Une pensée confrontée au réel

Mathé Devoyon

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Mathé Devoyon, « Une pensée confrontée au réel », Revue Quart Monde [En ligne], 133 | 1989/4, mis en ligne le 05 mai 1990, consulté le 16 avril 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4169

1959 : le père Joseph Wresinski publie dans un journal local une demande d’aide. Quelle réaction avoir ? Envoyer seulement un chèque ? Je ne veux pas être « dame d’œuvres » ; l’agrégation n’apprend pas la misère et dans la quiétude de mon pavillon confortable je n’ai aucune idée de la vie dans un bidonville. Toute ma vie je resterai marquée par une réponse étonnante « Venez. » Et un prêtre au regard chaleureux et exigeant me montrant les igloos et les ordures éparses m’accueille : « J’ai besoin de vous. Nous avons beaucoup à apprendre si nous voulons aider les familles. Vous nous parlerez de la pauvreté vue par les écrivains et vous serez un lien entre nous et le monde extérieur qui nous ignore. » La grande aventure d’amitié avait commencé.

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Joseph Wresinski

Dès son arrivée au camp des sans-logis de Noisy-le-Grand, le père Joseph Wresinski jeta un défi à la misère au nom de ceux dont la société ne s’occupait pas ou plus. Comment cette volonté de lutte a-t-elle abouti au Mouvement ATD Quart Monde dont on ne peut nier l’impact sur des organismes français ou internationaux ? Peut-on parler de grande pauvreté aujourd’hui sans se référer au rapport de 1987 sur la grande pauvreté, dit « Rapport Wresinski. »

Cet acquis n’est pas uniquement le résultat d’une pensée abstraite fonctionnant par raisonnement et réflexion à partir de concepts ou de données historiques. Toutes les grandes options du Mouvement sont nées des intuitions d’un homme « venu mains nues, pieds nus au cœur de la misère. » (p. 16 de « Les pauvres sont l’Eglise. ») Certes en 1956 il fallait par des action s ponctuelles, immédiates, faire face à une situation de pauvreté particulièrement inquiétante. Mais le père Joseph avait sur la misère des intuitions que je qualifie de géniales.

La distinction entre pauvreté et misère

Historiens, écrivains, philosophes, théologiens ont parlé de la pauvreté. Bien peu ont réussi à définir clairement ce qui distingue « pauvreté » et « misère », confondant souvent les deux notions. Le père Joseph a vu dans la misère la mise à l’écart, l’exclusion insoutenable, la négation de l’individu. Les habitants du camp de Noisy étaient pour lui des êtres humains que la société, fière de son expansion, économique et de ses progrès sociaux, ne voulait plus voir et dont elle niait l’existence.

Là était l’intuition : la misère était cet au-delà du seuil de pauvreté, définie non seulement par les conditions d’existence, mais par le mépris des autres, par l’exclusion, le refus du droits à la dignité.

Il fallait affirmer « la misère peut et doit être détruite » devant la situation insoutenable de ces êtres écrasés. Mais quelle voie, quelle action pour lutter efficacement ? Remettre ces hommes « debout », leur redonner le sens de leur dignité. Cette dignité à laquelle tout être humain a droit !

L’action contre la misère

La misère est insupportable parce qu’elle empêche les hommes de réaliser les virtualités qu’ils ont en eux. Mais il ne suffit pas d’assister, il faut aider les plus pauvres à prendre conscience de leurs responsabilités. Donc toute action doit être pensée en fonction du plus pauvre et s’adresser d’abord à lui. Or celui qui ne parle pas, qu’on n'écoute jamais, n’a aucune conscience de sa dignité : comment pourrait-il se sentir responsable ? Il faut donc être à l’écoute des plus pauvres, entendre ce qu’ils ont à nous dire – et le père Joseph comprit qu’un certain « décodage » s’imposait – car les exclus ont quelque chose à nous apprendre et doivent être consultés pour construire une société plus juste, plus équilibrée où ils trouveraient leur place. Leur langage peut être créateur d’une nouvelle réalité.

