Une histoire précieuse et révélatrice

Joseph Wresinski

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Joseph Wresinski, « Une histoire précieuse et révélatrice », Revue Quart Monde [En ligne], 125 | 1987/4, mis en ligne le 05 mai 1988, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4330

Comment aller à l’essentiel de l’histoire du Mouvement plus directement qu’en s’adressant à des amis pour leur demander d’en partager la responsabilité. Ces amis, réunis en 1981 au Centre international du Mouvement et à l’UNESCO, sont des africains, correspondants du Mouvement, engagés avec des populations très pauvres de leur pays.

Chers amis,

Permettez-moi de vous accueillir au siège du Mouvement International ATD Quart Monde, en vous remerciant d’avoir accepté de venir sous notre toit. Parce que vous avez accepté de venir sous ce toit, je me permets de vous appeler toutes et tous, amis. En effet, en répondant à notre appel, en faisant confiance à cet appel provenant d’hommes et de femmes qui avaient besoin de créer des liens d’amitié et de solidarité avec vous, vous vous êtes comportés en amis. Comment vous en dire notre reconnaissance ?

Votre maître Amadou Hampate Ba, nous disait ceci : la réponse à une confiance spontanément donnée ne saurait être qu’une autre confiance. C’est pourquoi, en guise de réponse à la confiance que vous nous avez faite, je vais me permettre de vous parler, de vous confier ce que nous sommes, qui nous sommes, ce que nous essayons d’être, dans ce Mouvement ATD Quart Monde.

Maître Hampate Ba, en accueillant il y a quelque temps l’un d’entre nous dans sa maison d’Abidjan, lui tint ce propos : « Vois-tu, on peut accueillir un hôte sous son toit, en tuant le bœuf. On peut aussi le faire en partageant avec lui une part de sa propre histoire, de son cheminement personnel ». C’est l’histoire, le cheminement de notre mouvement que nous voudrions vous confier en guise de réponse à votre confiance. Le Mouvement n’a acquis de signification que par son histoire ; par une histoire qui n’est d’ailleurs pas la sienne mais celle des plus pauvres de nos concitoyens. Ce sont eux qui nous ont confié leur histoire, tout ce qu’ils en savaient, ce qu’ils en vivaient eux-mêmes. Et ils ont permis que nous la partagions, désormais, avec eux. Il faut savoir qu’en acceptant de nous confier leur histoire, de nous transmettre ce qu’ils portaient en eux, en leur cœur, ils nous ont permis de nous changer profondément nous-mêmes, de changer notre personnalité, de devenir autres. La population du Quart Monde a fait de nous ce que nous sommes. Et ce que nous sommes à travers l’histoire des familles du Quart Monde, je vais essayer de vous le raconter.

Partager ce qu’on a de plus précieux avec les hôtes qu’on honore

Pour vous raconter notre histoire, il serait plus facile de vous présenter quelques faits simples : par exemple que notre mouvement est né en France, en 1957, qu’il est progressivement étendu à tous les pays d’Occident, puis aux États-Unis, puis en Amérique Latine, en Extrême-Orient et, aujourd’hui, en Afrique. Il serait facile de vous dire qu’il s’agit d’un mouvement de solidarité et de partage avec les familles les plus rejetées et exclues de ce monde ; qu’il mène des programmes d’action et de recherche touchant à la petite enfance, à la scolarité, à la formation professionnelle et à la participation sociale et politique. Nous pourrions vous relater nos combats touchant le logement et les ressources familiales. Il serait facile de vous dire comment, progressivement, nous avons obtenu la reconnaissance de divers gouvernements, des statuts consultatifs auprès des grandes organisations internationales, en Europe et dans le monde.

Ce sont là les choses ordinaires qu’on nous demande la plupart du temps : « Que faites-vous de concret, quel est votre statut officiel, quelles sont vos finances ? ». Et en répondant à ces questions, nous ne disons rien de nous-mêmes, rien sur ce qui nous fait vivre et grandir, rien sur ce qui nous donne le courage et l’espérance, la confiance et l’amour qui font que nous pouvons atteindre les plus pauvres et rester avec eux, vivre leur situation désespérante et la changer avec eux. Nous voudrions donner plus à vous, nos amis d’Afrique, parce que, justement, aucun de vous ne nous a posé une seule fois ces fausses questions. Vous nous avez fait l’honneur de vouloir savoir qui nous étions, ce que nous cherchions profondément, avant de demander ce que nous faisions.

