Le revenu minimum d’insertion à la lumière du rapport Wresinski

Claude Ferrand

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Claude Ferrand, « Le revenu minimum d’insertion à la lumière du rapport Wresinski », Revue Quart Monde [En ligne], 128 | 1988/3, mis en ligne le 01 mars 1989, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4004

Comment le Revenu Minimum d'Insertion peut-il contribuer à la lutte contre la pauvreté ?

La création en France du Revenu Minimum d'Insertion est un événement d’une portée considérable qui, de toute façon, modifiera profondément le paysage de la protection sociale.

Comment donc ne pas se réjouir que le Gouvernement et le Parlement veuillent faire franchir à la France une étape déterminante de la lutte contre la pauvreté.

L’établissement du Revenu Minimum d’Insertion peut être la meilleure ou la pire des choses, selon qu'on saura faire de cette loi une étape pour une politique de lutte contre la pauvreté véritablement globale, comme celle que propose le Rapport Wresinski, ou qu'on ne s'en donnera ni l’objectif, ni les moyens.

Je voudrais illustrer cela très concrètement.

Pas très loin d'ici, vivait une famille qui, faute de pouvoir trouver autre chose, s'était réfugiée dans une des maisons abandonnées près des pistes de l'aéroport de Roissy : pas d'électricité, pas d'eau, sinon celle de la pluie quand elle tombait. Pas de transport en commun, pas même d'école proche pour les jeunes enfants.

Cette famille aura droit au Revenu Minimum d’Insertion, car mises à part les prestations familiales, aucune ressource régulière ne rentre dans la famille.

Mais comment faire pour que l'avenir de cette famille, de ces jeunes enfants, soit vraiment consolidé au moment où ils vont pouvoir bénéficier du Revenu Minimum d'Insertion ?

Ce qui les a fait tenir, ce sont les enfants, la volonté de leur donner un avenir malgré la peur d'en être séparés.

Tous les travailleurs sociaux, les services de la Préfecture le diront : aucun office H.L.M. ne veut les reloger. Ensemble, ils ont pourtant déjà multiplié les démarches. N’y a-t-il pas là quelque chose à bâtir dans notre pays, pour que le droit à l'habitat puisse se matérialiser ?

Le Rapport Wresinski formule dans ce domaine des propositions bien concrètes, notamment celle d’une commission départementale Solidarité Logement, qui aurait mission de reloger tous les sans-abri.

L'accès à l'école de ces enfants qui n'ont pratiquement jamais été scolarisés et qui ont été marqués, malgré la volonté des parents, par une enfance dure, ne se fera convenablement que si du côté de l'école, un effort particulier peut être accompli pour que ces enfants soient accueillis, leurs parents respectés, non Jugés et que les retards déjà réels soient progressivement compensés. Là encore le Rapport Wresinski a étudié la question et contient un ensemble de mesures cohérentes pour que l'école puisse accomplir sa mission jusqu'au bout.

Le père de famille est encore jeune. Depuis des années, il travaille de-ci de-là, à chaque occasion possible, le plus souvent de façon non déclarée. Mais il ne peut plus faire état ni de certificat de travail valable, ni d'une compétence professionnelle monnayable sur le marché de l'emploi. Dans ce domaine encore, le Rapport du Conseil Economique et Social apporte une réflexion et des propositions qui concernent le monde économique, les partenaires sociaux et tous les agents du monde du travail.

Je pourrais encore illustrer ici les démarches indispensables pour que les membres de cette famille retrouvent la santé que la misère leur a ravie ; évoquer aussi l'apprentissage ou le réapprentissage d'une vie sociale, civique et associative rendue impossible par l'exclusion et la honte qui les marquent depuis longtemps, etc.

A chaque fois, nous retrouverions la nécessité qu'aux démarches, qu'aux essais de cette famille, se joigne l'investissement d'autres partenaires qui doivent en recevoir mission et moyens.

En réfléchissant à partir de la vie de cette famille, qui ressemble à des milliers d'autres que nous connaissons, et dont le témoignage est recueilli chaque jour par nos militants qui les rencontrent, les écoutent et les soutiennent mais aussi écrivent ce qu'ils voient et entendent pour le comprendre, nous voyons la nécessité que les partenaires de la société, les bailleurs, les instituteurs, les patrons, les syndicats, les formateurs, les médecins et les infirmières... se mobilisent et s'engagent dans le processus de participation des familles victimes de la misère.

