I. Une conjoncture difficile
Pour la seconde année consécutive, la pauvreté s'est accrue en 1991 aux Etats-Unis. Près de 15 % des Américains, soit trente-six millions de personnes, vivent avec des ressources inférieures au seuil de pauvreté qui correspond, pour une famille de quatre personnes, à des ressources de 50 francs français par personne et par jour. Le taux de pauvreté dépasse les 20 % au sein des enfants. Cinq millions d'entre eux vivent dans des familles ne disposant pas de 25 francs par personne et par jour1.
Comment ces familles sont-elles perçues ? Mal. Dans son dernier discours sur l'Etat de l'Union de janvier 1992, George Bush a mis en cause le système de welfare 2,et présenté ses bénéficiaires comme des personnes qui refusent de chercher du travail, s'adonnent au crime, et manquent de valeurs familiales et morales : « [Le welfare ne doit] pas devenir un narcotique ou un subtil destructeur de l'esprit. Le welfare n'a jamais été conçu comme un style de vie ; il n'a jamais été conçu pour devenir une habitude ; il n'a jamais été conçu pour être transmis de génération en génération. Il est temps de changer les présupposés de l'Etat-providence et de contribuer à réformer le système du welfare. Plusieurs Etats à travers le pays comment à travailler sur de nouvelles bases. Ces bases sont que ceux qui peuvent travailler et qui reçoivent l'assistance du gouvernement ont des responsabilités envers ceux qui payent les impôts. Ils ont la responsabilité de chercher du travail, une éducation, une formation, la responsabilité de mettre leur vie en ordre, la responsabilité de maintenir l'unité de leur famille et de ne pas avoir d'enfants hors du mariage, la responsabilité enfin d'obéir à la loi. Nous allons aider ce mouvement... »
De quels Etats M. Bush parlait-il ? D'une dizaine d'entre eux, à majorité tant démocrate que républicaine. Par exemple, le New Jersey a adopté au début de l'année une loi qui permet de ne pas octroyer le supplément d'allocation AFDC3 auquel une mère de famille a droit si elle a accouché de son dernier enfant alors qu'elle bénéficiait déjà du welfare. En d'autres termes, les mères bénéficiant de l'AFDC dans le New Jersey ne peuvent plus avoir d'enfants sous peine de devoir vivre avec moins de ressources par personne et par jour. L'hypothèse qui sous-tend cette mesure est que les bénéficiaires du welfare sont des familles très nombreuses qui profitent de l'aide qui leur est accordée et qui ont davantage d'enfants pour que cette aide soit majorée. Or, 70 % des familles recevant l'AFDC n'ont aujourd'hui qu'un ou deux enfants. La natalité en leur sein est, comme pour les familles ne bénéficiant pas du welfare, à la baisse depuis plus de vingt ans4.
Le New Jersey n'est pas isolé dans ses volontés de réforme. La Californie, dont les barèmes d'AFDC sont plus élevés que ceux de la plupart des autres Etats, veut geler pendant un an les allocations de ses nouveaux résidents au niveau qu'ils percevaient dans leur précédent Etat. L'idée qui sous-tend cette mesure est que de nombreuses familles pauvres déménagent vers la Californie parce que les barèmes de l'AFDC y sont plus élevés qu'ailleurs. Or, ici aussi, les données disponibles ne permettent pas d'affirmer la présence d'un tel « effet d'aimant » de l'AFDC en Californie. La seule chose qui ait été prouvée, c'est que certains Etats ayant des barèmes élevés utilisent politiquement l'idée de l'effet d'aimant pour diminuer les montants de leurs allocations5.
Parmi les autres Etats qui désirent réformer leur système d'AFDC, citons le Maryland qui cherche à diminuer de 30 % les allocations des parents qui ne parviennent pas, soit à payer leur loyer, soit à donner des soins adéquats à leurs enfants, soit à les maintenir régulièrement à l'école ; le Connecticut qui veut couper toute aide aux personnes sous l'influence de la drogue qui refusent de subir un traitement ; le Wisconsin qui veut réduire radicalement les allocations pour chaque enfant qui ne suit pas régulièrement les cours ; et encore la Californie qui veut diminuer de 25 % les allocations des familles qui perçoivent l'AFDC depuis plus de six mois, ne pas accorder les allocations supplémentaires pour les nouveaux-nés comme le New Jersey, et forcer les jeunes issus de milieux défavorisés à vivre chez leurs parents6.