À cet honneur que vous nous avez fait ainsi, nous allons tenter de répondre de façon fraternelle, en partageant avec vous la part de notre histoire plus intérieure, plus secrète, plus difficile à dire.

Une histoire qui commence dans la solitude et la peine

Il faut d’abord rappeler que la naissance de notre mouvement et de son volontariat a été une entreprise qui, à l’époque, a demandé beaucoup de courage et d’amour. Notre mouvement est né dans la peine, dans l’angoisse, dans la solitude, l’incompréhension de ceux qui nous entouraient. Pour tout dire, il est né dans l’impuissance (nous avions les mains vides) et dans la déconsidération quasi totale, celle-là même dont souffrent les plus pauvres.

C’était en 1957, au cœur d’un bidonville pire que beaucoup de bidonvilles que nous avons connus par la suite en d’autres continents, et qui se trouvait aux abords de Paris, capitale d’un des pays les plus riches du monde. Bidonville habité de familles françaises, nées en terre française, vivant dans des abris comme on en construisait normalement pour les porcs dans les zones rurales, enfoncés dans la boue, sans électricité ni installations sanitaires sauf une seule borne fontaine pour plus de 300 familles (1800 personnes). Sans service de ramassage des ordures ni livraison de courrier, ces familles étaient complètement coupées du monde. Elles étaient d’ailleurs considérées non pas comme des pauvres mais comme des familles inadaptées, irrécupérables, tout au plus des objets d’aumône pour les œuvres, objets de secours, de distribution de soupe populaire, de retrait quasi systématique des enfants. Retraits d’enfants de foyers où, aussitôt, il en naissait d’autres, bientôt objets de la charité publique ou du retrait à leur tour. N’oublions pas que l’Occident était, à l’époque, victime de ses propres réussites, convaincu que son progrès économique et sa législation sociale étaient tels que la pauvreté ne pouvait plus exister. Pour être dans la misère, il fallait le vouloir ou aimer vivre comme cela.

Pourtant d’avoir vécu moi-même avec ma mère, mes frères et ma sœur la plus extrême pauvreté, d’avoir été formé par mon église, m’avait appris que ces hommes, mes frères, au plus profond d’eux-mêmes, ne voulaient pas vivre ainsi. Qu’ils n’attendaient pas non plus la charité publique, l’entraide des secours catholiques ou autres, mais la reconnaissance de leur dignité. Ceci malgré leur apparence et leurs comportements d’hommes façonnés par la misère. La chance de savoir cela pour l’avoir vécu soi-même est un privilège qui change littéralement tout, pour ce qui concerne l’effort à entreprendre. Car il conduit à faire appel directement aux familles, avant même de se tourner vers le monde environnant, pour les aides et la solidarité à obtenir. Le Mouvement ATD Quart Monde a ceci de particulier que ses premiers fondateurs, ses premiers membres furent les plus pauvres, les exclus eux-mêmes.

C’est avec eux, que fut entrepris le premier geste essentiel et symbolique : de demander aux organisations à caractère charitable, au sens étroit, de partir, de remplacer la soupe populaire par une bibliothèque, la distribution gratuite de vêtements usagés par une coopérative de vêtements (toujours usagés certes, mais dignes de couvrir le corps d’un être humain…).

C’est de là, que des choses aussi simples mais aussi symboliques sont parties, de ce lieu de souffrance portant le nom de « Château de France ». Nom prophétique peut-être puisque le second effort qui a suivi presque immédiatement le premier fut à la fois de poser les fondations d’un corps volontarial de militants et de construire une chapelle. C’était notre manière de dire que la misère, l’exclusion, étaient une affaire d’hommes autant que d’administration et de législation : que c’était une affaire d’amour, de partage de nos propres croyances et sécurités les plus profondes, que de vouloir, pour les plus pauvres, une civilisation, une culture, une vie spirituelle renouvelées.

