Introduction
Au sein de l'Union européenne, le niveau de vie s'est élevé de 60 % environ entre 1973 et 1995, tandis que le taux de chômage a quadruplé, et que le nombre de personnes dépendant des minima sociaux a augmenté. Dans de nombreux pays, les plus riches s'enrichissent tandis que les pauvres s'appauvrissent54. Ce n'est pas la production de richesse qui est en panne, mais sa distribution équitable sous toutes ses formes : argent, emploi, formation, culture, relations... Cette situation n'est pas fatale : « La misère est l'œuvre des hommes, et seuls les hommes peuvent la détruire », affirmait Joseph Wresinski, fondateur d'ATD Quart Monde. S'ils le veulent, les êtres humains peuvent construire un monde où la précarité et la pauvreté reculent, où la misère serait bannie. Un monde où le développement consisterait à accroître les possibilités pour chacun d'être maître de sa vie, où les droits de l'homme seraient réellement mis en œuvre.
C'est dans cette perspective que nous proposons cinq orientations pour la politique de l'emploi en Belgique, qui complètent sans les contredire les lignes directrices adoptées par les chefs d'État au sommet européen pour l'emploi de Luxembourg, le 21 novembre 1997. Pour que ces lignes directrices n'ouvrent pas la voie à un démantèlement des systèmes de protection sociale au nom de la création d'emplois, elles doivent en effet intégrer la lutte contre la précarité et la grande pauvreté comme un objectif essentiel des politiques de développement.
1. Répondre en priorité aux besoins essentiels non satisfaits, par une politique globale de lutte contre les précarités et la grande pauvreté
Le Rapport Général sur la Pauvreté en Belgique (RGP) a montré avec force qu'une action globale est indispensable pour lutter contre la pauvreté. Le droit à l'emploi ou à la formation restera inaccessible aux populations les plus défavorisées si on ne leur accorde pas simultanément le droit à un logement stable, à la santé, à un revenu minimum inconditionnel, à des services publics de qualité etc. Le marché à lui seul ne pourra pas satisfaire la demande non solvable des populations les plus défavorisées si les pouvoirs publics n'agissent pas vigoureusement par des mécanismes correcteurs. Le RGP a tracé des orientations dans quatre grands domaines d'existence : famille, conditions de vie et santé ; habitat et environnement ; savoir, culture et enseignement ; emploi et protection sociale. « Ce Rapport n'est pas un rapport sur la situation d'une minorité. Il propose d'avancer dans la réalisation des droits de l'homme, à partir de l'expérience des plus pauvres prise comme mesure des avancées de tous. La portée et l'impact des propositions qui seront retenues devront être évalués à leur capacité de forger des outils de citoyenneté et de garantir l'exercice des droits communs » (RGP p. 398) L'analyse et les propositions de notre groupe d'étude se sont concentrées sur le volet emploi et protection sociale, mais n'ont de sens que si elles sont resituées dans une politique globale.
La croissance économique peut être orientée de différentes façons : souvent, elle satisfait en priorité des besoins solvables crées artificiellement et des goûts de luxe. Pour faire reculer la précarité et la pauvreté, les investissements à entreprendre devraient répondre prioritairement aux besoins essentiels non satisfaits comme la construction et la rénovation de logements sociaux, la lutte contre l'illettrisme, la lutte contre l'échec scolaire, l'accès aux soins de santé et la prévention, la sécurité dans les zones les plus abandonnées, les équipements urbains et ruraux, etc. De nombreux emplois pourraient être créés dans tous ces secteurs. La création de nouveaux métiers accessibles aux jeunes les plus défavorisés, comme celui de médiateur du livre55 dans les quartiers déshérités, constitue une réponse particulièrement appropriée.
La cohésion sociale constitue un besoin urgent à satisfaire, pour des raisons de justice et d'efficacité. Aussi toutes les dépenses d'investissement effectuées par les pouvoirs publics devraient être évaluées dans leurs effets en termes de lutte contre la pauvreté ou de renforcement de la cohésion sociale.
Il est essentiel que tous les citoyens puissent avoir accès à leurs droits fondamentaux : cela suppose d'atteindre ceux qui ne se présentent pas spontanément aux guichets à cause des nombreux échecs ou refus qu'ils ont subis. Il est donc indispensable d'aller à la rencontre des plus démunis là où ils vivent, de prendre le temps de gagner leur confiance et de comprendre leurs aspirations, pour s'engager avec eux dans le rétablissement de leurs droits fondamentaux.
Dans le domaine de la sécurité sociale, la loi prévoit déjà qu'on peut verser des allocations d'office, sans attendre les démarches du bénéficiaire potentiel.