La famille était un lieu privilégié pour mener cette lutte : l’enfant n’est-il pas celui qui assure le seul lien et qui représente l’avenir ? La première étape, la seule possibilité de recréer une aire de liberté pour ces rejetés de la société, devenait un aide aux familles pour les rendre responsables de l’avenir de leurs enfants et s’ils voulaient – et ils le voulaient – les tirer de l’abîme. De cette intuition naquirent très vite des mesures qui semblèrent un peu étonnantes à ceux qui ne concevaient à l’époque qu’une aide matérielle : les braderies de vêtements, la responsabilité donnée aux jeunes d’assurer l’enlèvement des ordures, la création de ce qui devait par la suite devenir des « pré-écoles », la construction d’une chapelle et… la venue d’une esthéticienne dans le camp pour apprendre aux mamans à redevenir belles pour leur famille.

Une dialectique à partir de ces intuitions

Les intuitions à elles seules ne constituent pas une pensée. Pourtant très vite les options de base du Mouvement furent définies. Et elles le furent, à mon sens, par un procédé de dialectique, au sens platonicien, c’est-à-dire : une hypothèse de départ dont les applications et les conséquences sont mises à l’épreuve des faits ; puis une nouvelle hypothèse qui englobe et dépasse la première et ainsi de suite, dans une dynamique constante. Par exemple :

* L’hypothèse de départ : la misère par l’exclusion qu’elle entraîne, prive des êtres humains de leur dignité et de leurs virtualités.

* La vérification dans les faits : écouter les plus pauvres – sans a priori – révèle ces virtualités.

* Il faut donc développer et dépasser l’hypothèse de départ : écouter les plus pauvres et fixer leur témoignage pour leur donner à la fois le droit à la parole et le droit d’avoir une histoire.

Cet acharnement à « archiver » jour après jour les actions et les contacts n’a pas d’autre origine que cette volonté d’aider les plus pauvres à avoir une « mémoire », à constituer leur histoire. C’était la seule voie possible pour les aider à sortir de leur misère en reprenant leur droit de parler sur ce qui était leur vie et leurs problèmes, pour en finir avec la tutelle humiliante que leur imposait la société. C’étaient les prémices du « sommier », qui constitue maintenant un instrument de travail irremplaçable et original pour tous ceux qui s’intéressent à l’étude des problèmes de pauvreté.

Puis les conséquences de cet état de misère, qui privait l’homme de ses droits les plus élémentaires, sans cesse vérifiées par les faits archivés furent examinées à la lumière des différentes données sociologiques, juridiques, philosophiques même, venues de l’extérieur.

Il s’ensuivit une nouvelle avancée : une action à mener pour faire cesser l’ignorance de la société sur les plus pauvres. L’exclusion sociale qui frappe les plus pauvres ne peut prendre fin sans recherches, sans découvertes, sans une forme de connaissance s’apparentant à la conscience scientifique et à la connaissance historique : « l’Institut de science et de recherche » était né.

Les études réalisées pour faire cesser l’ignorance sur la condition des plus pauvres se trouvèrent mises en rapport avec différentes études sur l’Etat-providence et sur l’échec partiel de cette forme d’assistance. On était donc conduit plus loin encore : l’association avec les familles entraînait la lutte contre la misère sur le chemin de la lutte pour les Droits de l’homme ; il était vain de séparer les droits civils et politiques des droits économiques et sociaux. Lutter pour la destruction de la misère, c’est affirmer l’existence de droits. On reconnaît là l’intuition de départ : il faut penser toute action avec le plus pauvre et en fonction de lui, c’est-à-dire englober tous les aspects de sa vie d’homme, de citoyen, dans son milieu, dans sa famille, dans la société. En vérifiant l’aspect destructeur d’une séparation mise par l’Etat-providence dans ces divers droits, et l’échec parfois de l’assistance qui fait éclater les familles. L’idée, reconnue aujourd’hui par les instances internationales et les organisations « humanitaires », d’un partenariat avec les plus pauvres s’imposait.