Les services pratiques, bien sûr, ont suivi immédiatement, mais sur ces fondements tout à fait inhabituels pour l’opinion publique, pour les administrations de l’époque. Inhabituels aussi pour les familles, qui elles, y ont cru d’emblée mais ne pouvaient pas encore en supporter les conséquences. La misère, l’exclusion, vous le savez bien, quand elles dépassent les bornes, poussent l’homme à vouloir se sauver lui-même, contre l’autre, contre son voisin. L’humiliation constante de la part du monde environnant : de la mairie, de l’école, de l’hôpital, de la police…, le pousse sans arrêt à trahir son voisin, à répéter à qui veut l’entendre : « Moi, mes voisins, je ne les connais pas, ils sont mauvais, paresseux, voleurs… Moi, je ne suis pas de ceux-là. » C’est faux et il le sait, mais il ne peut pas faire autrement, dans une société où être dans la misère est devenu une chose suspecte et même méprisable.

C’est vous dire ce qu’ont vécu les premiers volontaires, leur impuissance face aux familles qui voulaient bien mais qui n’osaient pas prendre un nouveau tournant, changer totalement de vie. Pour des hommes envahis de craintes, de tentations de se trahir, de se disputer, de se mépriser entre eux, devenir des hommes défendant le voisin le plus méprisé, le plus totalement cassé, vous vous en doutez, demande un courage peu commun.

De cette tentation de fuir pareil changement radical, je dois l’avouer, les services sociaux, les instances de la mairie, et même les administrations nationales n’ont pas manqué de tirer profit. Elles ne cessèrent pas, pendant des années de nous décourager, prenant à témoin et parfois en otage ces familles sans défense : « Vous voyez bien que vous avez tort, vous voyez bien que les familles ne vous suivent pas et que vous feriez mieux de disparaître. »

Si nous n’avons pas disparu, si nous n’avons au contraire cessé de grandir, c’est aux familles les plus pauvres que nous le devons. Parce qu’elles venaient nous dire, la nuit, à nous qui vivions au milieu d’elles, ce qu’elles n’osaient pas dire le jour aux services publics. À savoir qu’elles avaient soif de dignité autant ou plus que d’eau courante. Qu’elles étaient assoiffées d’instruction, de connaissances, de capacités de réfléchir ensemble et de prendre la parole, au lieu d’être, de génération en génération, réglementées, dirigées, traitées en inférieures, en objets par tous ceux qui avaient affaire à elles.

C’est cela qui nous a fait tenir le coup, quand nous avions souvent une envie impérieuse de fuir le combat impossible. C’est la souffrance des familles, mais aussi leur espoir insensé que cette souffrance puisse enfin se transformer en joie, qui nous a fait tenir. Comme nous a fait tenir la joie de voir qu’à chaque fois que nous répondions à leur souci de dignité et d’instruction, elles s’engageaient, elles aussi.

L’exclusion des plus pauvres révélée

Plus important que le cheminement de l’opinion publique, longtemps encore défaillante à leur égard, plus important que le cheminement des administrations et des dirigeants politiques, a été pour nous le cheminement des familles du Quart Monde. Cheminement marqué par un événement historique très important à cette époque. Car en 1961, nous reçûmes, au bidonville de Noisy-le-Grand une délégation d’hommes d’un autre bidonville, appelé « La Campa » également situé dans un coin lointain de la banlieue parisienne. Délégation qui nous demanda : « Venez chez nous, nous sommes au bord du désespoir et c’est de vous dont nous avons besoin. » Comment ces habitants d’un bidonville du Nord de Paris nous connaissaient-ils ? Comment savaient-ils que c’était de nous dont ils avaient besoin ? Cela ne pouvait être que pour une seule raison, à savoir que, par ces voies secrètes de bouche à oreille que les très pauvres sont seuls à connaître, ils étaient informés entre eux. Ils s’étaient dit, entre eux, que nous étions des gens avec lesquels, il était possible de vivre dans l’honneur et non dans la mendicité et la dépendance.

Je pense que ce jour de 1961 a été un des plus beaux cadeaux que les familles exclues nous aient faits. Il a en tout cas représenté un tournant dans notre histoire ; tournant renforcé du fait que, peu de temps après, la ville de Paris elle-même et ses services sociaux nous appelèrent à l’aide. Nous étions parfaitement conscients que si Paris nous appelait, c’était pour nous implanter dans une cité sous-prolétarienne où ses services ne savaient plus que faire : même distribuer du lait pour les nouveaux-nés était devenu une entreprise sans issue et, à l’occasion, périlleuse. Car les familles, à 80% sans travail et sans ressources, sauf celles de aides publiques, humiliées d’avoir été relogées de force, dans un ensemble de baraques à l’image d’une petit camp concentrationnaire, s’étaient comme refermées sur elles-mêmes. Elles lançaient pierres et injures aux passants. On avait peur d’elles, on était à court d’imagination et c’était pour cela qu’on faisait appel à nous, comme une sorte de tentative de dernier recours. Mais nous l’avons accepté. Et les familles, après avoir fait pleuvoir des pierres sur notre équipe aussi, mais voyant qu’elle ne prenait pas peur, qu’elle restait là, à recevoir les coups d’un peuple au désespoir, l’ont acceptée à leur tour.

