Reconquête

Georges de Kerchove

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Georges de Kerchove, « Reconquête », Revue Quart Monde [En ligne], 127 | 1988/2, mis en ligne le 05 novembre 1988, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/3963

Il y a plusieurs années déjà, lorsque j’étais en contact avec Cyrille, d’un quartier très populaire du centre de Bruxelles, il avait dit un jour pour présenter le Mouvement à d’autres habitants de ce quartier : « ici on ne lutte pas pour les choses ; on lutte pour l’humanité ».

Index de mots-clés

Sans-Abri, Droits humains, Logement, Habitat

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Belgique

Cyrille était un sage respecté pour son expérience dans les cafés qu’il fréquentait. Il est mort depuis. Mais ses paroles sont restées présentes et donnent un étrange relief à la dynamique des Droits de l’Homme. Elles les font apparaître en holographie, leur confèrent une nouvelle dimension qui enrichit ce qui a été dit ou pensé jusqu’ici. Depuis longtemps, les philosophes se sont posé la question de la nature des droits fondamentaux. La question reste ouverte et Cyrille leur laissait le soin d’y réfléchir. Il prenait en fait les Droits de l’Homme par un autre bout. Je serais tenté de dire par le centre tant son questionnement me paraît essentiel. Il les prenait comme quelqu’un qui avait toujours aspiré au respect de la personne humaine et qui se l’était vu refuser à lui et aux siens pendant de longues périodes de sa vie. Non pas qu’il ait été victime d’injustices flagrantes ou de discriminations précises. C’était beaucoup plus flou, plus indistinct, presque impalpable et invisible pour la plupart. Mais lui sentait ses zones de non droit et elles l’oppressaient. Il ne s’agissait pas de droits de la première ou de la deuxième génération tels que les spécialistes les distinguent. Cyrille qui n’était pas spécialiste – il savait à peine lire et écrire – percevait intuitivement que tous les droits ne font qu’un. En réalité, lorsque les uns parlaient de droit, Cyrille pensait d’emblée à la personne, l’humain, comme il aimait dire.

Sa vie avait été un combat pour l’humain, avant d’être une revendication de droit, même si dans le concret il avait participé à de nombreuses luttes tendant à faire reconnaître certains droits aux plus exclus de son quartier. Mais ici encore, il était déroutant : il attachait plus d’importance à la reconnaissance qu’au droit proprement dit. Pour lui, le droit prenait corps par le reconnaissance du combat de ceux qui s’étaient résignés à ne plus l’exercer. Son expérience personnelle lui avait appris que contrairement à ce que d’aucuns affirment, tous les droits – mêmes les droits dits de l’homme – se prescrivent ; le non exercice les atrophie petit à petit. Une personne qui n’a plus exercé pendant longtemps un droit finit par se le voir contester et doit alors déployer une énergie extraordinaire, douloureuse même pour le faire respecter à nouveau. C’est que cet homme plongé dans l’arbitraire et l’humiliation se considère lui-même comme indigne de droit et son humanité s’en trouve tronquée et bafouée à ses propres yeux, autant qu’à ceux des autres. Les discours sur les droits se heurtent à son indignité et ne font même que la renforcer puisqu’ils lui rappellent son incapacité à les exercer.

Voilà pourquoi Cyrille parlait peu de droit. Il craignait de rabaisser encore les siens. Il leur parlait donc d’humanité.

Cyrille est mort il y a maintenant près de huit ans et pourtant je pense que son expérience des Droits de l’Homme a largement inspiré le combat des sans logis des gares de 1987, décrétée année internationale des sans-abri.

Cette action a donc une longue préhistoire aux ramifications variées. Cyrille en était en quelque sorte le penseur encore qu’il étoufferait probablement d’étonnement – du moins dans un premier temps – s’il m’entendait lui attribuer cette paternité.