Un cheminement

Parti empiriquement d’une volonté de rendre aux pauvres leur dignité humaine, le père Joseph en est venu à préciser cette intuition d’un « peuple » qui se tourne moins vers le désir d’assistance que vers celui d’exercer pleinement ses droits de citoyen, un « peuple » qui veut avoir le droit de vivre.

Le désir d’écrire avec les plus pauvres leur histoire, le désir de fixer leur témoignage dans une lente progression intellectuelle dont les « Universités populaires » sont un élément essentiel, a débouché sur l’idée que le message des plus pauvres et les études des spécialistes s’éclairent réciproquement. Et peu à peu, ce « peuple » a pris sa place dans le grand débat international sur les « Droits de l’homme. » La misère doit disparaître et sa destruction engage tous les hommes. Les plus pauvres, par leur langage, ont été créateurs. Ces intuitions de départ : constituer une histoire de la grande pauvreté, accumuler les témoignages (Cahiers du Quart Monde), lutter dans un partenariat avec les plus pauvres, ont permis à des hommes de se remettre « debout », de prendre conscience de leur dignité d’êtres humains responsables. Ils ont eu le courage de lutter pour leurs droits parce qu’ils on pu s’exprimer, eux qui n’étaient jamais consultés. Ils se sont reconnus, à travers le monde, comme membres d’un même « peuple. » Mais en contrepartie cette histoire a interpellé le monde, lui a rappelé qu’il n’y a pas de liberté là où les Droits de l’homme sont bafoués, que la misère est une atteinte insupportable à cette liberté pour une société qui veut se concevoir dans le respect de la justice.

Cette histoire a donc été une chance pour l’évolution de notre société : on commence à considérer que la misère peut n’être pas une fatalité, que le refus d’exercice des droits économiques et sociaux (travail, logement, éducation, libre exercice de la citoyenneté) est une grave violation des Droits de l’homme, qu’il faut détruire la grande pauvreté parce qu’une société juste et démocratique doit faire place à tous et que cette destruction ne peut se faire que dans un dialogue avec les plus pauvres eux-mêmes sur les projets et actions à entreprendre. Etre du Mouvement, c’est accepter d’avoir un tel regard sur la société : écouter et faire connaître le message des familles du Quart Monde, conduit à transformer l’assistance en une aide dans l’amour, à faire de l’obligé humilié de jadis un partenaire conscient de ses droits et fier de son appartenance à un « peuple. » C’est créer un militantisme de liberté avec ceux que la société n’avait cessé d’écraser. L’intuition reprise par la dialectique constante à la lumière des faits, conduit à une dynamique et non à une idéologie qui se figerait, se dogmatiserait. Ce qui pouvait sembler utopie au départ – détruire la misère – devient le dynamisme symboliquement gravé dans la pierre du Parvis des libertés au Trocadéro à Paris. La dialectique constante à partir des options de départ assure à la fois l’évolution et la spécificité du Mouvement ATD Quart Monde. Tout naît dans le Mouvement d’une « vie partagée » et non de la théorie. En partageant dans un partenariat avec les plus pauvres nos connaissances et nos combats, nous assurons une progression vers une société plus juste. L’histoire de la grande pauvreté n’existait pas. Elle se fait et en se faisant, elle dynamise la lutte contre la misère. C’est là la nécessité et l’importance des différentes « assises » du Mouvement. L’objectif – rendre la liberté à ceux qui étaient écrasés – a vérifié par cette « vie partagée » la valeur du principe de base : tout sous-prolétaire, tout exclu doit être considéré au départ comme un homme libre.