Nous avions bien vu, depuis le début qu’en restant les pieds plantés dans la boue de Noisy-le-Grand, c’était déjà toutes les familles pauvres de France dont nous défendions l’honneur et le droit au logement, au travail, à l’école, à la participation à la vie spirituelle et politique de leur pays. Et si beaucoup combattaient nos efforts, je pense que c’était, consciemment ou non, parce qu’eux aussi savaient bien que derrière les familles paupérisées du « château de France », se cachait un peuple paupérisé tout entier, dispersé dans toutes les villes et régions de France et même d’Europe. Mais en déployant notre équipe unique, en créant de nouvelles équipes pour partir en d’autres lieux d’exclusion des plus pauvres, la chose devenait pour ainsi dire manifeste. L’exclusion en tant que réalité universelle était désormais publiquement révélée.

Donner sa vie pour prouver à l’autre qu’il est responsable et capable

Réalité révélée mais non pas encore reconnue ni acceptée : la France, l’Occident, tous les pays industrialisés ont longtemps continué à se laisser éblouir par leurs propres succès économiques. Ils ont longtemps oublié qu’un pays qui s’enrichit n’est pas forcément un pays qui partage ; que l’enrichissement de la majorité des gens n’empêchait pas de laisser à l’abandon ceux qui ne semblaient en rien contribuer à la création des biens et richesses. Il a fallu longtemps encore lutter, pour que l’idée d’une pauvreté persistante au sein même des pays les plus développés soit généralement admise. Je voudrais vous parler de notre volontariat qui s’engage pour briser l’exclusion, mobiliser les forces vives, faire surgir au grand jour les espoirs enfouis d’un peuple rejeté, créer les ponts permettant à ce peuple et à ses concitoyens plus favorisés de se rencontrer.

Donner sa vie aux exclus, ce sont les familles les plus pauvres qui nous en ont appris la nécessité et la signification. Je viens de vous parler de leur désarroi, quand elles on compris les bouleversements, les risques qu’allaient représenter dans leur existence déjà si difficile, de se mettre debout ensemble, de s’en sortir ensemble et mieux encore, aller vers des familles, vers des cités pauvres qu’elles ne connaissaient pas encore mais dont elles savaient mieux que quiconque qu’elles existaient. Les familles de Noisy-le-Grand ont vite compris qu’il faudrait entraîner ces autres cités, aussi, vers un même changement. Mais quels risques à prendre ! « Ensemble, nous serons forts », commençaient à se dire les habitants du « Château de France », du bidonville « La Campa », de la cité d’urgence de baraquements malsains appelés curieusement « la Ceriseraie »… De là à oser y croire pour le bon et à joindre l’acte à la parole, il devenait évident qu’il faudrait, au cœur même de ces agglomérations de misère, des hommes et des femmes convaincants par leur choix de vie : « Si tu veux bien de moi, je choisis de vivre et de marcher à tes côtés, parce que je crois en toi et que je ne pourrai plus vivre tranquille de mon côté te sachant bafoué et dans la peine. »

