Les grandes tourmentes de l’histoire inspirent souvent les artistes. Ils y puisent quantité de sujets pour nous parler de la condition humaine aux prises avec les bouleversements du monde. C’est pourquoi, au XXe siècle, certains cinéastes n’ont pas hésité à se confronter aux drames présents ou passés. Ainsi, Claude Lanzman avec « Shoah » ou, quarante ans plus tôt, Ernest Lubisch avec « To be or not to be », nous ont montré, l’un par un long document douloureux, l’autre par une désopilante comédie, l’horreur du sort fait aux juifs par les nazis.
Que nous propose notre époque comme regard sur les drames quotidiens de la misère et de l’exclusion ? Deux films récents dont les titres sont déjà étrangement parallèles : « La vie est un long fleuve tranquille » d’Étienne Chatillez et « De bruit et de fureur » de Jean-Claude Brisseau (d’après la réplique de Macbeth : « La vie est (…) une histoire pleine de bruit et fureur, racontée par un fou et qui ne signifie rien »). Au-delà de la convergence des titres – qui posent bien, chacun dans leur registre l’ambition de ces films, humour distancié d’un côté, tragédie de l’autre – il faut reconnaître que leurs mérites se situent aux antipodes l’un de l’autre : autant le premier est plutôt facile et assez racoleur, autant le second est dur et exigeant.
Le film de Chatillez se veut une comédie, genre infiniment difficile à réussir si l’on souhaite éviter les pièges du lieu commun et de la complaisance. Chatillez n’évite souvent ni l’un ni l’autre : son film joue à fond la carte des clichés et de la caractérisation superficielle des personnages en fonction de leur appartenance sociale. Il navigue du portrait incisif et drôle (pour les « bourgeois » ou les personnages d’enfants) à la caricature convenue et donc peu amusante (pour les « prolétaires »). Là est bien la difficulté d’un tel sujet : on peut se moquer des « puissants », de ceux qui sont « en haut ». L’humour est souvent la dernière défense contre les abus du pouvoir, qu’il soit politique, économique ou législatif. En revanche on risque de tomber rapidement dans l’abjection lorsqu’on se moque des travers des faibles, de ceux qui sont « en bas ».
Heureusement pour eux ces faibles ont dans le film une grande force : une volonté de vivre, envers et contre tout, quels que soient les moyens à employer et en premier contre les règles de la société et donc contre la loi. La « morale » du film (involontaire peut-être) est claire : condamner les gens à la survie, c’est les condamner à vivre dans un monde hors-la-loi, dans un monde d’avant le droit, un monde barbare.
Barbarie quotidienne et contemporaine qui est au cœur du film de Brisseau. Dans un rigoureux mélange de réalisme et d’onirisme, sans tape-à-l’œil baroque, façon « look » publicitaire, dans la mise en scène de la marginalité – ce qui est trop souvent le lot des films sur la « zone » – le film nous conte une fiction, une histoire qui n’usurpe pas la phrase de Cocteau sur l’art : « un mensonge qui dit la vérité ». De ce fait, « De bruit et de fureur » dépasse l’accumulation des faits divers sordides pour atteindre à la tragédie de l’homme : le parrainage revendiqué de Shakespeare est pleinement justifié.
Qui dit « tragédie » dit aussi « destin » avec la part de fatalité que cela comporte. Pourtant le film n’est pas un jeu de marionnettes manipulées par les fils d’une fatalité absurde qui les dépasserait et contre laquelle il serait impossible de lutter. Au cours de brefs instants, à l’issue de péripéties violentes, douloureuses et cruelles, l’espoir d’une libération, matérielle ou spirituelle, s’insinue entre les morts.
Brisseau ne sollicite pas notre pitié. Nous ne sortons pas de la salle la larme à l’œil mais comme hébétés, hantés par la vision de ce cauchemar salutaire, honteux de cette réalité si proche de nous. Longtemps après, nous nous demandons encore comment notre civilisation, puisque nous revendiquons ce terme, a pu laisser et laisse encore se développer cela, comment nos sociétés acceptent que des enfants barbares soient cantonnés aux marges de nos villes, comment nous tolérons la prolifération d’une jeunesse sauvage, comment nous acceptons, cinquante ans après la Seconde Guerre mondiale, que l’on continue à massacrer des innocents.