Cette famille illustre aussi pourquoi le père Joseph dans son Rapport a tant insisté sur la nécessité d'une action globale, cohérente et prospective, seule réponse possible aux violations des droits de l'homme que constituent les conditions de vie des plus pauvres.

En effet, quelle chance de vaincre l'échec scolaire ont donc les instituteurs de ces enfants si ceux-ci ne sont pas mieux logés, si leurs parents ne peuvent leur payer des lunettes ? Comment le père pourra-t-il encourager ses enfants à travailler à l'école pour y réussir si lui-même est sans cesse inactif et inutile et qu'il sait à peine lire et écrire ?

Ce que nous disent cette famille et toutes les familles du Quart Monde que nous connaissons, c'est que le Revenu Minimum d'Insertion va échouer si, très vite, les moyens de mettre en œuvre le Rapport Wresinski dans sa totalité ne sont pas programmés et entrepris pour les familles ayant droit au Revenu Minimum d'Insertion, et aussi pour celles qui n'y auront pas droit parce que pensionnées et bénéficiaires d'un petit travail par exemple.

Le Revenu Minimum d'Insertion est un point d'appui pour une action cohérente, globale et prospective. C'est une étape déterminante par le début de solvabilisation qu'il apporte et l'assurance maladie qui y est jointe. Mais cela n'est pas suffisant pour la plupart des familles en situation de grande pauvreté que le pays veut prendre en compte aujourd'hui. Il est absolument indispensable que les orientations du pays soient bien claires et explicites si nous voulons rétablir la justice, au nom des droits de l’homme, au nom de la fraternité avec les plus pauvres qui sont nos concitoyens.

Pour cela, nous comptons beaucoup sur les parlementaires et le Gouvernement à qui nécessairement revient la responsabilité de mobiliser toutes les forces de l'Etat, d'impulser dans le pays la lutte contre la pauvreté. Le père Joseph avait déjà beaucoup agi pour faire appliquer son Rapport en France et obtenir qu'il serve de référence dans le Monde.

Par sagesse, sachant combien cette application était ambitieuse, il avait accepté l'idée des départements-pilotes, où serait expérimentée cette manière d'agir globalement qui fonde toutes ses propositions.

Le Revenu Minimum d'Insertion sera d'emblée généralisé dans toute la France. Si les responsables politiques continuent à penser qu'il n’est pas possible de développer dans tous les départements les propositions du Rapport Wresinski, il faut au moins garder le principe d'un nombre limité de départements-pilotes où celles-ci seraient expérimentées.

Le père Joseph avait également voulu que soit mise en place auprès du Premier Ministre une Commission interministérielle de la lutte contre la pauvreté.

Le Secours Catholique a récemment formulé la même demande au Président de la République. La compétence de la Commission interministérielle du Revenu Minimum d'Insertion déjà confiée à M. Fragonard pourrait être élargie à toute la lutte contre la pauvreté, et dans cette Commission, siègeraient les associations représentatives des plus pauvres comme ATD Quart Monde.

Enfin, le Rapport Wresinski jugeait qu'une loi d'orientation au terme de l'expérimentation de trois ans des départements-pilotes devrait manifester explicitement la volonté du pays d'engager la lutte globale pour les droits de l'homme, qui sont indivisibles entre droits économiques, sociaux et culturels et droits civils et politiques.

Cette loi engloberait toutes les réformes législatives nécessaires, comme celles conduisant notamment à un vrai droit au logement, à un vrai accès aux soins, à un vrai droit à la formation...

Le père Joseph voyait là la manière de préparer les pauvres à l’Europe de 1992 et, du même coup, de faire de l'Europe que nous préparons une Europe digne de l'idéal démocratique.

Les familles du Quart Monde ne peuvent plus se satisfaire des réponses d'urgence qui ne bâtissent pas l'avenir. Les familles du Quart Monde ne veulent plus de l'assistance qui les humilie et les coupe des solidarités et des responsabilités.

Les familles du Quart Monde, depuis que l'un des leurs s'est levé, les a mis debout en Mouvement, a gravi avec eux les unes après les autres les marches des instances nationales et internationales, veulent avoir les moyens de leur dignité pour être des citoyens à part entière, des citoyens libres et respectés. Plus personne ne peut douter de leurs capacités.