Il faut savoir ce que signifie être humilié, compté pour nul, de père en fils, de mère en fille, être obligé d’accepter ce que décident comme bon pour vous, « pour votre bien », des services sociaux, des œuvres d’entraide. Cela, sans jamais demander votre avis, sans jamais vouloir connaître votre véritable histoire et sans jamais vous tirer d’affaire et vous rendre autonome, libre, reconnu dans votre dignité humaine, enfin. Les familles les plus pauvres sont, par définition, celles qui ont perdu toute forme de relation leur accordant un rôle, une importance si minime soit-elle, dans la vie d’autrui. Les époux, les pères et mères de famille souffrent de cette sorte de négation, de nullité, d’inutilité quasi totale par rapport à autrui, même à l’intérieur de leur propre groupe et jusqu’au cœur même de leur propre famille. Les voisins ne peuvent rien les uns pour les autres ou, en tout cas, ils le croient. Ils se sont mutuellement à charge, par des disputes, la violence, le bruit, le désordre… Toutes choses qui ne sont pas de leur faute mais que finit toujours par engendrer la misère quand elle est vécue comme humiliante, une honte au regard du monde environnant. Les époux se sont mutuellement à charge, quand il règne le chômage chronique, quand tout amour semble vain, parce que les gestes pratiques de protection de ceux qu’on aime sont impossibles. Même les enfants sont à charge, parce que c’est à travers eux que les services sociaux vous critiquent et même vous menacent : « Si vous ne travaillez pas, si vous ne changez pas de vie, on vous les retirera… »

Les larmes versées par les mères du Quart Monde qui, en Occident, se sont vues retirer leurs enfants auraient pu former un fleuve. Les injures proférées par les pères à la même occasion, auraient pu faire résonner nos sociétés riches tout entières. Pourtant ces larmes, on ne les a pas vu couler, ces injures du désespoir, on ne les entendit pas. Parce que dans nos pays, on avait soin de refouler de plus en plus ces familles vers la périphérie de nos villes, de nos bourgs et villages. L’exclusion économique et sociale était devenue aussi une exclusion physique, géographique. Chez nous, les familles sous-prolétariennes étaient devenues, physiquement, un monde à part. Le terme de Quart Monde, c’est notre mouvement qui l’a mis à l’honneur pour proclamer l’exclusion, pour disculper ses victimes et pour proclamer leur dignité. Et ce terme de Quart Monde disait bien, et dit encore, ce qu’il veut dire. À savoir que nous avions refoulé les plus pauvres de nos frères vers un autre monde, là où ils ne nous encombreraient plus.

Est-il besoin de prouver que des familles ainsi dépouillées non seulement de biens matériels mais, pire, de toute possibilité de respect de soi, avaient besoin que d’autres viennent leur dire : « Vous êtes éminemment respectables, vous pouvez tout en vous mettant ensemble ; comptez sur nous, nous resterons avec vous » ? Il ne suffisait évidemment pas de le dire, il fallait le prouver par un acte irréfutable : celui de l’engagement total de nos vies.

Le mouvement est devenu aujourd’hui international ayant pour coutume d’aller là où personne ne veut plus aller, puisque c’est bien cela le signe de l’exclusion. Les victimes n’ont plus à nous dire qu’elles n’ont pas seulement besoin de nos moyens et de nos programmes mais de nous, tout entiers. Ce sur quoi j’ai voulu insister, c’est que nous-mêmes n’avons rien inventé à ce sujet. L’idée n’est pas venue d’abord de nous. Ce sont les plus pauvres qui ont été nos maîtres.

Les plus pauvres, nos maîtres

Ils nous ont appris, en nous apprenant d’abord leur histoire. On ne peut pas partager la vie d’une population très pauvre, si l’on ne comprend pas ses expériences de vie et celles que ses parents, ses grands-parents, ses ancêtres lui ont transmises. Et la population, elle non plus, ne peut pas nous accepter longtemps si elle ne comprend que trop confusément sa propre expérience de vie. Ne pas comprendre ensemble, c’est demeurer étrangers, ne jamais vivre en frères. Puisque, quand on ne comprend pas ce qu’a vécu une population, on ne comprend pas non plus ce qu’elle pense, et pourquoi elle pense comme elle le fait.

Bien sûr, là encore, nous pourrions vous parler de façon savante des recherches historiques sur la pauvreté que notre mouvement a réalisées. Mais à vous, amis d’Afrique, je dirai que tout cela est né bien simplement, le jour, où, avec une poignée d’hommes et de femmes au sein d’un bidonville de la région parisienne, nous avons commencé à dire aux familles : « Il n’y a que vous, il n’y a que nous, pour nous tirer de cette misère, ensemble. Personne ne nous y aidera, si nous ne nous aidons pas nous-mêmes. Mais pour nous en sortir, il faut se comprendre ; pour changer l’avenir, il faut comprendre le passé et le présent que ce passé a engendré. Nous vous en prions, racontez-nous votre histoire ».