Le Mouvement est interconfessionnel et interpolitique

Les croyants peuvent considérer les intuitions de départ du père Joseph comme un prophétisme de l’Esprit. Lui-même n’a jamais caché que vivre au milieu des plus pauvres, avec tout cet amour pour eux dans son cœur, était pour lui – prêtre – une recherche du Seigneur. Il a toujours affirmé aussi que son désir de construire une société plus juste à partir des plus pauvres lui était inspiré par le message du Christ. Celui qui libère l’homme et demande le respect de la justice dans l’amour. « Les pauvres sont l’Eglise » disait-il. Pas d’Eglise véritable si les pauvres qui ont tant à nous apprendre n'y ont pas la première place. Comment ne pas voir l’enfer dans ces conditions de honte faites aux délaissés du camp de Noisy et de bien d’autres foyers de misère ? Et la confiance qu’il avait dans son « peuple », n’était pas une confiance dépourvue d’angoisse mais une confiance toute nourrie de l’amour qu’il avait pour ces êtres créés par le Dieu auquel il avait consacré sa vie.

Mais le message que le père Joseph nous a laissé s’adresse à tout homme qui a la « justice au cœur. » Le Mouvement peut être analysé en dehors d’une appartenance confessionnelle ou d’une appartenance politique. Même s’il est riche de signification dans l’un et l’autre de ces domaines. Le regard que le père Joseph porta sur ceux qui lui furent confiés en 1956 était celui d’un homme qui a fait personnellement l’expérience de la pauvreté, celui d’un prêtre conscient des exigences de son sacerdoce mais aussi celui d’un homme juste, conscient de la dignité de tout être humain et persuadé qu’il n’y a pas de société juste si des hommes sont exclus. En les premiers volontaires, même athées, ne s’y sont pas trompés en s’engageant à ses côtés à vivre parmi les plus pauvres, avec eux et pour eux. Ils ont lutté pour le respect de l'homme. Ce changement de regard sur la société qui ne peut qu’accompagner tout engagement dans le Mouvement, est peut-être plus que le désir de voir disparaître la misère (ce que certains considèrent encore comme une utopie.) C’est accepter de sortir du cercle de notre monde et chercher non pas à y réintroduire les exclus mais accepter de vivre avec eux, avec leur regard sur notre société. C’est peut-être dans la société planétaire qui s’annonce, la seule garantie du « plus humain dans la biosphère » (article de G. Beney dans le n°130 de la revue Quart Monde) Ce que Beney appelle une « géodynamique humaine » trouvera sans doute des sources dans cette « vie partagée » avec les plus défavorisés.

On parle beaucoup de « partenariat » social à notre époque mais, en ce domaine, le Mouvement garde une originalité et une spécificité : avoir fondé ce partenariat sur l’histoire, les témoignages des plus pauvres et ne pas s’y arrêter comme sur un des dogmes d’une idéologie mais le considérer comme un des éléments fondamentaux d’une dialectique constante, fonction de l’évolution du monde et visant à garantir la place de l’homme, sans jamais considérer comme fatale une exclusion d’où qu’elle provienne. Ne pas rater « l’humanisation » dont parle Teilhard de Chardin ? Nouvel humanisme à la mesure d’un monde d’une plus en plus grande technicité ? « Pierre d’angle » d’un humanisme encore possible dans un monde qui semble parfois échapper à l’homme qui le construit ?

Mathé Devoyon

Née en 1922, Mathé Devoyon, professeur agrégé de l’Université, en retraite, n’a pas cessé depuis 1959 par ses relations d’amitié avec le père Joseph et certains volontaires de suivre l’évolution du Mouvement. Sa contribution a été diverse et épisodique. Pour elle, vivre au contact du Mouvement c’est faire partie d’une grande famille groupée autour des familles du Quart Monde. Actuellement elle est dans le groupe « Bâtir l’alliance » à la Maison Quart Monde à Paris.

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