Vers un autre savoir

Jean Lecuit

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Jean Lecuit, « Vers un autre savoir », Revue Quart Monde [Online], 140 | 1991/3, Online since 05 February 1992, connection on 19 April 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3710

Les familles en grande pauvreté sont, en général, étudiées du point de vue de ce qu’elles n’ont pas, ne sont pas, ne font pas. En se mettant en position d’agir avec elles pour soutenir leur refus de la misère les volontaires du Mouvement ATD Quart Monde choisissent un point de vue qui réhabilite leur capacité d’être partenaires. Comment une connaissance s’élabore-t-elle dans cette action ?

Index de mots-clés

Epistémologie

Depuis une quinzaine d’années je fréquente de très près les plus pauvres. Souvent, j’ai constaté que les hommes, les femmes et les familles vivant au bas de l’échelle sociale sont une énigme pour beaucoup de leurs concitoyens. Ils font même peur. Ils semblent résister à toute intervention. Ils en ont acquis une réputation de « fainéants », de « gens qui ne veulent pas s’en sortir », de « familles qui se complaisent dans la misère »…

Deux obstacles sont dressés sur la route de celui qui veut les connaître : la différence des expériences et celle du langage. Face à des personnes et des groupes vivant des expériences différentes de la leur propre, une personne et son groupe social d’appartenance sont désarçonnés et peuvent se sentir mis en question. La rencontre avec la misère qui atteint si manifestement l’être au niveau de la survie et de la vie sociale accentue l’interrogation. Le réflexe normal est de s’en défendre en trouvant à cette différence une explication extérieure aux personnes ou aux groupes qui les expérimentent : la misère appartient à l’ordre des choses pensait-on autrefois ; elle est le fruit des structures socio-économiques estime-t-on communément aujourd’hui. Pourtant, bien des guerres et des souffrances ont enseigné que le dialogue entre personnes et entre groupes sociaux ou ethniques, pour difficile qu’il puisse être, est le seul chemin possible pour parvenir au minimum de sécurité requis dans la relation avec le différent.

Le drame, quand il s’agit de l’extrême pauvreté est que les langages sont tellement éloignés les uns des autres, qu’ils en sont inintelligibles, bien que, entre citoyens d’un même pays, la même langue ou les mêmes mots soient habituellement communs aux interlocuteurs. Il en résulte des incompréhensions donnant lieu aux jugements portés sur les hommes et les femmes en grande difficulté.

Ces pierres d’achoppement ne sont pas seules à encombrer le chemin. La misère extrême appelle à l’aide. Le premier mouvement est de porter secours dans cette nécessité extrême et de s’enfermer dans une relation d’assistance et de dépendance.

Une pré-connaissance

Le chemin parcouru avec ces personnes et familles en grande pauvreté par le volontariat ATD Quart Monde, à la suite de son fondateur Joseph Wresinski, ouvre à une perception de ces familles, à une autre connaissance de ce milieu. Le point de départ de cette connaissance est le suivant : l’être le plus misérable est, comme tout homme, porteur d’attentes, de projets, d’une utopie qui le font vivre. Peut-être n’est-il pas le « fainéant », le « jean-foutre » dont on lui a donné l’étiquette ! Cette hypothèse est minimale. Elle est suffisante pour regarder le plus pauvre autrement.

Cette conviction permet de s’engager avec les citoyens les plus rejetés en vue d’agir avec eux pour leur pleine participation à la vie sociale. Elle constitue une pré-connaissance intuitive de ce que sont vraiment ces concitoyens. Tout l’effort de connaissance consiste à affiner, asseoir et développer, voire à remettre en question, le plus rigoureusement possible, cette pré-connaissance.

Joseph Wresinski savait d’expérience que les jugements généralement portés sur les plus pauvres sont erronés. Sa famille avait été réduite à la misère. Il avait éprouvé le regard humiliant de l’assistance, apprenant pourtant jour après jour les innombrables efforts et le courage des hommes et des femmes qui la subissent, pour venir à bout de leur situation, très souvent sans succès. Il a transmis à ceux qui l’ont suivi la conviction que la destruction de la misère commençait par une meilleure connaissance des personnes qui la vivent. Conviction confirmée, à son école, par leur propre rencontre avec l’extrême misère. Ensemble, ils bâtirent un autre regard, un autre savoir sur ceux que souvent la société environnante estime « irrécupérables. »

Un tel choix méthodologique met d’emblée dans une autre relation par rapport au plus pauvre. Il change le point de vue et ce changement conduit à un autre savoir permettant des actions libératrices, autres que celles coutumières de nos sociétés ou qui demandent à tout le moins, de profondes modifications de leurs manières d’agir.

