Je voudrais, avec vous qui traitez de la beauté de l’être humain, parler du mal qui, parmi tant de maux, s’acharne contre cette beauté et la détruit. Je voudrais vous parler de la misère. La misère existe-t-elle encore dans notre pays ? Et si elle existe, en quoi regarde-t-elle l’esthéticien ? Voilà deux questions que vous pourriez me poser et auxquelles je voudrais tâcher de répondre.
La misère dans la société d’aujourd’hui
[…] Comment cette misère, ces familles misérables se présentent-elles ? Je ne voudrais pas essayer d’en faire ici un tableau sociologique ou psychologique complet. Je voudrais tout simplement, avec vous, pénétrer dans une cité d’urgence ou un bidonville, et essayer de les voir à travers vos yeux à vous.
Puisque vous êtes les spécialistes de l’esthétique, vous verrez, tout d’abord, si je ne me trompe, les femmes et les jeunes filles. Vous serez frappés par les visages des adolescentes, épanouies à seize ou dix-sept ans, arborant parfois un maquillage maladroit qui s’harmonise mal avec un comportement de jeune fille plutôt timide. C’est comme un masque derrière lequel se cache souvent le sentiment d’insécurité. La jeunesse, l’épanouissement, vous ne les retrouverez déjà plus sur les visages de jeunes mamans de vingt-deux, vingt-trois ans. La physionomie est mutilée, le visage marqué par les coups reçus (puisque le monde de la misère est un monde de violence). Les pleurs, les inquiétudes, la nervosité ont creusé le visage. Puis vous découvrirez le visage de celles qui approchent ou ont dépassé la trentaine. Les rides sont venues trop tôt, le teint est flétri, la peau est de celles qu’on ne lave pas toujours, puisque la fontaine est à deux cents mètres de l’habitat. La bouche est édentée... Ce que vous remarquerez le plus peut-être, ce seront les excès : excès de maigreur ou d’obésité, visages émaciés ou étrangement enflés, boursouflés. Vous remarquerez des corps tordus, des dos déformés, des ventres ballonnés.
Derrière la physionomie de ces mères de famille, que se cache-t-il ? Derrière elles, c’est tout un milieu que nous découvrons. Un milieu tout entier axé sur la survie, un milieu qui n’exige pas les soins du corps, ni du visage, puisque trop de soucis urgents le sollicitent, trop de menaces le guettent. Comment un milieu accablé de la crainte permanente d’une expulsion prochaine ou du retrait des enfants, aurait-il le loisir de penser à la beauté physique de l’être humain ? L’idée ne l’effleure pas que ses femmes pourraient être belles, elles aussi. Les mamans elles-mêmes n’y pensent pas. Elles ont conscience d’être peu attrayantes, repoussantes même, lorsqu’elles vont vers l’extérieur. Parfois alors, elles font de faibles efforts pour « s’arranger », pour se maquiller. Leurs efforts maladroits, souvent, ne font que mettre plus en relief encore tous les signes de la misère.
Nous nous trouvons devant un milieu surchargé de soucis et de peines, qui ne porte en lui ni exigences, ni modèles de beauté physique soignée ; un milieu où la beauté naturelle des jeunes de ce fait n’est pas sciemment conservée et disparaît dans l’espace de quelques printemps.
Inutile de vous dire que les stigmates de la misère que vous avez découverts dans les visages tendus vers vous, deviennent aussi des causes de celle-ci : par la honte, la répulsion qu’ils provoquent. La misère est un cercle vicieux où tout se conjugue pour faire régresser l’homme et finalement le détruire. Ceci est aussi vrai sur le plan physique, esthétique que sur tous les autres plans de la vie humaine. L’absence générale de beauté qui va le plus souvent de pair avec une absence de dignité reconnue, est peut-être un des maux les plus graves de ceux qui vivent en marge de la société.
