Le cercle infernal (échec scolaire, sous-formation, non-emploi) peut être brisé par des jeunes très pauvres si l’on croit en eux, en leurs capacités, si l’on intègre leur histoire et l’on associe leurs familles dans une formation liée à un projet bien à eux.
La famille Steur vit depuis toujours dans une extrême pauvreté. Mme Steur est illettrée, M. Steur en invalidité depuis l’âge de vingt et un ans. Leurs huit enfants ont tous suivi une scolarité réduite et expriment clairement le handicap que la misère représente pour réussir formation et insertion professionnelles.
L’aîné : « Les enfants de familles pauvres ne peuvent pas apprendre parce qu’on les embête et que ça les rend fous en classe. Alors, tu prends du retard. A un moment donné, c’est comme si une bombe explosait dans ta tête et tu penses : il faut que ça éclate. Et hop, voilà le cahier par terre et tu rentres à la maison, allez-vous faire voir, trop c’est trop. »
Le second fils : « Je suis rentré à l’école professionnelle premier degré, mais je n’avais pas de cache-poussière. C’était à mes parents de m’en payer un, mais ils n’avaient pas d’argent. Lorsque le professeur me demandait pourquoi je n’en avais pas, je répondais : « oublié », ou bien je devenais insolent, parce que je ne voulais pas dire que nous n’avions pas d’argent. La situation s’est gâtée. »
La seconde fille voudrait devenir coiffeuse, mais pour pouvoir suivre une formation elle doit acheter elle-même un certain nombre d’instruments. Et il n’y a pas d’argent pour ça.
A quinze ans, la dernière sait à peine lire et écrire. Elle a abouti dans l’enseignement spécialisé.
M. Steur sait qu’on tourmente ses enfants à l’école, qu’on les insulte. Alors il dit : « J’aime trop mes enfants pour les envoyer à l’école ! »
C’est au domicile de la famille Steur que sera rédigée la lettre qui donnera le départ du mouvement des jeunes aux Pays-Bas, puis de la Maison des métiers. Les premiers jeunes contactés ont été connus du Mouvement parce qu’ils ont séjourné avec leurs familles à la ferme de vacances familiales créée par ATD. Pour les Steur, comme pour bien d’autres, ce premier départ en vacances a été une véritable aventure mais il a porté des fruits. On est moins isolé dans ses difficultés, on s’écrit. Les premiers jeunes qui bâtiront et fréquenteront la Maison des métiers ont un peu de passé en commun.
Du jeu de cartes au jeu des métiers
Un immeuble est trouvé en 1987. Une maison de trois étages avec une cave. Au premier étage elle dispose de trois grandes pièces séparées par des cloisons avec de grandes baies vitrées. Certains visiteurs pensent que rien ne peut être entrepris avec les jeunes à cet étage, que les vitres vont voler en éclats. D’autres, que certains espaces devraient être fermés aux jeunes qui risquent d’être incités à utiliser le matériel pour leurs propres besoins. Mais l’équipe sait qu’à certaines conditions ils sont très capables de respecter les lieux. Il faut réfléchir avec eux à la destination de chaque espace. L’accord arrivera au bout de nombreuses et longues réunions qui permettront à chacun de se sentir concerné.
Et parce que cet aménagement se fera en même temps que la création d’une pièce de théâtre, l’affectation de chaque espace trouvera son sens à l’intérieur de ce projet : salle de répétitions, ateliers pour les décors, etc.
L’existence d’un lieu créé par eux et pour eux va permettre aux jeunes de ce quartier très pauvre de La Haye d’avoir des projets, des idées, des rêves que l’équipe saura orienter dans le sens de l’objectif de cette Maison des métiers. Dès le début, il a été clair pour chaque jeune, chaque famille, chaque volontaire : « Promouvoir l’accès à la formation professionnelle et à l’emploi pour les jeunes les plus démunis. »
Quand il est question d’aménager l’espace « accueil » de la Maison, les jeunes souhaitent d’abord une sorte de salle de séjour avec banquettes et petit bar pour jouer aux cartes ou au loto. Mais cette proposition ne répond pas à l’objectif. Ils rediscutent longuement leur projet pour aboutir à une salle d’accueil dont les photos représentent les jeunes rencontrés au cours des années, la télévision sert à passer les vidéos réalisées sur les voyages et les activités. Puis sur proposition d’un jeune ce lieu servira à accueillir et écouter des professionnels qui viendront présenter leurs métiers « afin de nous aider à choisir un métier. Nous pourrions aussi demander à ces personnes de nous aider à trouver un travail fixe… Nous devons discuter de quels gens doivent venir. Nous pourrions réfléchir ensemble aux questions que nous voulons poser à ces personnes et les écrire… » La pièce d’accueil est devenue lieu de formation.
