«Ni vu, ni lu, on tue»

Jacqueline Chabaud

Citer cet article

Référence électronique

Jacqueline Chabaud, « «Ni vu, ni lu, on tue» », Revue Quart Monde [En ligne], 130 | 1989/1, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 23 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4064

« La Dernière tentation du Christ », le film de Martin Scorsese, « Les Versets sataniques », le livre de Salman Rushdie ont fait couler le sang et de tels flots d’encre qu’il semble que tout ait été dit.

Que les uns défendent le respect dû à l’opinion d’autrui ou que les autres défendent la liberté d’expression, comment en rester là ?

En l’occurrence, beaucoup l’ont souligné, il s’agit moins d’opinion que de foi et donc d’identité tant il est vrai que la foi en Dieu – quelque nom qu’on lui donne – fonde l’identité du croyant. La première question venant à l’esprit est donc celle-ci : proclamer le respect dû à un autrui blessé, bafoué dans son identité personnelle et collective de croyant et se taire lorsque cet autrui est sans cesse nié et humilié dans son identité personnelle et collective de pauvre, ne serait-ce pas tout simplement oublier l’homme et défendre seulement des valeurs ?

La deuxième question apparaît aussitôt. Le droit à la liberté d’expression peut-il être limité au cercle restreint des intellectuels et des artistes ? Là encore, la pensée est viciée faute d’être ouverte à l’humanité tout entière, composée (faut-il le rappeler ?) d’une majorité de pauvres et d’un bon milliard d’illettrés ? Pour eux, le droit à la liberté d’expression reste lettre morte. Ne serait-ce pas la responsabilité des intellectuels et des artistes que de défendre, à tout prix et par tous les moyens, ce droit essentiel ? De même que les familles du Quart Monde attendent de l’enseignant qu’il enseigne leurs enfants – et non pas qu’il leur donne des vêtements, de même les populations les plus pauvres de la planète attendent d’abord des lettrés qu’ils aillent avec elles jusqu’au bout de leur passion du savoir et non pas qu’ils leur distribuent des vivres et des secours.

En semblables affaires, comment ne pas approfondir encore la pensée du père Wresinski : « Le jour où des hommes libres et instruits rejoindront le Quart Monde, la misère n’existera plus ». Tout simplement parce les uns et les autres s’apprendraient à penser ensemble, et donc autrement, dans cette réciprocité du savoir à laquelle le Père Joseph ne cessait d’inviter tout homme1

Une fois de plus, les pauvres ont manqué à ces débats. Et c’est ici d’autant plus injuste que là encore, ils sont les premiers à payer les pots cassés du fanatisme, soit qu’ils en subissent les conséquences, soit que manipulés, ils le répandent. Dans une interview donnée au Point2, Hélène Arhweiler, nouvelle présidente du Centre Pompidou annonçait parmi ses projets une rencontre à Beaubourg portant sur l’affaire Rushdie : « Ni vu, ni lu, on tue ».

Un beau titre qui pourrait aussi s’appliquer aux familles les plus pauvres : ni vues dans leur identité, ni « lues » dans leur expérience humaine, ne les tuerait-on pas ?

1 Cf. conférence donnée à la Sorbonne, le 1er Juin 1983 : « Échec à la misère ». Disponible aux Éditions Science et Service Quart Monde. 21 francs.
2 Le Point, 6 mars 1989. Débat retransmis sur FR3 « Océaniques » le 24 avril.
1 Cf. conférence donnée à la Sorbonne, le 1er Juin 1983 : « Échec à la misère ». Disponible aux Éditions Science et Service Quart Monde. 21 francs.
2 Le Point, 6 mars 1989. Débat retransmis sur FR3 « Océaniques » le 24 avril.

Jacqueline Chabaud

Articles du même auteur

CC BY-NC-ND