Certains qui nous connaissent mal peuvent penser qu’il s’agissait là d’une pédagogie, d’une stratégie de l’action. Il n’en est rien. Nous n’avions pas de méthode, la situation était bien au-delà de toutes les méthodes d’action. Nous avions vraiment désespérément besoin de comprendre l’histoire de ces familles, d’entrer nous-mêmes dans cette histoire pour en assumer ensemble les leçons, la souffrance et surtout, l’espoir. Pour nous, toute éventuelle méthode exigeait, à la base, communion et amour.

« Cherchez dans notre histoire »

Je pourrais vous dire le jour et l’heure où, en 1960 a commencé notre recherche historique. À cette heure tardive où nous écoutions un père de famille nous parler, dans ce lieu du « Château de France ». Il s’appelait Monsieur Bonavo et il nous disait : « Vous me demandez comment je suis arrivé ici, comment nous tous nous en sommes arrivés là. Mais c’est simple, nous sommes là parce que nous n’avons jamais vécu autrement. Enfant déjà, j’étais pauvre et mon père déjà n’avait plus de travail… » C’était en 1960. Et que nous disait-il, Monsieur Bonavo, notre ami, cet homme émacié transparent de manque de nourriture, mais surtout le dos voûté, les épaules rentrées, la tête toujours baissée, les yeux fixés au sol comme pour ne plus avoir à regarder son entourage qui le méprisait ? Il nous a fait prendre conscience que la pauvreté au cœur des sociétés riches n’était pas comme un accident de parcours d’hommes et de femmes de mauvaise volonté ou de moralité douteuse. Qu’il ne s’agissait pas de cas isolés, de familles frappées comme par hasard par la maladie ou le chômage… Il nous disait, en somme, que l’Occident continuait à traîner dans le sillage de son avancée économique, une misère ancestrale de familles abandonnées sur la route par l’industrialisation, par l’urbanisation, par la modernisation du système scolaire et de l’agriculture.

Il fallait prendre conscience, en effet, que les plus pauvres des débuts de cette industrialisation dont l’Occident était si fier, avaient été oubliés, exclus. Aujourd’hui, l’Europe Occidentale l’admet enfin et on fait des recherches fort complexes, à l’aide de l’ordinateur, pour expliquer ce qu’on appelle maintenant, la pauvreté persistante dans nos pays. Mais c’est ce Monsieur Bonavo dont on ne parlera jamais dans les universités, qui nous a mis et qui aura mis l’Europe sur la bonne piste. « Ne cherchez pas dans notre caractère personnel, ne cherchez pas dans notre manière de vivre aujourd’hui, mais cherchez dans notre histoire, et chez nos ancêtres, chez ceux qui nous ont précédés et qui nous ont transmis leurs valeurs, mais aussi leurs peines et leur désespérance. Ce n’est qu’ainsi que vous comprendrez ».

Reste peut-être à ajouter que les recherches modernes, s’appuyant sur les mathématiques et l’ordinateur, ne diront jamais ce que disent, aujourd’hui, des milliers de dossiers de familles, patiemment constitués, au jour le jour, par les familles en question et notre volontariat, sur leur vie, sur celle des parents et de leurs ancêtres. Histoire d’un peuple enchaîné au pied de l’échelle sociale dans les pays industriels : cela ne vous étonnera pas que notre volontariat, qui est un volontariat d’action, certes, en soit un d’écoute et de recherche aussi. Un volontariat dont les membres engagés sur le terrain sont tenus, tous les soirs, d’écrire tout ce qu’ils ont vu et entendu durant la journée. Ils n’écrivent pas ce qu’ils ont fait eux-mêmes, encore que cela, ils doivent en tenir compte, aussi. Ils consignent d’abord, pour l’inscrire dans la mémoire du mouvement et pour le méditer, tout ce que les familles leur ont communiqué, tout ce qu’une population vit et tout ce qu’elle exprime.