De la même façon le désir de Han de démarrer une discothèque dans la grande salle de théâtre ne semble avoir que très peu de rapports avec l’objectif de la Maison des métiers. Après quelques échanges, il apparaît plus intéressant d’organiser des soirées « disco » ailleurs, mais de proposer ici un programme pour apprendre à les animer.
Han et Bert montent une sono. Bert bégaie terriblement, mais avec Han il s’exerce à annoncer les disques. « Les jeunes aident les jeunes », dit-il.
Il se mettent au travail à la Maison des métiers. Ils réalisent un programme en plusieurs leçons pour expliquer aux jeune comment on peut monter une discothèque, entretenir et réparer la sono. Le cours sur l’utilisation du micro et sur la façon de surmonter un trac est particulièrement intéressant. Au micro, Bert a beaucoup moins de peine à parler clairement. On songe à la possibilité de créer dans la Maison des métiers une sorte de studio de son où les jeunes pourraient faire leur programme radio et apprendraient en même temps à s’exprimer.
Bibliothèque et ordinateur incitent à un réapprentissage de la lecture dans un environnement où il n’y a plus de honte. La vidéo permet aux jeunes de parler d’eux et de leurs espoirs aux autres habitants du quartier : préparation, organisation, comptes rendus à la presse, les voyages ouvrent une porte supplémentaire vers la formation, l’acquisition de connaissances et de savoir-faire.
Ils deviennent acteurs. De théâtre. De leurs vies
« Justice au cœur » (Recht uit het hart). Tel est le titre de la pièce de théâtre dont la mise en œuvre mobilisera de nombreux jeunes de la Maison des métiers, certaines de leurs familles et des « alliés » professionnels du spectacle.
C’est un vrai projet artistique qui entraînera tout naturellement de véritables apprentissages. La construction des décors sera couplée à la menuiserie et à la peinture, les costumes aux dessins de patrons et à la couture, l’éclairage aux travaux d’électricité.
Les acteurs se rencontrent pour la première fois en février 1987. Certains se connaissent, d’autres pas. Après avoir fait connaissance et entendu l’explication des plans, les jeunes discutent du scénario provisoire. Des exercices gestuels, des improvisations, ouvrent chaque séance.
Le contenu des scènes indiqué dans le scénario est retravaillé. Les discussions amènent à changer un certain nombre d'éléments à la structure du scénario. A la suite des discussions sur les scènes et les situations scéniques qui en découlent, le texte est écrit et les personnages de la pièce deviennent de chair et de sang.
Le texte écrit est lu ensemble et discuté. Il donne maintenant une vue claire de la signification précise et de la fonction de la scène et chacun peut s’imaginer le personnage qu’il va jouer.
Dans la pièce, différentes techniques d’éclairage, de son et de décor sont utilisées. A cette phase, les jeunes assistent à des représentations de deux groupes théâtraux pour voir les effets de certaines techniques. En effet, le récit est soutenu par une série de diapositives et une scène de rêve, un effet théâtral avec différents éclairages de couleur et de la musique. Parallèlement, le récit est achevé, il comprend une introduction, un développement et un dénouement. Dans la pièce, il y a trois chansons.
Les groupes responsables des décors et de la technique d’éclairage travaillent la plupart du temps indépendamment du groupe d’acteurs. La préparation matérielle de la tournée est divisée en différents domaines. Cela donne un but, détermine les apprentissages nécessaires, et, par conséquent, les occasions de formation.
- Menuiserie, travail du bois : construire en décors une cloison du fond du théâtre représentant une rue, façade avec deux portes et trois fenêtres. De grands panneaux pour suggérer des salles de séjour. Des constructions pour des effets spéciaux.
- Électricité : apprendre à installer l’éclairage avec une console de contrôle. Installation de son et de projection de diapositives (dirigée par ordinateur).
- Couture : concevoir et réaliser les costumes. Entretenir les costumes pendant la tournée.
- Transport : transporter, charger et décharger les décors et les accessoires dans un grand camion. Transporter les acteurs et les aides.
- Planning, organisation et compte rendu : mettre en place une tournée dans huit théâtres différents. Planning de la construction et du démontage des décors. Aspect financier, relation avec les groupes dans le pays pour la vente de billets. Rédaction de lettres, réponses aux questions par téléphone. Écriture de comptes rendus pendant la tournée et d’un album ensuite. Préparation de l’hébergement des acteurs et des techniciens pendant les représentations , etc.