Jean-Claude, Michel et Paul – trois franciscains – participent également à la genèse de ce combat. Animés du souffle révolutionnaire de l’Évangile des Béatitudes, ces trois religieux qui se voulaient pauvres parmi les pauvres, partageaient leur vie ; ils faisaient leurs les souffrances, les privations, les craintes mais aussi les joies, les espoirs et les rires des sans logis. Ils ne menaient aucune action mais leur présence rappelait que les clochards ne sont pas uniquement en quête de pain ou à l’affût de combines fructueuses mais que leur prière se tourne également vers Dieu. Les premiers rassemblements des sans logis s’étaient donc faits autour de ce monastère de la rue. Fidèles à la tradition des moines gyrovagues et mendiants, les franciscains, souhaitant poursuivre leurs pérégrinations à travers l’Europe, avaient demandé au Mouvement de reprendre le flambeau et c’est ainsi que me fut confiée la tâche de rendre le Mouvement présent parmi les sans logis.

Le rassemblement autour du procès

Le hasard a voulu qu’au moment où ce projet se réfléchissait, Paul, un des franciscains, fut arrêté du chef de vagabondage. Du fond de sa cellule de la prison de Saint-Gilles, il hésitait quant à l’attitude à adopter. N’était-ce pas sa vocation de partager l’enfouissement des exclus jusque dans les prisons ? Il fallait dès lors éviter à tout prix d’organiser une défense qui aurait pu le libérer. D’autre part, une défense relayée par les mass-médias ne pouvait-elle pas attirer l’attention du grand public sur les conditions de survie des sans logis et sur le caractère désuet et scandaleux de la loi de 1891 réprimant le vagabondage ?

Finalement, Paul choisit de se défendre1. Je n’évoquerai pas la manière dont furent présentées les plaidoiries. Cela n’a aucune importance ici. Par contre, il est un point essentiel qui ne peut être passé sous silence. À l’occasion du procès de Paul, le Mouvement ATD Quart Monde avait demandé aux familles du Quart Monde et aux sans logis d’être présents à l’audience pour témoigner de leur solidarité. La salle était comble et lorsque le tribunal acquitta Paul, le public répondit par des applaudissements et des ovations de joie.

À partir de ce jour, les choses n’étaient plus comme avant. Les sans logis avaient perçu une solidarité publique lors de l’audience. Eux qui ne connaissaient de la justice que les cachots des prisons, avaient bravé son ordre solennel et leurs applaudissements avaient conforté les magistrats dans le bien-fondé de l’acquittement. Une dignité devenait possible même si les conditions de vie restaient aussi précaires et difficiles.

Je percevais également un changement parmi les familles du Quart Monde qui participaient régulièrement aux Universités Populaires. Précédemment, même parmi ces familles les vagabonds inspiraient crainte et méfiance. Ne s’agissait-il pas malgré tout d’un milieu très marginal, essentiellement d’hommes seuls, souvent asociaux, d’alcooliques même en rupture de bans, qui risquaient de faire basculer l’équilibre fragile des familles ? Au cours des discussions, certains cependant évoquaient leur propre passé d’errance mais cette simple évocation était en soi inédite parce que jusqu’alors ils avaient dû tenir cachée une partie de leur existence qui leur faisait honte. Ainsi, la présence – encore bien limitée à ce moment – des sans logis, réconciliait les sous-prolétaires avec leur passé et loin de les fragiliser, elle permettait d’affirmer que la dignité n’est pas ternie par l’errance.

L’écho donné par les mass-médias à l’acquittement de Paul avait placé les sans logis pendant quelques jours sous les feux de l’actualité et les avaient déstabilisés : des voyageurs qui fréquentaient les gares depuis des années se rendaient brusquement compte de la présence des vagabonds assoupis sur les bancs, présence que le temps avait banalisée. Mais, plus encore, les passants ou la police réalisaient avec incrédulité que les sans logis pouvaient protester contre leur état permanent de condamnés en sursis. Le maintien de l’ordre dont elle a mission restait incompatible avec le spectacle peu tolérable d’une misère trop ostentatoire. Elle en était venue à multiplier les rondes pour prévenir d’éventuels débordements.

Ces derniers quant à eux se montraient inquiets et craignaient plus que jamais des contrôles accrus et des arrestations redoublées. Plus fondamentalement encore, ils pressentaient confusément qu’ils risquaient d’être dépossédés d’une dignité encore mal intériorisée.

L’opinion publique ne retenait que la cause d’ailleurs en passe d’être relayée par d’autres secteurs sociaux mais oubliait leur impulsion initiale, comme si leur concours devenait superflu, inutile ou risquait de faire obstacle à l’avancée de l’action.

