Le Quart Monde raconte son histoire

Anne-Marie Rabier

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Anne-Marie Rabier, « Le Quart Monde raconte son histoire », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1988), mis en ligne le 24 mars 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4436

Les pauvres ne font pas l'Histoire, dit-on. Ils l'écrivent encore moins souvent. S'ils en sont les partenaires muets, ils ne sont pas pour autant sourds et aveugles. Ils voient et ils entendent, et s'ils ne parlent pas, c'est parce qu'ils en sont empêchés. Comment pourraient-ils parler, lorsque leur survie dépend de ceux qui les traitent de « bons à rien », de « fainéants », de « pères ou mères indignes » ? Comment parler si personne ne croit à l'importance de votre parole ?

Ce que Paul Gevat a vu et entendu depuis 64 ans pèse lourd sur son cœur. S'il a accepté de le partager, c'est grâce à une initiative du Mouvement ATD Quart Monde. Trois de ses enfants, qui participent aux travaux du Mouvement à Bruxelles, lui ont fait envoyer « Feuille de Route ». Sans être jamais venu à aucune réunion, il s'est aussitôt reconnu dans ce peuple de pauvres et d'exclus dont il comprenait la souffrance et la misère, mais aussi le courage et l'espoir. Un appel l'a touché profondément. Il en a saisi la portée et a voulu répondre :

« Dans le journal du Quart Monde que je reçois, ils disent d'écrire son histoire, alors j'ai essayé de le faire, mais il faut me poser des questions parce que je n'ai fait que le début. C'est parce que j'habite en province que je n'assiste pas aux réunions, mais je suis d'assez près l'évolution de cette organisation. Ma vie à moi ressemble à ceux que l'on nomme le Quart Monde. »

Un travail en commun

Après ces mots, Paul Gevat partit chercher quelques feuilles de cahier soigneusement rangées sur le dessus de son armoire. Couvertes d'une écriture serrée, elles contenaient une partie de l'histoire de son enfance. Comme il l'avait lui-même demandé, ces pages ont servi de base à plusieurs conversations au cours desquelles il a livré son histoire familiale.

Il l'a fait dans l'espoir d'être utile à tous ceux qui luttent contre la misère et l'exclusion, c'est sa manière à lui d'être militant « pour soulager toutes les misères méconnues de notre société. »

Travailler avec une famille à écrire son histoire

J'ai écrit « Colporteur et taupier »1 à partir des récits de la famille de Paul Gevat. Je voudrais préciser certaines choses.

Je suis très consciente que l'on n'écrit pas une monographie seulement pour faire plaisir à une famille, mais pour augmenter la connaissance de ce qu'a pu être la condition du Quart Monde. Mais rencontrer le souhait facilitait le travail. Quand j'ai rencontré Paul Gevat, il avait compris la démarche du Mouvement qui demandait dans « Feuille de Route » aux familles du Quart Monde de communiquer leur expérience. Il avait déjà commencé à l'écrire et avait vraiment d'une part, il disait qu'il vivait dans la misère depuis toujours, de génération en génération : conscience qu'il avait vécu une expérience unique et qu'il voulait la transmettre. Grâce à cette base de départ, j'ai travaillé avec lui, écrit l'histoire de sa famille, avec deux fils conducteurs qu'il m'avait donnés :

- j'ai donc voulu vérifier si c'était vrai, si l'histoire pouvait le confirmer ;

- d'autre part, il avait une très forte conscience de ne pas être ouvrier. Il était colporteur et il disait sans arrêt : « Je ne travaille pas. » J'ai donc pensé qu'il fallait aussi essayer de vérifier s'il était exact qu'il n'avait pas de lien avec le monde ouvrier.

Paul Gevat et sa fille ont énormément collaboré à ce travail, à cette expérience.

Personnellement, j'ai été frappée de voir la façon dont lui-même percevait les institutions, les organismes de secours. J'ai en même temps toujours essayé de voir comment il était perçu par ces institutions. Il fallait faire les deux démarches, et le décalage entre ce qu'il percevait et comment il était perçu m'est apparu comme quelque chose de vraiment très important. Lui-même disait : « On nous aidait, mais on ne nous comprenait pas. » Les institutions disaient de leur côté : « On a essayé de tout faire pour les aider, mais on n'y arrivait pas. » Ces deux façons de voir m'avaient paru très difficiles à mettre en relief. Pourtant, pour la famille, pour lui, c'était très important, c'était ce qu'il ressentait fortement, au fond son identité, sans avoir les moyens de la communiquer.