S’apprivoiser

En tant que volontaires ATD Quart Monde nous entendons rejoindre des hommes et des femmes, ignorés de tous, là où ils vivent pour leur permettre, s’ils le veulent, d’exercer leur citoyenneté. Nous participons en cela à la conscience commune qui refuse la pauvreté dans laquelle trop d’êtres humains sont condamnés à vivre. Nous considérons que les échecs répétés pour l’éradiquer ne sont pas fatals. Il faut explorer d’autres voies.

Cela commence par l’apprivoisement, au sens employé par le renard du Petit Prince. Certains scientifiques croient que la connaissance demande de rester à l’écart de ce qu’on veut connaître. Notre observation, au contraire, est engagée dans une histoire avec les très pauvres.

Elle demande du temps à quiconque entend apprendre du plus exclu ce qu’il fait, ce qu’il pense et ce qui le fait vivre. Arrivant dans un quartier réputé pauvre, comme bien d’autres avant moi, j’ai fait cette démarche de mise à l’écoute en ignorant pratiquement tout des familles les plus pauvres du lieu. Ce fut un temps de présence discrète mais ouverte et décidée. Que faire d’abord sinon vivre comme chacun en se taisant, en étant attentif. On dit qui l’on est lorsque la question est posée.

Cette présence n’a rien de passif. Elle se nourrit de l’observation, d’une transcription écrite fidèle, et même scrupuleuse, de tout ce qui apparaît au regard : lieux et comportements, rencontres, etc. Cette transcription permet de garder mémoire des observations du vécu et évite de donner trop de poids à la première compréhension qu’on en a. En outre, des documents de toutes natures, écrits, photos, dessins, objets qui rendent compte de l’histoire des plus pauvres, de leurs efforts dans les lieux où l’on s’est fixé concourent à la découverte.

J’ai appris au jour le jour que cette écriture est la démarche fondamentale de cette connaissance rigoureuse. Elle est le premier moment de l’intériorisation, elle aide à prendre la distance nécessaire, à se poser des questions sur notre compréhension de la vie des plus pauvres et d’en garder mémoire.

Néanmoins, cette connaissance n’est pas une fin en soi. Elle sert d’abord le dialogue et la relation avec ces êtres exclus pour leur permettre de faire connaître leurs attentes de changement et de contribuer avec d’autres à les mettre en œuvre.

Lorsqu’un minimum de confiance est établi, il devient possible de commencer quelque chose ensemble. Dans l’agir commun, les êtres se révèlent. Il est essentiel alors de continuer sans trêve le travail de consignation fidèle de tout ce qui se passe et se vit, des informations diverses qui parviennent, des questions et des interrogations, éventuellement, des appréciations ou jugements spontanés que suggèrent ces observations et ce vécu. Notre propos n’est pas ici de détailler des actions possibles ou effectives. Il est plutôt de souligner qu’une action menée ensemble va se révéler comme une source de riche de connaissance. Au cours du long travail d'observation et de réflexion on perçoit certaines attentes des personnes, on développe une compréhension des contraintes matérielles ou autres qui pèsent sur elles. Comment savoir mieux que par l’action si ce que l’on a cru percevoir correspond vraiment à la réalité ? Si l’on a compris les significations des paroles, des gestes et des comportements ?

Découvrir l’expérience derrière les mots

Ainsi, pour revenir à ma propre expérience, ai-je, petit-à-petit, été amené à découvrir, comme tant d’autres, l’expérience derrière les mots. Quand les rapports sont devenus confiants, la rencontre des personnes les plus pauvres offre la possibilité de parler, de confronter la pré-connaissance acquise. Plus on entend et l’on tient compte de ce qu’elles disent dans l’action et plus leur parole se libère envers nous. Mais, la femme ou l’homme qui maîtrise mal la parole ne manque pas de réagir aux agissements de ceux qui interviennent dans leur vie. Dans leurs comportements, ils s’expriment. L’homme de terrain qui, par l’écriture, intériorise progressivement le vécu des très pauvres agit en fonction de ce qu’il perçoit. L’accueil ou le refus de son initiative est une première indication de l’exactitude de ses intuitions ou de ses hypothèses de travail. Une indication fiable car, en principe, elle révèle qu’il répond ou non à une attente. Cet accueil ou ce refus pourrait ne pas être la réponse à l’attente qu’il pensait avoir décelée. L’avenir, grâce entre autres à sa fidélité à l’écriture participante, lui fera découvrir ce qu’attendaient vraiment les partenaires de son action. Cette découverte prend du temps pour chaque personne. Mais elle peut être accélérée, soutenue par la connaissance déjà acquise par d’autres et par la confrontation des expériences. Sur le terrain, les équipes ATD Quart Monde se réunissent régulièrement pour comprendre ensemble le sens donné aux faits vécus par ceux et celles avec lesquels ses membres sont engagés. Au niveau du Mouvement tout entier, cette démarche est perpétuellement en route. Une connaissance se construit ainsi du vécu et des aspirations de toute une population dispersée sur des territoires aussi vastes que celui de l’Europe des douze1. De son vivant, le père Joseph Wresinski avait un rôle très important de questionnement et de réflexion pour ce décodage. C’était le fruit tant d’une expérience personnelle de la misère que du travail de toute une vie avec les familles les plus pauvres pour les faire respecter comme premiers partenaires. Il nous a appris que le refus de la misère par ceux qui la vivent est une clé face à leurs gestes incompris. Il est évident que notre connaissance, comme elle doit se nourrir des avancées des diverses disciplines des sciences humaines, doit aussi prendre appui sur la contribution exceptionnelle de cet homme qui reste très largement en avance sur la compréhension contemporaine de la grande pauvreté, de l’exclusion sociale et de la citoyenneté. Grâce à ces différentes confrontations, et à ces enrichissements, des significations émergent, des attentes se manifestent auxquelles répondent des propositions d’action ou d’évènements. En même temps, grandit comme une sensibilité commune entre personnes engagées sur le terrain, volontaires, alliés et familles du Quart Monde, aux différents niveaux du Mouvement.