Un pari sur la dignité

Que la loi réprimande le vagabondage soit critiquable, d’accord. Mais que ce soient les pauvres réduits à l’errance qui dessillent eux-mêmes nos yeux, nous fassent eux-mêmes percevoir cette injustice et nous invitent à la combattre, voilà qui bouleverse notre schéma de pensée.

Il fallait donc trouver des partenaires qui reconnaissent a priori que les vagabonds dispersés dans les gares étaient capables d’une pensée sur les Droits de l’Homme et qui respectent leur cheminement. Déjà, certaines réactions fusaient. Des politiciens se concertaient pour abroger la loi réprimant le vagabondage ce qui, disaient-ils, allait permettre de substantielles économies budgétaires. D’autres pensaient organiser des soupes populaires au bénéfice des vagabonds (ces soupes populaires ont d’ailleurs vu le jour à partir de Noël 1987, à l’initiative de certaines troupes scoutes de Bruxelles). D’autres encore estimaient qu’il fallait par priorité veiller à un meilleur accueil des sans logis dans les homes. Ces initiatives certes généreuses auraient amélioré le sort des sans abris, mais elles ne pouvaient renforcer leur dignité que si elles s’accompagnaient d’un changement radical de regard.

Je me souviens à cet égard d’une réflexion que j’ai entendue bien plus tard, au printemps 1988, de la bouche d’un sans-logis à qui je demandais ce qu’il pensait de la distribution de nourriture organisée dans les gares : « hier ce sont des enfants qui sont venus nous apporter la nourriture. C’était bien, parce que cela leur montrait ce qu’est la vie ; ils voient notre déchéance ».

Cette réflexion que j’évoque ici bien que chronologiquement postérieure illustre de façon douloureuse le poids de la déchéance. Elle montre également que les avancées décrites dans les lignes qui suivent restent fragiles : les stigmates d’une vie d’exclusion ne s’effacent pas en quelques mois, ni en quelques années.

Il s’agissait donc de parier sur la dignité absolue des sans logis. L’expérience de vie des exclus condamnés à l’errance est utile à l’humanité au même titre que celle de n’importe quel groupe social. Nier ou ne pas tenir compte de cette expérience revenait à mutiler l’humanité d’un chacun. Les sans logis sont capables de signifier publiquement, de rendre intelligible leur expérience et de forger une réflexion.

Dès le printemps 1986, ce pari prend forme d’un projet de pétition. Il s’agit de faire connaître publiquement l’opinion des sans logis sur une disposition légale dont ils sont la cible : la loi de 1891 réprimant le vagabondage.

L’errance, ultime aspect de la misère

Très vite, au fil des réunions (tenues tous les quinze jours) les discussions deviennent passionnées, parfois même violentes : si on supprime la loi, ou iront ceux qui, exténués, se présentent spontanément dans un dépôt de mendicité ? N’est-il pas pourtant inadmissible que la menace d’une privation de liberté sanctionne l’extrême misère caractérisée par l’errance ? Je ne retracerai pas ici le cheminement et les discussions souvent laborieuses d’hommes et de femmes que l’on avait perdu l’habitude d’écouter et qui avaient eux-mêmes perdu l’habitude de s’écouter mutuellement. Cependant, un enjeu important apparaît rapidement au cours de la réflexion : l’errance, n’est pas un cas à part, marginal, mais s’inscrit dans un long processus d’exclusion. Elle en est probablement un des ultimes aspects.

Le débat initialement limité à la nécessité de l’abrogation de la loi parut rapidement trop étriqué : il fallait également rechercher les causes de l’errance, comprendre l’éclatement de la solidarité familiale, expliquer l’absence d’insertion professionnelle, analyser l’incapacité de faire valoir des droits socio-économiques.

Une occasion unique s’est à cette époque présentée à ce qu’il convenait d’appeler le groupe ATD quart monde de la Gare. Le Mouvement belge préparait alors un forum dont la tenue était prévue en novembre 1987. Partout, dans la partie francophone du pays, des groupes approfondissaient différents thèmes du logement et mirent en relief des éléments originaux dont le lecteur peut prendre connaissance dans les actes du forum.