« On en a tellement vu qu'on ne sait pas par où commencer, mais je peux vous raconter... J'ai 63 ans et ma femme, 56. J'ai élevé une famille de dix enfants : six garçons et quatre filles. Il m'en reste deux à charge. Je suis colporteur et taupier. Mes parents, c'étaient des colporteurs tous les deux. Les parents de ma mère étaient colporteurs, ou plutôt mendiants, ma grand-mère maternelle. Cela a toujours été dans la famille : des mendiants et des colporteurs, tous, de ceux que je connais. Du côté de mon père, non. Sa mère était une couturière, elle avait du travail tant qu'elle voulait et son père, il a travaillé cinquante ans aux Forges de Clabecq.

Je pense être le descendant d'une famille qui, de génération en génération, n'a jamais connu le bien-être, que nous étions voués à ce sort qu'est la misère. Sempiternellement livrés à notre calvaire de pauvres gens. »

« Voués à la misère de père en fils » ? Quel fondement pouvait bien avoir pareille affirmation ? Pour le savoir, il fallait interroger l'histoire et c'est pourquoi nous avons essayé de reconstituer la généalogie de Paul Gevat. Nous n'y sommes parvenus que d'une manière très incomplète, mais nous avons cependant retrouvé des traces depuis le XIXème siècle des familles Roth, celle de son père, et Gevat, celle de sa mère dont il porte le nom.

C'était une tradition de colporteurs

Quand Paul Gevat déclare : « Ma famille à moi ressemble à ceux que l'on nomme le Quart monde », il évoque une appartenance à une population dont il partage les problèmes, mais aussi les luttes, les aspirations, les réactions. Ce qu'il aurait voulu pouvoir dire aux services sociaux, aux juges, à ses concitoyens ou au clergé, c'est aussi ce que les familles du Quart Monde ne parviennent presque jamais à exprimer. Il nous dit que l'essentiel pour lui, et pour ceux « que l'on nomme le Quart Monde », est de pouvoir vivre libres et dignes, de maintenir l'unité de leur famille, de trouver la compréhension, l'amitié et l'amour. Il nous dit que ces valeurs constituent un patrimoine précieux, mais contesté par leur entourage. Sans sa reconnaissance, rien ne changera pour les plus pauvres. Ils continueront à se sentir mal perçus et mal jugés, à se croire des sous-hommes impuissants devant les événements, prisonniers de ce double sentiment qui mène à la privation d'identité et à l'exclusion sociale, cet enfermement moderne des pauvres.

Devenir un homme digne et capable d'assumer sa liberté est la grande affaire de tout être humain. Douter que cela soit aussi vrai au bas de l'échelle sociale qu'à d'autres échelons est une atteinte à la dignité de l'humanité tout entière. Mais comment faire quand la misère vous tient à la gorge et vous contraint à mendier pour survivre ? « C'est terrible d'être jeune et de devoir mendier ! »

Et justement dans son récit, Paul Gevat manifeste sa fierté, d'abord lorsqu'il évoque ses parents, dans certains souvenirs d'enfance aussi :

« On avait une bonne mère et pas un mauvais père non plus... Ma mère, c'était une forte femme, elle pesait 96 kg, très courageuse. Faut être courageuse pour aller colporter tout l'avant-midi et après-midi, faire son ouvrage, laver et entretenir son ménage. C'est quelque chose, c'est compréhensible.

Mon père, c'était un brave homme, il n'a jamais été méchant avec ses enfants, mais c'était un buveur, il courait les jupons et il dépensait l'argent qu'il gagnait en traînant sa bosse dans toutes sortes de cafés louches. Il ne remettait que très peu d'argent pour faire honneur à sa paternité. Ma mère ne supportait pas cette vie de débauche. Les disputes étaient courantes, mais au bout de quelques jours, tout rentrait dans l'ordre...

Pendant les vacances, notre mère allait de village en village ; elle vendait de menues marchandises et nous, les enfants, nous nous adonnions à la mendicité. On nous donnait un sou ici, 5 sous ou 10 sous, rarement un franc. Nous ramassions ainsi une somme assez rondelette que ma mère entassait dans une chaussette. Au bout de la semaine, après avoir mendié et dormi dans des fermes sur de la paille, nous rentrions au bercail, ma mère tout heureuse d'exhiber toutes ces menues monnaies que nous avions récoltées tout au long de nos pérégrinations.

