«Le droit d’habiter la terre»

Joseph Wresinski

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Joseph Wresinski, « «Le droit d’habiter la terre» », Revue Quart Monde [En ligne], Dossiers & Documents (1989), mis en ligne le 07 avril 2010, consulté le 19 mars 2024. URL : https://www.revue-quartmonde.org/4450

Discours d'ouverture du père Joseph Wrésenki, Secrétaire général du Mouvement ATD Quart monde

L'année Internationale du Logement des Sans-Abri devait être, dans l'esprit du Secrétaire Général de l'ONU, l'Année des plus pauvres dans le monde. Pour Monsieur Perez de Cuellar, concentrer l'effort sur ceux qui sont chroniquement privés d'un toit reconnu décent, c'était se mobiliser autour des familles et populations les plus appauvries.

Mais au point où nous en sommes dans cette année, sommes-nous encore certains qu'il s'agit bien de ces populations-là ? Je ne puis vous cacher mon inquiétude... Ce qui est dit et fait à leur égard, est-ce vraiment à l'honneur de ce qu'ils sont ? Sont-ils à nos yeux des êtres humains capables simplement, de construire un habitat un peu moins précaire ? Ou sont-ils des hommes, des femmes, des familles capables de bâtir, avec nous l'avenir du monde ?

Ces deux questions, je vous l'avoue, me hantent : qui sont les personnes au centre de nos préoccupations ? et quelles ambitions, quel idéal poursuivons-nous avec elles ?

  • Familles sans abri

Combien sont les sans-logis dans nos pays industrialisés ? Comme dans le domaine de la grande pauvreté, les statistiques concernant ces familles sont excessivement fragiles. Tout au plus pouvons-nous parler d'estimations. Mais bien plus grave encore, au-delà des chiffres, nous ignorons la vie, les souffrances de ceux qui subissent la grande pauvreté. Ainsi en France un rapport intitulé « Grande pauvreté et précarité économique et sociale » voté par le Conseil Économique et Social le 11 février 1987 fait apparaître l'enchaînement des précarités et des souffrances des plus pauvres.

Dans notre pays, plus de 5% des habitants sont sans protection ni sécurité assurées... Ils vivent et se logent comme ils peuvent, ne dehors des logements sociaux. Ces familles se battent pour vivre dans un habitat privé vétuste et incommode. Parfois elles vivent dans des locaux impropres à l'habitation : caves, garages, ateliers désaffectés. Au bout de cet univers de logements improvisés se trouve presque toujours l'errance.

Depuis 1960, l'Europe a découvert ainsi quelques millions de familles de cité dans la Communauté Européenne. Interdites de cité parce que sans ressources, sans travail, ces familles ne peuvent prendre aucune part à la vie associative, syndicale ou politique. En raison même de leur misère, elles restent en dehors de nos démocraties. Leurs enfants grandissent mal. Sous-alimentés, il sont sujets à toutes les maladies infantiles. En France, chaque année, 200.000 enfants sortent de l'école illettrés ou très peu instruits.

Ce sont là des faits. Mais ce qui compte par-dessus tout, derrière les faits, c'est l'intolérable gâchis d'espérances, d'intelligences, de capacités d'hommes, de femmes et d'enfants hors droit, hors administration, hors communauté, hors démocratie.

  • Familles sans avenir

Les familles de New York ou de Chicago qui se réfugient dans les rues de leur ville, les familles qui se cachent en France, dans des camions désaffectés, entre une décharge et une autoroute ou un cimetière, nous adressent le même message que celles qui s'accrochent sur la pente d'une colline, à l'abord d'un ravin, que celles qui s'accrochent à une terre marécageuse en lisière d'une baie dans des pays en développement. Toutes ces familles sont refoulées des zones d'habitation décentes. Elles ne figurent pas, le plus souvent, dans les registres de l'administration locale et dans les préoccupations prioritaires des responsables politiques.

Ces familles les plus pauvres des pays industrialisés et les familles en grande pauvreté que connaissent les équipes d'ATD Quart Monde dans les pays en développement ont toutes en commun de ne pas avoir d'avenir. Leurs enfants sont sacrifiés. Elles sont dépouillées du droit d'exister et d'habiter la terre.

C'est sur le refus des familles d'êtres dépouillées de leurs responsabilités et de leurs droits que le Mouvement ATD Quart Monde a basé l'ensemble de ses actions.

  • D'un combat pour le logement vers un combat pour les droits de l'homme

Fondé en 1957 par quelques 300 familles sans-logis, de la région parisienne, le Mouvement a commencé par un combat pour le logement. Combat qui devait inévitablement devenir un combat pour l'ensemble des Droits de l'homme. Tout d'abord dans le Camp des Sans-logis de Noisy-le-Grand les familles nous ont appris qu'il ne fallait pas les disperser parce qu'ensemble, elles avaient des forces qu'elles perdraient si elles étaient relogées séparément une à une.