Grâce à cet aller-retour permanent entre la recherche des plus pauvres, l’action et les contacts avec eux, et l’effort de compréhension, se bâtit au jour le jour une connaissance jamais achevée et toujours en question. Une grande sensibilité se développe qui devine presque d’instinct la présence d’un homme, d’une femme, d’une famille abandonnée de l’environnement. Un savoir s’élabore, fondé sur le partage des savoirs des très pauvres et de ceux qui les approchent, un savoir de participation.

Une connaissance de participation

Ce savoir, bâti sur l’engagement de personnes envers les plus pauvres, sur l’interaction et la confiance mutuelle entre les hommes de terrain et les familles très défavorisées, crée une mémoire collective qui leur est commune. A travers lui et les actions sur lesquelles il s’élabore, se propose une identité pour des familles et des personnes jusque-là écrasées par la honte de leur condition et réduites au silence. Une Hollandaise en témoigne en déclarant en public, à l’occasion de la sortie du livre « Le père Joseph Wresinski » dans son pays : « Je dois au père Joseph et au Mouvement de pouvoir prendre la parole aujourd’hui. Sans lui, jamais je n’aurais osé le faire. » Cette participation d’une population par ailleurs absente de toute la vie associative et politique plaide pour la validité du savoir sur lequel elle a pu se bâtir.

En conclusion

Nous pourrions présenter ce qui précède d’une manière un peu différente. Au point de départ, une question : Comment se fait-il que les actions entreprises par la société pour venir à bout de la pauvreté ne parviennent pas à l’éliminer ? En y regardant de plus près, beaucoup d’intervenants dans la vie des personnes et familles en grande pauvreté les abordent à partir de leurs manques et cherchent à combler ces manques. La connaissance sur les pauvres consiste alors à cerner au plus près la nature et l’ampleur de ces manques. L’effort entrepris est indispensable et pourtant l’entreprise semble le plus souvent consister à remplir le tonneau des Danaïdes : des énergies énormes sont dépassées et la pauvreté ne disparaît pas.

Des hommes et des femmes, à la suite de Joseph Wresinski, ont choisi une autre approche des très pauvres. Dans leur projet de faire disparaître l’exclusion sociale et la pauvreté, ils ont décidé de considérer le plus pauvre comme acteur, comme penseur. Dès lors, il s’est agi pour eux de relire la vie des plus pauvres, dans tous leurs comportements en cherchant à y découvrir la signification qu’en donnent leurs auteurs.

Ce choix les a amenés à s’engager aux côtés des hommes et des femmes les plus exclus et à bâtir des actions avec eux. Des actions dont ces hommes et ces femmes manifestent qu’elles les sortent de l’exclusion, qu’elles les font « rentrer dans le monde » comme Thérèse me le confiait un jour.

Utiliser un autre point de vue à l’égard des citoyens en grandes difficultés semble donc apporter une autre connaissance de ce qu’ils sont et vivent, et d’autres résultats dans l’action avec eux. Ce projet de connaissance est développé en vue d’un projet de société basé sur le refus de l’exclusion sociale.

1 On pourra se rapporter à l’article de Anne-Claire Brand dans la Revue Quart Monde n°139.
1 On pourra se rapporter à l’article de Anne-Claire Brand dans la Revue Quart Monde n°139.

Jean Lecuit

Jean Lecuit, né en 1931, est prêtre, jésuite et volontaire permanent du Mouvement ATD Quart Monde. Physicien de formation, il s’est attaché depuis 1971 à pratiquer le partage du savoir entre les plus pauvres et d’autres membres de la société, notamment du monde intellectuel et universitaire. Avec Bruno Couder, il est l’auteur de « Maintenant, lire n’est plus un problème pour moi » (Ed. Quart Monde)

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