Quand nous sommes devenus plus grands, nous mettions en vente des lacets de souliers, du savon, enfin de la petite mercerie. Le peu que nous ramassions était un petit complément. Nous nous mettions pieds nus en plein hiver pour apitoyer nos clients, qui parfois nous offraient des chaussettes ou de vieux souliers, enfin toutes sortes de vêtements plus ou moins usagés, les déchéances des enfants de notre âge. Nous étions ravis, quoique parfois ceux-ci ne nous allaient pas  ; nous mettions parfois des chaussures qui auraient dû être réajustées pour nos pieds. La vie ne nous coûtait rien, nous étions heureux de notre sort. »

La dignité, Paul Gevat aurait voulu la trouver en faisant des études, ou tout au moins en en faisant faire à ses enfants : « Mes enfants, j'aurais voulu qu'ils fassent tous de bonnes études pour qu'ils deviennent quelque chose, quelqu'un, mais il n'y avait rien à faire. Je l'avais toujours dit : je ne veux pas que mes enfants fassent colporteurs. Je voulais qu'ils travaillent. »

Pourquoi n'a-t-il pas réussi à donner un métier à ses enfants ? Il en donne lui-même l'explication : « C'est peut-être bien un peu de ma faute aussi. Ils n'ont jamais vu que je faisais le colporteur, ils n'ont jamais vu que je travaillais. Mais ils n'ont jamais parlé de faire le colporteur. Quand même, ils n'ont pas été à l'usine. »

Paul Gevat vient de le laisser entendre, il n'est pas plus parvenu à trouver sa dignité dans son métier. Colporteur et mendiant, c'est Paul Gevat lui-même qui associe ces deux mots comme s'ils étaient synonymes. Pour lui, comme pour sa mère et sa grand-mère - trois générations qui couvrent plus de la moitié du XXème siècle - il était entendu que colportage et mendicité allaient de pair, la mendicité étant toutefois l'activité principale de la grand-mère : « Ma mère ne voulait pas que je travaille. Elle ne voulait pas que j'aille travailler comme ouvrier. Elle voulait que je fasse le colporteur, elle avait toujours colporté, elle était colporteur de naissance. Elle croyait que j'aurais gagné plus facilement ma vie en faisant le colporteur... Mon frère était aussi colporteur. Ma mère, elle ne voulait pas qu'on travaille. Fallait aller chiner, qu'elle disait. Elle avait toujours fait ça. Pour moi, elle réfléchissait : je ne saurais pas bien me lever au matin, ou bien elle voulait qu'on continue. C'était une tradition. J'ai l'idée que c'était plutôt une tradition de colporteurs. On est issu de colporteurs. Cela a toujours été dans la famille : des mendiants et des colporteurs, tous, de ceux que je connais. »

Comment Paul Gevat aurait-il pu concevoir autrement son métier quand l'opinion générale le récusait : « Quand on faisait le colporteur ainsi, les gens étaient méfiants. On se foutait de nous. Vous êtes jeunes, qu'ils disaient, vous devez aller travailler. Ils trouvaient que ce n'était pas un travail, mais c'était un dur travail, très dur. Ils croyaient qu'on se baladait, qu'on prenait la vie du bon côté et qu'on n'avait pas de mal, tandis qu'eux, dans les fermes, dès cinq heures du matin, jusque bien tard dans la soirée, ils travaillaient, c'est juste. »

De la mémoire d'une famille à l'identité de Quart Monde

Avec le Mouvement, depuis 25 ans, les familles les plus pauvres disent elles-mêmes leur histoire. Par exemple, en 1977, elles avaient écrit des Cahiers de Solidarité. Elles ont raconté, avec les Feuilles de Faits, les injustices qu'elles subissaient et leurs luttes ; toutes ces Feuilles de Faits ont permis de publier un livre : « Que l'injustice s'arrête. »2

Pour retracer l'histoire des familles dans la misère à travers les siècles, il n'y a presque rien : seulement des documents écrits par les autres, la police, les tribunaux, les institutions d'assistance... Toute la vie des familles les plus exclues d'autrefois est réduite au jugement des autres, jugement qui pèse encore sur les exclus d'aujourd'hui.