Mais nous avons appris très vite, qu'éviter seulement la rupture des liens entre les familles n'avait pas de valeur en soi. Encore fallait-il qu'une telle communauté puisse se forger un avenir et donc acquérir les moyens de la fierté, de l'assurance en soi et entre soi qui permettent de bâtir des projets. Or devenir sûr et fier de sa communauté de vie quand on a été humilié, diminué, traité comme moins que rien depuis toujours, ne peut se faire qu'en réservant le plus et le mieux à ceux qui ont le moins.

Ainsi ne pas laisser casser les communautés en grande pauvreté, bien sûr, mais aussi : avoir ensemble de véritables ambitions ce furent et ce sont toujours les lignes de conduite du Mouvement ATD Quart Monde.

L'ambition pour les familles que nous accompagnions a été d'abord qu'elles prennent la parole, qu'elles présentent  des pétitions, qu'elle donnent leur avis sur les affaires publiques. L'ambition a été aussi de leur permettre de dépasser leur commune, leur quartier, de se regrouper et de trouver de nouvelles forces avec les familles qui vivaient les mêmes situations en France et en Europe. Et un jour, ce furent ces familles les plus pauvres dans les pays industrialisés qui nous dirent que les permanents du Mouvement devaient traverser les mers pour aller lutter contre la misère en d'autres continents.

Et cela, elle nous apprirent que plus on est pauvre et sans droit d'habiter la terre, plus on a besoin de regrouper ses forces à travers le monde entier.

  • Un programme d'urgence pour les dix ans à venir

Les slums, les bidonvilles, les zones de squattage sont le péché du monde, me disait ces jours-ci un de mes amis. Nous ne pouvons plus ne pas le proclamer ensemble, publiquement et partout.

Quand nous donnons des noms : squatters, mal-logés, sans-abri, derrière ces appellations il y a des vivants. Quand nous proposons des statistiques, derrière les chiffres, il y a des vivants. Derrière les noms et les chiffres il y a des enfants qui sont un trésor humain compté pour nul et gaspillé.

A la grande pauvreté des slums et bidonvilles, il s'agit de déclarer la guerre et de proclamer l'état d'urgence, il faut que tous les hommes responsables établissent un programme d'urgence, un programme dans lequel les logements construits seraient solides, où l'environnement permettrait de vivre en paix entre voisins, où les écoles seraient spacieuses et belles, où les formations professionnelles seraient orientées vers les métiers de demain, où les familles s'organiseraient en coopératives.

Et si les circonstances font que les premiers logements, les premières écoles ne peuvent être construits que dans une qualité provisoire, alors qu'il soit clairement annoncé qu'il s'agit d'une étape transitoire, vers un toit solide et honorable, comme nous le voudrions pour nos propres enfants.

Mais nous ne pouvons pas continuer de proposer des programmes qui demandent un maximum d'efforts aux pauvres en contrepartie d'un minimum d'investissements de notre part. Ceux-ci doivent être infiniment plus riches et plus variés dans leur nature que ceux que nous avons réalisés jusqu'ici. Investissements matériels bien sûr, mais aussi et surtout investissement humain.

Quand la communauté internationale poussera-t-elle enfin ses meilleurs architectes, ses meilleurs agronomes, ses meilleurs professeurs, à mettre durablement leurs talents au service des familles les plus démunies ? Alors, et alors seulement, notre action pour le logement rejoindra l'action des hommes riches ou pauvres qui luttent pour les droits de l'homme. Alors, et alors seulement notre action pour le logement fondera vraiment le droit pour tous les hommes d'habiter convenablement la terre.

  • Un défi à relever ensemble

En venant participer à ce colloque « Familles sans abri : un défi » vous avez accepté de venir partager avec nous cet espoir. Vous estimez que vous pouvez, là où vous êtes, contribuer à des changements significatifs pour les conditions de vie des plus pauvres. Déjà, et pour certains depuis longtemps, vous vous y employez.

C'est une entreprise très difficile car nous agissons dans un monde où le souci du sort des plus pauvres n'est pas une priorité et où le risque d'une société duale est déjà consommé, dans le domaine de l'habitat comme dans le domaine du travail, de la formation et des moyens d'existence. Il nous faut donc resserrer nos liens pour que partout, dans chacune de nos villes et région, nous apprenions ensemble à inventer des réponses satisfaisantes.

Si nous voulons que demain, en l'an 2000, ou dans un quart de siècle, le droit à un habitat décent soit garanti à tous, il nous faut dès aujourd'hui démontrer, même à petite échelle, que les familles les plus pauvres peuvent y accéder et pas seulement les plus solvables ou les plus socialisées. Cela est possible si nous savons y appliquer le meilleur de nos forces. C'est pourquoi il serait souhaitable qu'au terme de nos échanges nous sachions quelles propositions d'action nous pouvons faire et quels engagements personnels nous pouvons prendre.

Les familles du Quart Monde ont besoin, elles ont même le droit de les connaître pour pouvoir à leur tour se mobiliser et obtenir enfin un vrai logement où elles puissent vivre dans la dignité.

Joseph Wresinski

Fondateur du Mouvement ATD Quart Monde

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