On pourrait discuter de chacune des hypothèses sur lesquelles ces mesures (dont certaines pourraient être déclarées anticonstitutionnelles par la Cour Suprême) sont bâties. Comme cela nous entraînerait trop loin, je me contenterai de répondre avec les deux plus grands reproches imputés au système du welfare : selon Charles Murray7, l’AFDC briserait les valeurs familiales et de travail des pauvres. Pour répondre au premier reproche, citons l’étude de Robert Moffitt qui démontre que « le système du welfare ne semble pas capable d’expliquer ni la plus grande partie de la tendance à long terme, ni l’ensemble des tendances à court terme de l’accroissement du nombre de famille mono-parentales dirigées par des femmes aux Etats-Unis8. » Quant au second reproche, rappelons que si en 1973, plus de 80 % des familles avec enfants pauvres bénéficiaient du welfare, ce chiffre n’était plus en 1991 que de 50 %. Contrairement aux apparences, les familles pauvres sont donc, à tout le moins statistiquement, moins dépendantes du welfare aujourd’hui qu’il y a vingt ans.
II. Les lenteurs de l’histoire
La perception négative des pauvres que partagent M. Murray et M. Bush ne date pas d’hier. Pour ne parler que du monde anglo-saxon, les lois élisabéthaines du XVIIème siècle en Angleterre distinguaient déjà les bons des mauvais pauvres. Supposés paresseux ou voleurs, ces derniers étaient assignés à des travaux forcés dans des Maisons des pauvres. Plus près de nous, Robert Hunter publia au début du siècle un livre qui devint un classique aux Etats-Unis. Hunter faisait partie des progressistes de son temps puisqu’il mena la première campagne contre la tuberculose à New York et qu’il fut président d’un comité pour la promotion d’une législation réglementant le travail des enfants. Pourtant, suivant les perceptions de son époque, Hunter9 décrivit les populations les plus pauvres comme « des classes dépendantes et vicieuses qui constituent les épaves sociales du fond de nos sociétés », et des « procréateurs (qui) donnent au monde, en dépit d’eux-mêmes, une portée de misérables dont la dégénérescence est si opiniâtre et inébranlable que leur réforme est impossible, particulièrement lorsque la seule voie de réforme doit consister à essayer de forcer le misérable, vagabond et faible, à lutter à nouveau contre une pauvreté qui défait en permanence des natures plus fortes et meilleures qu’eux-mêmes. »
S’il est un concept qui est actuellement utilisé pour parler des personnes et familles très pauvres aux Etats-Unis, c’est celui de l’underclass. L’origine du terme remonte à un ouvrage de Gunnar Myrdal10 attribuant la pauvreté dans les Etats occidentaux au chômage structurel engendré par les mutations économiques et technologiques de notre époque post-industrielle. Le terme de l’underclass a ensuite pris une connotation plus raciale et réuctrice à des types de comportements, suite, entre autres, aux écrits de Ken Auletta11
La définition de l’underclass qui fait autorité est cependant due à William Julius Wilson12 qui la présente comme le segment le plus désavantagé de la communauté urbaine noire, un groupement hétérogène de familles et d’individus qui sont en dehors des emplois de l’Amérique traditionnelle. Font partie de ce groupe les personnes qui manquent de formation et de compétences et qui, soit connaissent un chômage de longue durée, soit ne font pas partie de la force de travail, soit sont impliqués dans le crime et dans d’autres formes de comportement jugé aberrant. Font aussi partie de ce groupe les familles qui connaissent des périodes de pauvreté de longue durée, avec ou sans dépendance vis-à-vis du welfare.
Par certains aspects, la définition de Wilson rappelle l’idée de culture de la pauvreté qui était, selon Oscar Lewis13, une réaction des personnes et familles pauvres face à leur position marginale dans une société stratifiée, individualisée et monétaire. Cette culture n’était pas selon l’auteur, une adaptation aux conditions objectives de la pauvreté, car une fois qu’elle s’était instituée, elle se transmettait de génération en génération indépendamment du fait que les conditions objectives de la société changent ou non. « Dès que les enfants des bidonvilles ont atteint l’âge de six ou sept ans », écrivit Lewis, « ils ont en général adopté les valeurs de base et les attitudes de leur sous-culture. Ils ne sont plus psychologiquement aptes à prendre plein avantage des conditions qui changent et des meilleures opportunités qui peuvent leur être offertes au cours de leur vie. »
Lewis était un homme de compassion, mais son concept de culture de pauvreté s’est retourné contre les pauvres. C’est pourquoi, tout en parlant sans complaisance des ghettos urbains, Wilson a refusé toute notion de culture de la pauvreté qui pourrait stigmatiser davantage encore leurs habitants. Au lieu de s’efforcer de changer les traits culturels des pauvres en insistant sur l’obligation d’un travail à fournir ou d’une formation à suivre en échange du welfare, il faudrait, selon Wilson, opter pour un concept d’isolation culturelle qui mette l’accent non pas sur les failles des ghettos, mais sur l’importance des contacts à établir avec les autres groupes de la population et sur la nécessité d’y accroître les opportunités d’emploi.