Écrire pour comprendre

Cette passion d’écrire pour comprendre, cette passion de comprendre, et pour cela, d’interroger l’histoire, les familles elles-mêmes s’y sont d’ailleurs laissées entraîner. D’abord pouvoir enfin tout dire et, par là, tout comprendre, leur est devenu une première démarche de libération. Être enfin libérées de ce poids d’une histoire dont elles avaient fini par croire qu’elle était honteuse, pouvoir enfin se dire qu’elle ne l’était pas, c’était aussi retrouver l’honneur et la liberté. Apprendre à mettre de l’ordre dans les expériences de vie, pouvoir les dire au monde environnant, pouvoir enfin prendre la parole, s’expliquer, savoir qu’on avait des choses à dire, qu’on était seul à pouvoir dire et qui étaient importantes pour les autres, tout cela signifiait être reconnu, trouver une place, un rôle, une utilité. C’est en raison de tout cela que des familles publiquement étiquetées comme irrécupérables, se mirent à prendre la parole, à se rassembler, à participer à un combat commun, à défendre les intérêts de leurs enfants…

On pourrait penser, je viens d’y faire allusion, que tout cela relève d’une pédagogie, d’une méthodologie. On pourrait penser, par conséquent, que tout cela pourrait être enseigné dans les écoles, et qu’ainsi, au moyen de méthodes efficaces, on pourrait libérer les pauvres. Ce serait une erreur fondamentale. Toute notre histoire avec les familles sous-prolétariennes d’Europe démontre que les libérer ne pouvait, au départ, être qu’une démarche d’amour vers les plus défavorisés, de respect de leur souffrance, de passion à communiquer, de partage, de volonté d’avancer avec eux. Sinon, tout effort serait rabaissé, réduit à une démarche pédagogique, à une technique d’action. Tout effort deviendrait alors une nouvelle manière de manipuler, de diriger, d’éduquer les pauvres comme bon nous semble. Or éduquer les pauvres, c’est le contraire de ce que veut notre volontariat. Puisqu’il a fait des plus pauvres, des plus méprisés, ses maîtres.

Maîtres en humanité, ces hommes et ces femmes défigurés par la misère ? Quelle dérision… C’est pourtant vrai, et de cette double option : les derniers à la première place et les plus pauvres nos maîtres, il faut espérer que notre volontariat ne démordra jamais. Il faut l’espérer, il faut l’y aider. Et qui l’aidera, si ce n’est des amis comme vous ?

Confier un secret, c’est partager une responsabilité

Si je vous ai confié ces choses à vous qui, pour la première fois, êtes venus sous notre toit aujourd’hui, c’était, je vous le disais, parce que nous voulions partager quelque chose de vrai, de précieux, de secret avec vous. Mais comme le disait un jour Maître Hampate Ba à son ami Monsieur Modibo Keita : « En partageant un secret, on confie en quelque sorte une responsabilité à celui avec qui on le partage ».

Vous pourriez me parler de la même façon et peut-être auriez-vous préféré entendre autre chose, découvrir les actions menées par le mouvement : nos programmes culturels, médicaux et sociaux, nos collaborations avec les gouvernements, nos statuts consultatifs auprès des organisations de l’ONU…

Mais tout cela est du domaine public et vous pouvez le lire dans les journaux officiels. S’il y a du vrai, s’il y a de l’authentique en notre mouvement, en ce qu’il voudrait être autant qu’en ce qu’il essaie, modestement, de faire, qui mieux que vous pourra le discerner ? Qui mieux que vous peut savoir ce que signifie de voir ignorer son histoire, son identité, ses richesses inaliénables d’homme et de peuple ? Qui mieux que vous peut comprendre pourquoi les pauvres, les exclus dans le monde entier ont besoin qu’on reconstitue leur histoire avec eux, qu’on les écoute, non parce qu’on veut les éduquer, mais parce qu’on a besoin d’être formés par eux ? Qui mieux que les hommes et les femmes d’Afrique que vous êtes, peuvent devenir les défenseurs de toutes les populations exclues et de ce volontariat au Quart Monde en tous continents ? Qui pourrait parler avec plus d’autorité, avec plus d’expérience ?

C’est pour cela que nous nous sommes tournés vers vous. D’autres parlent de vous aider, de vous apporter leurs techniques et leur sagesse. Vous êtes parfois tourmentés de voir vos peuples obligés de dire merci à qui les aide. Notre mouvement n’a pas pensé à vous aider. C’est nous qui avons quelque chose à vous demander, c’est nous qui tendons la main pour recevoir quelque chose. Pour recevoir votre confiance, votre sagesse et – si Dieu le veut – votre fraternité, pour que les plus pauvres soient enfin libérés.

Joseph Wresinski

Fondateur du Mouvement ATD Quart Monde

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