Le rôle de l’esthéticien
Est-il encore nécessaire d’insister sur le rôle que peut avoir l’esthéticien dans un milieu sous-privilégié ? Je vous propose d’en juger vous-même en observant ces femmes du camp de Noisy-le-Grand où l’association Aide à Toute Détresse a inclus une esthéticienne dans son équipe de promotion sociale. J’insiste ici sur l’équipe, car il est évident que l’esthétique, pour apporter réellement un courant nouveau dans un groupe réduit à une vie des plus primitives, doit s’inscrire dans un ensemble d’actions dynamiques. Mme Theron et Mme Engelmann, qui ont offert aux familles leurs services d’esthéticiennes avec tant de dévouement, l’ont admirablement compris.
Écoutez donc ce que nota l’équipe de Noisy-le-Grand au début de l’action « Beauté physique et hygiène », puis au cours de son évolution.
Madame H. refuse de se faire maquiller : « Je n’ai jamais fait cela jusqu’à présent ». Madame W., elle aussi, la première fois a difficilement accepté les services de l’esthéticienne. Une autre maman nous dit : « Je n’en ai pas envie pour le moment. Je suis enceinte ; pour l’instant, je n’en vois pas l’utilité ». Une jeune fille refuse de se faire maquiller ; elle craint que cela ne fasse du mal à son visage. Presque toutes les femmes ont peur de leur mari. En effet, les maris dans ce monde très pauvre sont farouchement jaloux de leurs femmes et voir celles-ci s’embellir éveilla au début davantage leur méfiance que leur fierté. D’ailleurs, voir rentrer leurs épouses fraîches et bien soignées, beaucoup plus que de les voir les bras chargés de linge propre, est le signe que quelque chose dans leur univers change. Et tout changement dans un monde fait d’insécurité est, tout d’abord, source de malaise, d’inquiétude, de peur...
Ainsi, l’esthéticienne a proposé à Madame R. de lui faire une beauté et elle voudrait bien se faire jolie, mais elle n’ose pas ; son mari, dit-elle, se demanderait pour qui elle se fait belle. Madame C., elle aussi, refuse les soins : « Mon mari est tellement jaloux, il me demanderait si j’ai l’intention de faire le trottoir avec toute cette crème et ce rouge. »
Puis, peu à peu, l’exemple des unes aidant les autres, les mamans prennent quand même goût aux soins de beauté. « J’aime bien me laisser arranger », dit Mme P., « ça rajeunit le visage et je me sens comme un nouveau-né ». Isabelle, une jeune fille, remarque : « Maintenant, je vaux deux sous de plus ». Même sa démarche a changé ; elle est devenue plus franche.
Puis, on commence à constater des effets plus profonds. Pour les femmes, avec la joie de leur propre physionomie, avec l’assurance naissante, les relations familiales changent. Les rapports avec les enfants d’abord.
Mme T., qui s’est complètement habituée aux soins du visage et de la chevelure, nous dit qu’elle supporte mieux les enfants quand ceux-ci la fatiguent : « Quand on est belle, on veut faire tout beau autour de soi ». Mme L., après un traitement de l’esthéticienne, se regarde dans le miroir, puis toute heureuse, se tourne vers une de ses fillettes : « Tu reconnais maman ? Ce n’est pas maman, dis ? ». L’enfant regarde sa mère avec de grands yeux admiratifs. Une jeune fille dit à sa mère qui vient de se faire maquiller : « Maintenant, je te reconnais pour ma mère ». Mme M. est repassée nous voir après être allée se montrer à ses enfants : « Ils ont été tellement heureux de me voir si belle. Guy surtout. Je dois vraiment continuer à me maquiller un peu ». Ces remarques peuvent sembler banales ; il faut avoir vécu dans le bidonville pour comprendre toute la signification de ces paroles : « Je te reconnais pour ma mère. »
[…]
Finalement, les relations sociales, elles aussi, sont renforcées. Les femmes s’entraident et s’encouragent les unes les autres. Elles amènent une voisine, participent à la transformation de sa physionomie. Le cours de l’esthéticienne au Foyer Féminin est devenu un carrefour social animé. En plus, prenant conscience à la fois de leur propre valeur et de la valeur des services rendus, les femmes participent volontairement aux frais des produits de beauté, chacune selon ses possibilités. Les mamans assument ainsi des responsabilités dans un service de la communauté.
