre de l'accumulation de biens et d'argent nous « consume » tous, mobilisons-nous pour que, dans la constitution de chaque pays, soit inscrit : face aux grands défis de notre temps « s'unir est un devoir sacré ».