Les premières reconnaissances d’une dignité en recherche

Par ailleurs, au cours de l’année 1986, des événements significatifs jalonnent et renforcent la reconnaissance du travail des sans logis : le syndicat de la Magistrature belge consacre une journée de réflexion (février 1986) au vagabondage et sollicite entre autre l’avis du groupe. À quelques reprises, des assistantes sociales de CPAS ou de homes d’accueil, des médecins ou des journalistes participent aux réunions de la gare et se disent impressionnés par la qualité de la réflexion. Certains articles sont publiés. En novembre 1986, M. Poulet, ministre des Communautés françaises reçoit une délégation d’une vingtaine de sans logis et s’engage à faire état à ses collègues compétents de certaines difficultés administratives exposées par les délégués, résultant notamment de l’absence de carte d’identité.

En janvier 1987, pour lancer l’année des sans logis, RTL consacre une partie d’un reportage au groupe. Malheureusement, le tournage improvisé par les journalistes n’a pas été préparé et le groupe critique fortement l’émission estimant qu’elle n’est pas représentative. On fait reproche à certains intervenants d’avoir accaparé la parole, entre autre parce qu’ils étaient sous l’influence de la boisson.

Cette critique ne relevait pas de simples rivalités comme il en existe dans tous les groupes humains, lorsqu’une personne se met sur le devant de la scène. À l’occasion du tournage avait été transgressée la raison même de l’existence du groupe : chacun a droit à la parole et son avis est utile pour tous. Le non respect de ce principe essentiel enlevait tout crédit à la prise de parole au nom du groupe et faisait obstacle radical à sa représentation même si on pouvait adhérer dans les grandes lignes au témoignage filmé.

En ce début 1987, à travers cet échec apparaissait en filigrane le chemin formidable parcouru au cours des trois dernières années. Le groupe ATD Quart Monde des sans logis de la Gare centrale entendait que ses membres vivent entre eux, dans le quotidien, le respect de la parole de chacun et le groupe se reconnaissait par cette aspiration. Il était donc mûr pour lancer la campagne de pétition qui demandait publiquement le même respect de la part de tous. Tous les jalons étaient posés et le chemin tracé : aidés par de multiples sympathisants et diverses associations, les sans logis purent récolter en quelques semaines 10 000 signatures, ce qui n’est pas négligeable au niveau belge. Le 13 juillet 1987, M. Gol, ministre de la Justice nous recevait et se déclarait personnellement partisan de l’abrogation de la loi réprimant le vagabondage. Le lendemain, au cours d’une conférence de presse tenue dans un local de la gare centrale, les délégués du Mouvement et de l’association des Maisons d’accueil qui nous avaient aidés à l’occasion de la campagne expliquaient le sens de l’action.

Il est encore prématuré d’analyser les retombées de cette campagne tant au niveau de l’opinion publique que pour le groupe ATD Quart Monde des sans logis de la Gare. La question n’est plus tellement de savoir quand la loi sera abrogée. L’important est de rester en quête, de susciter même une expression et des signes de cette dignité reconquise mais demeurée fragile.

La reconnaissance d’une dignité perdue ne s’impose pas comme une réalité toute faite. Elle se construit, se recherche, s’invente et s’enracine dans un dialogue de confiance, constant et de longue durée qui bâtit l’identité des locuteurs et les rend témoins des Droits de l’Homme, c’est-à-dire citoyens de l’humanité.

1 Au moment où j’écris ces lignes, Michel, ayant choisi de partager la vie des détenus se trouve depuis plusieurs mois « mis à la disposition du
1 Au moment où j’écris ces lignes, Michel, ayant choisi de partager la vie des détenus se trouve depuis plusieurs mois « mis à la disposition du gouvernement dans la prison de Saint-Gilles ».

Georges de Kerchove

Né en 1948, Docteur en Droit, permanent du mouvement ATD Quart Monde depuis quinze ans, son engagement l’entraîna, à la même époque, à devenir avocat au Barreau de Bruxelles. Après quelques années de travail avec les familles, il participa à la réalisation de deux numéros de la revue « Igloo » sur la justice et les droits de l’Homme. Il fut ensuite membre de la représentation du mouvement à Strasbourg, avant de participer à la création de la maison Droit Quart Monde à Bruxelles, où il est encore aujourd’hui. Celle-ci est un lieu de réflexion et d’action sur la justice en référence aux plus pauvres.

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