Nous nous limitons ici à ces quelques réflexions toutes simples et sommaires sur l’esthétique en tant que telle. Je souhaiterais qu’elles puissent vous permettre d’apercevoir comment la reprise de confiance et de dignité, l’estime et la fierté peuvent régénérer un milieu et l’ouvrir au monde, aux valeurs de la société globale ; peuvent l’aider à se recréer sur des bases nouvelles. Nous ne pouvons pas nous étendre sur le rôle de confidente, de conseillère que l’esthéticienne est tout naturellement amenée à remplir, rôle qui exige, plus que la seule discrétion, une préparation sérieuse. Nous ne parlerons pas non plus du fait qu’elle peut devenir, dans un milieu où les exemples de travail à la fois digne et stable sont peu nombreux, un modèle de dévouement et de fidélité à une profession choisie. Beaucoup de choses seraient à dire à ce sujet. Une réflexion souvent entendue les résume : « Vous, vous aimez votre métier ! »
Bien entendu, les seuls soins de beauté n’auraient pas pu devenir une valeur réelle, acceptée dans le milieu et source de promotion humaine, familiale et sociale, s’ils n’étaient pas préparés, soutenus et renforcés par un ensemble de moyens mis à la disposition du groupe. Sans eux, la beauté au cœur de pareille misère pourrait conduire à la désagrégation du groupe familial et social (songez à la peur du mari, à la jalousie des voisins toujours à fleur de peau...). Les services de l’esthéticienne doivent s’inscrire dans un cycle complet et généralisé d’hygiène personnelle (douche, gymnastique...). De fait, ce cycle a été rendu possible par un autre cycle de promotion, celui du linge : laverie, repassage, couture et raccommodage... Les mamans elles-mêmes, une fois le cycle du linge devenu une institution acceptée et valorisée, ont commencé à s’inquiéter de leur apparence personnelle. Le cycle des soins corporels devra, par ailleurs, trouver son prolongement dans d’autres cycles encore, qui seront, cette fois-ci, d’une part des cycles sociaux, d’autre part, des cycles médicaux et de diététique. Il y a bien longtemps déjà que nous attendons, au bidonville, la collaboration suivie de la médecine et de la biologie. Celle-ci pourrait faire infiniment plus que d’apparaître seulement quand il y a des malades plus ou moins graves à soigner. Le milieu lui-même, nous l’espérons, exprimera un jour le besoin d’une aide dans ces domaines.
Quoiqu’il en soit, nous sommes aujourd’hui convaincus que l’esthétique a un rôle significatif à jouer dans un monde où la misère est devenue chronique et quasi totale, et où seule une action totale, une action simultanée sur tous les plans, peut apporter des solutions sûres.
Le rôle du milieu misérable vis-à-vis de l’esthéticien
Une dernière remarque reste à faire, un développement à proposer, sans lequel notre réflexion serait incomplète. Si l’esthéticien a une fonction à remplir dans la misère, nous croyons que la misère pour sa part a un rôle à jouer à l’égard de l’esthéticien. Nous n’en dirons que quelques mots.
Si l’esthétique traite du beau et du sentiment qu’il fait naître en nous, si l’esthéticien est celui qui soigne la beauté humaine et renforce, par là, tout ce que cette beauté peut susciter de beau dans le cœur et l’esprit de l’homme, l’esthétique et l’esthéticien ne rentreront dans leurs dimensions réelles que là où tout se réunit pour détruire la beauté. L’esthéticien ne connaîtra son domaine, n’apprendra son métier, ne sera esthéticien dans le sens le plus large et le plus beau du mot que là où l’être humain aura perdu non seulement la foi dans sa beauté, mais même la conscience de pouvoir être beau. Ce n’est que là où des visages défigurés par la misère se tendent vers vous, que vous serez réellement vous-mêmes.