Les militants du Quart Monde ont décidé de ne pas laisser se perdre la mémoire des plus pauvres et de leurs parents : l'amour, le courage, l'endurance, les joies et les peines, tous ces souvenirs, nous les rassemblerons ensemble pour écrire ces « Mémoires du Courage. »

Cette action est lancée par l'intermédiaire du journal « Feuille de Route » : une photo, « Le lavage des tripes dans un abattoir vers 1955 », publiée avec la question suivante : « Cette photo vous rappelle-t-elle des souvenirs de travail aux abattoirs ? Écrivez-le nous. »

De nombreux témoignages sont recueillis, par exemple "Feuille de Route" n° 123, page 1 :

« J'ai travaillé 4 mois à l'abattoir en 1967, dans une petite ville du Maine-et-Loire. J'avais 17 ans, j'étais à l'abattage des bêtes... C'était un métier de fous. On commençait le matin à 5 heures. On avait une heure pour manger à midi. Il faisait froid, c'était en plein courant d'air. Il n'y avait pas de camaraderie entre nous : c'était la chaîne, chacun son boulot. Moi, ce que je voulais faire, c'était entraîneur de chevaux, donner de l'amitié aux bêtes et pas les tuer. Mon père travaillait aussi à l'abattoir, comme tanneur. Il a commencé à 13 ou 14 ans. Il salait les peaux, les cendrait et les roulait. C'était très dur parce qu'il fallait tirer les peaux, les dégraisser. On travaille dans de mauvaises conditions, surtout l'odeur. Mon père, il récupérait les asticots. Il les élevait et les vendait aux pêcheurs. Avec les sous qu'il récupérait ainsi, il nous achetait des jouets.

Il a eu une déchirure musculaire vers 45 ans, à la suite de cette déchirure, il a eu une hernie discale : ça lui a valu une invalidité à 50% jusqu'à 55 ans. Depuis, il est invalide à 100%, il a un corset qu'il porte toujours. Il dort sur une planche. »

La campagne est lancée, les témoignages se multiplient, chacun réfléchit à son histoire. Exemple : "Feuille de Route" n°124, Mme P. de Rennes : « Quand elle a perdu ses parents, ma mère a travaillé comme "bonne". Après son mariage, elle est venue dans cette ferme, il y avait du travail : 4 vaches à nourrir, il fallait tout porter à la brouette, battre le grain avec les fléaux, même quand elle était enceinte. C'était dur. Faut dire qu'elle a travaillé de ses mains. Fallait bien le faire, il n'y avait pas d'allocations. »

Vers 1950, elle a été veuve, elle avait 47 ans et moi 20 ans. Elle a dû laisser les vaches. Elle s'est mise à faire des lessives. Elle allait tôt dans les maisons ; elle en avait pour toute la journée. Il fallait tout laver à la main, brouetter des tas de linge au lavoir communal. Elle a fait ce travail jusqu'à ce qu'il y ait des aides familiales. A 80 ans, elle allait encore dans des fermes pour des corvées. Elle coupait la litière avec une faucille, sur les talus, elle ramassait les pommes, elle soignait les lapins. On lui donnait 2 ou 3 pommes ou un litre de cidre, une poule de temps en temps ; elle était payée comme ça. Faut être mère pour faire ça, elle est mère dans tout ce que peut dire le mot. »

Privé de son histoire et donc de ses racines, le sous-prolétariat est privé d'identité sociale. Et il est aussi privé des moyens d'apporter son expérience à la société. Car l'histoire du sous-prolétariat manque aussi à l'Histoire. Comment comprendre l'histoire ouvrière en laissant de côté les ouvriers les plus écrasés par le progrès industriel ? Comment comprendre l'histoire de l'humanité en laissant de côté une partie de l'humanité, justement celle-là qui souffre le plus parce que, sans pouvoir, elle subit les conséquences d'une histoire que les autres font ?

Depuis sa création, le Mouvement a entrepris cette tâche : rendre au sous-prolétariat et à l'humanité l'histoire des sous-prolétaires. Aujourd'hui, des centaines de familles du Quart Monde racontent elles-mêmes leur histoire. Elles contribuent à bâtir l'Histoire.

1 A.M. Rabier, « Colporteur et taupier », Revue Igloos n° 116, Editions Science et service, 1983.
2 Lucien Duquesne, « Que l'injustice s'arrête », 1982, Editions Science et service.
1 A.M. Rabier, « Colporteur et taupier », Revue Igloos n° 116, Editions Science et service, 1983.
2 Lucien Duquesne, « Que l'injustice s'arrête », 1982, Editions Science et service.

Anne-Marie Rabier

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