Ce qu'elles demandent depuis toujours, c'est d'être prises au sérieux, entendues, consultées en partenaires sociaux, ayant une expérience de vie à faire valoir. Rien qui les concerne ne peut se faire sans elles. C'est l'un des enjeux de la participation qui doit se penser en accord avec les personnes concernées dans une programmation et une évaluation avec elles.

Quelle insertion ?

La mise en œuvre des moyens d'insertion, conjugués à la création du Revenu Minimum, ne doit pas correspondre simplement à une nouvelle mission confiée seulement aux travailleurs sociaux et/ou aux associations humanitaires. Comme le montre le Rapport Wresinski, c'est par la mobilisation directe des partenaires usuels de la vie économique, sociale et culturelle que doit passer le développement des nouveaux moyens d'insertion des plus défavorisés.

C'est pourquoi, l'insertion doit être réfléchie, impulsée, évaluée au plan national par une commission interministérielle placée auprès du Premier Ministre, et au plan départemental par une commission départementale d'insertion, responsable du Fonds départemental d'insertion.

La commission départementale pourrait passer convention avec différents partenaires associatifs, administratifs, économiques chargés de mettre en œuvre la politique de lutte contre la pauvreté qu'elle aurait définie (en s'inspirant, particulièrement, des propositions du Rapport Wresinski).

L'action de la commission nationale mobilisera toutes les administrations concernées, contribuera à dégager une meilleure connaissance des situations vécues par les personnes et les familles très défavorisées (statistiques et données qualitatives) et évaluera l'impact des dispositifs mis en œuvre.

Cette manière de concevoir la politique d'insertion sociale est la seule qui puisse vérita­blement créer le passage de la situation actuelle où les pauvres sont abandonnés ou assistés par une société qui ne les voit pas ou se contente, à leur égard, d'une aumône de survie octroyée de façon arbitraire par des œuvres ou des instances publiques et privées, à une nouvelle mentalité fondée sur le respect des Droits de l’Homme et la confiance dans les potentialités de promotion des plus défavorisés.

Il serait en effet dramatique que tout l'effort d'insertion soit concentré dans le secteur social qui n'a pas les moyens d'obtenir la nécessaire mobilisation des autres partenaires. On demanderait alors aux plus pauvres de se mobiliser pour un changement qui ne serait pas voulu, suivi, encouragé par le monde scolaire, le monde économique, le monde associatif et culturel, lesquels continueraient leurs pratiques exclusives sans prendre en compte les besoins et les espoirs des plus pauvres.

Lutter contre la pauvreté, c'est donner aux plus pauvres les moyens d'agir pour changer leurs conditions. C'est aussi, simultanément, obtenir des Institutions qu'elles se transforment pour contribuer à la promotion et à la participation des plus défavorisés.

Dans ces conditions, les contrats d'insertion devraient se développer selon des formes très larges. Ils ne seraient pas une sanction ou une contrepartie du minimum garanti, mais un engagement collectif dans lequel les plus pauvres seraient les partenaires d'institutions les plus diverses : école, organisme de formation, associations sportive, culturelle, d'éducation populaire... avec des contrats tripartites signés par les intéressés, l'organisme concerné et la commission départementale d'insertion.

Mais dans la plupart des demandes, il reste à réaliser les conditions indispensables capables de rendre possible /'insertion sociale de tous ceux qui vivent actuellement en-deçà des droits sociaux les plus élémentaires (et non pas seulement les bénéficiaires du RMI). ce qui les condamne à une grande insécurité d'existence. Et sans sécurité, quelle insertion sociale est possible ?

Le rapport Wresinski a fait, à cet égard, des propositions concrètes, notamment

- attribution d'une pré-allocation logement capitalisée ;

- accès à une couverture complémentaire d'assurance maladie (cf. dispositif imaginé et pratiqué en Meurthe-et-Moselle) ;

- attribution d'un crédit-formation auprès des instances de formation ;

- possibilité d'une activité au moins à temps partiel, soit dans le cadre d'un travail rémunéré par un employeur, soit dans l'exercice d'une activité indépendante, soit dans le cadre d'une association.

Il faut, dès maintenant, expérimenter de façon systématique et globale l'ensemble de ces actions, en ayant la volonté d'atteindre tous ceux qui sont concernés, si nous voulons bâtir une politique nationale d'insertion sociale d'ici quelques années.

Claude Ferrand

Délégué Général du Mouvement International ATD Quart Monde

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