Malgré ces précautions, la référence aux comportements dans la définition de l’underclass de Wilson a donné du crédit à des chroniques journalistiques cherchant à exagérer les maux des ghettos urbains pour mieux accrocher l’attention de leurs lecteurs. Depuis, pour reprendre un texte de parlementaires américains14, une bonne part de l’opinion publique croit que « la caractéristique essentielle de cette partie de la population… est son comportement en désaccord avec les valeurs acceptées comme fondamentales par le reste de la société… l’« l’underclass » est composée d’Américains pauvres avec de multiples problèmes de comportement, dont le fait de quitter l’école avant la fin des études, d’avoir des enfants hors du mariage, d’être dépendants du welfare, d’utiliser de la drogue, et de commettre des crimes. »
Deux ouvrages collectifs publiés par les universitaires de renom ont heureusement permis de rétablir un peu de mesure15. Si la pauvreté est en hausse aux Etats-Unis, il ne faut pas verser dans un discours catastrophe qui légitimerait un supplément d’autoritarisme vis-à-vis des personnes et familles concernées. Si l’on considère la grande pauvreté comme un cumul de précarités, certains facteurs de pauvreté se sont effectivement aggravés au cours des vingt dernières années (chômage des hommes et naissances hors mariage). D’autres facteurs ont cessé de s’améliorer (nombre de grossesses chez les adolescentes et pauvreté économique). En sens inverse cependant, la montée de quelques dangers a pu être jugulée (ex. proportion des familles dépendantes du welfare et de la délinquance), et certaines précarités sont en baisse (ex. nombre d’enfants ne terminant pas leurs études).
Conscient de l’usage sensationnaliste et accusateur de sa définition de l’underclass, Wilson a annoncé qu’il n’utiliserait plus ce terme. Malheureusement, l’histoire a ses dogmes qui sont lents à mourir. Selon Herbert Gans16, la poursuite de l’usage du concept d’underclass pourrait être le signe que l’économie, la société et le langage se préparent à un avenir dans lequel certaines personnes seraient plus ou moins en permanence sans emploi. Ces personnes seraient alors blâmées pour leur condition, et forcées de se comporter d’une manière qui permettrait aux non-pauvres de les exclure et les considérer comme non méritantes.
Conclusion : du réalisme dans les ambitions
Conjoncture difficile et lenteurs de l’histoire : le constat est d’autant plus sévère que les Etats-Unis ont essayé avant l’Europe de lutter à large échelle contre la pauvreté. Nombreux sont ceux qui considèrent que la guerre contre la pauvreté de Lyndon B. Johnson fut un échec. Ce sentiment d’échec a constitué jusqu’à ce jour une forte source de ressentiment vis-à-vis du welfare et l’un des plus grands obstacles à une mobilisation en faveur des plus défavorisés. « On a déjà donné », disent en d’autres termes les Américains. Il faut espérer que l’arrivée de M. Clinton à la présidence permettra de changer cet état de choses.
En France, ATD Quart Monde se mobilise actuellement pour qu’une loi d’orientation contre la grande pauvreté soit adoptée. Cet objectif est juste en soi et il doit être atteint, mais il faut aussi que l’on n’assiste pas dans vingt ans à un retournement de tendance en France, similaire à celui que l’on connaît aujourd’hui aux Etats-Unis. Quelle a été l’erreur fondamentale de la guerre contre la pauvreté aux Etats-Unis ? Celle de promettre beaucoup et de tenir peu17. Puisque nous connaissons les rigidités et les difficultés de mise en œuvre des politiques, peut-être faut-il tâcher, tout en essayant d’aller le plus loin possible, de ne point trop promettre ? Si le manque d’ambition est une violence faite aux pauvres18, le réalisme dans les ambitions n’est pas équivalent à un compromis.