- Publicité : réaliser un livret programme et une affiche. Rencontrer la presse et des groupes dans le pays pour un soutien dans l’organisation et la publicité de la tournée.
- Photographie : apprendre à photographier pour pouvoir fixer les répétitions et les représentations.
Ces éléments sont exécutés le plus possible avec les jeunes ; des alliés possédant diverses compétences professionnelles soutiennent les jeunes (chauffeur de poids lourds, menuisier, électricien, photographe, maquilleur, régisseur, dessinateur, publicitaire, etc).
Trois chansons sont accompagnées par une guitare, un violon et un accordéon. L’accompagnement musical donne la sécurité, rend les chants plus puissants et contribue à l’atmosphère générale de la pièce.
Jouer les représentations à travers le pays est une expérience unique. L'équipe du décor et de l’éclairage voyage souvent la veille au soir vers le lieu de représentation pour commencer l’installation. L’équipe de construction est souvent constituée de dix à quinze jeunes qui ont tous une mission particulière : l’installation de la salle, de la lumière et de la sonorisation, la construction du décor et, pendant la représentation, le déplacement des pièces du décor. Après la représentation la même chose en ordre inverse. Un exercice intense de travail en équipe poursuivi jusqu’au dernier moment. La force et la motivation que mettent les jeunes dans ce travail, sont dues au fait que chacun se sent partie prenante de quelque chose de très grand. Des savoir-faire importants dans une pratique de travail quotidienne sont mis en jeu en fonction d’un projet.
Les jeunes qui fréquentent la Maison des métiers y formulent de différentes manières leurs demandes d’apprendre. Ces quatre années d’expérience ne montrent pas que ce projet règle toutes leurs difficultés. Mais elles mettent en évidence que les jeunes avancent, ne souhaitent pas rester dans leur situation. La Maison des métiers leur donne un élan. Il serait nécessaire que cet élan puisse être repris dans des programmes de formation professionnelle. Malheureusement les pouvoirs publics ont des difficultés à reconnaître les jeunes les plus démunis, à tenir compte de leurs aspirations et à leur donner la priorité dans leurs programmes de formation.
Aux Pays-Bas, en 1984, un programme pour l’emploi, intitulé « Projets expérimentaux de travail pour les jeunes », annonçait principalement deux objectifs. Le premier était d’atteindre les jeunes les plus laissés-pour-compte et le second visait à arriver le plus rapidement possible à des projets financièrement autonomes : il fallait que les projets soient rentables dans un délai donné. Cette contrainte pesait sur la forme et l’exécution de ces projets dans le sens d’une exclusion des plus défavorisés et la durée d’expérimentation était souvent trop courte pour faire ressortir les vraies questions que pouvait poser leur rare participation.
Après deux années, l’évaluation réalisée a fourni des indications concernant les jeunes qui n’avaient pas été atteints par le projet ou l’avaient abandonné. Il eût été alors logique de recommander que les objectifs et le programme soient révisés pour mieux atteindre le public cible, ou en cas de trop grande difficulté, d’arrêter. Au lieu de cela, la conclusion fut de poursuivre malgré tout…. avec un public mieux armé.
Une telle conclusion suscite une série de questions : Où sont les jeunes dont l’évaluation dit qu’ils ont quitté ce projet au départ conçu pour eux ? Qui parle en leur nom ? Qui s’occupe d’eux ? Cet exemple montre que la représentation de la vision des plus pauvres est indispensable car, autrement, les programmes et les projets poursuivent leurs cours, mais les plus pauvres n’en sont que davantage exclus.
La grande difficulté de notre expérience est que l’action de la Maison des métiers ne fournit pas directement une formation ou un emploi. A de nombreuses reprises, il a fallu expliquer que les jeunes ne veulent pas être enfermés dans des structures spéciales, mais désirent participer aux formations professionnelles existantes et qu’il faut, par conséquent, s’engager à modifier ces formations afin qu’elles prennent réellement ces jeunes en compte. Dans l’optique d’un tel objectif politique général, le rôle spécifique d’un projet comme la Maison des métiers consiste à dépister les obstacles qui empêchent les jeunes de participer et d’être associés à la recherche des solutions. Elle peut le faire en assurant le partenariat des jeunes, grâce à la confiance gagnée auprès d’eux.
Elle a prouvé qu’en demandant à ces jeunes de défendre l’ambition de toute une jeunesse de vivre dans la fierté et la dignité, les animateurs ont trouvé en eux des partenaires sérieux.