Les associations partenaires du Rapport Général sur la Pauvreté estiment que « le maintien et le renforcement de la sécurité sociale doivent aller dans le sens de droits fondamentaux garantis à tous, plutôt que dans le sens de la multiplication de droits spéciaux, d'une plus grande sélectivité, voire de la privatisation des mécanismes de la solidarité56 »
Un aspect essentiel des orientations du RGP consiste à agir avec les plus défavorisés, et non pas sans eux ou contre eux. Un de leurs besoins les plus essentiels est que leur souffrance et leurs appels soient entendus, qu'ils soient associés à la construction d'une société plus démocratique et plus juste, et que soient mis en place les moyens de ce nouveau partenariat. Il faut reconnaître que le gouvernement belge s'est efforcé de mettre en œuvre cette recommandation. Mais la pratique du partenariat entre les instances politiques et administratives d'une part, les populations très défavorisées et les associations qui les représentent d'autre part, est très difficile et cherche encore le rythme et le chemin à suivre57.
2. Garantir à chacun le droit à un revenu décent
Le problème
En avril 1994, le Mouvement ATD Quart Monde a mené une enquête auprès de 273 adultes qui participaient à ses Universités Populaires et qui « voulaient et pouvaient travailler ». Sur l'ensemble des chômeurs complets (62% de l'échantillon) seulement la moitié (soit 31% de l'échantillon) bénéficiaient d'allocations de chômage normales. Les autres vivaient soit d'allocations de maladie ou d'invalidité (12,5% de l'échantillon total), soit d'assistance sociale (15 %), ou étaient totalement sans revenus (4,5%).
Une enquête similaire effectuée en 1996 produisit les mêmes résultats.
Les revenus de remplacement (allocations de chômage, minimex etc.) doivent permettre une vie décente, ce qui n'est pas toujours le cas actuellement. En mars 1998, le montant mensuel du minimex était de 20 916 Francs Belges (en abrégé FB) pour un isolé et de 27 888 FB pour un ménage ; pour les chômeurs ayant plus d'un an de chômage, le montant mensuel minimum de l'allocation chômage pour un isolé était de 21 918 FB. Qui peut vivre décemment avec de telles sommes ?
On parle de plus en plus d'« activation des allocations sociales ». Il est en effet souhaitable qu'une partie de l'argent des allocations sociales soit utilisé à financer des activités utiles, plutôt qu'à maintenir les gens dans l'inactivité forcée. Cependant il existe un risque que ceux qui ne bénéficient pas d'allocations de chômage ne bénéficient pas davantage des « mesures actives ». L'exclusion de l'assurance chômage ou du « minimex » conduit souvent à l'exclusion des programmes de réinsertion. Il en résulte la création d'un cercle vicieux, car celui qui n'a pas l'occasion de travailler ne peut pas se créer un droit à la sécurité sociale.
Certaines catégories de demandeurs d'emploi n'ont pas droit à l'assurance chômage :
- les jeunes qui ont quitté l'enseignement obligatoire sans avoir terminé le cycle d'enseignement secondaire de niveau inférieur58 ; ou ceux qui ont quitté l'école et ont accès aux allocations d'attente mais sont encore en stage ;
- les personnes qui ont effectué un nombre insuffisant de journées de travail au cours de la période de référence, ou qui ont travaillé au noir ou en-dessous du salaire minimum légal ;
- les ex-détenus qui n'avaient pas droit au chômage avant leur incarcération (puisqu'ils ne peuvent avoir presté* suffisamment de jours de travail) ;
- les demandeurs d'asile (même s'ils ont presté suffisamment et payé les cotisations) et les indépendants en faillite ;
- les femmes de familles défavorisées qui veulent se remettre sur le marché du travail...
En principe on peut, dans ces cas, recourir au minimum d'existence, mais ici aussi certains sont laissés pour compte : par exemple, les réfugiés non-reconnus ou les personnes dont la famille arrive juste au-dessus du seuil de revenus pour le minimex.
C'est à un rythme croissant que des chômeurs indemnisés sont suspendus ou exclus de l'assurance chômage pour avoir enfreint (de manière consciente ou non) la réglementation sur le chômage, ou en raison d'un chômage de durée anormale59. Les articles 80 et suivants de l'arrêté royal du 25 novembre 1991 prévoient que les chômeurs cohabitants âgés de moins de 50 ans qui peuvent prétendre à une allocation de chômage forfaitaire (c'est-à-dire qui n'ont pas une carrière professionnelle d'au moins 20 ans ou qui ne sont pas handicapés à 33%) et qui vivent dans un ménage disposant de plus de 624 259 FB imposables nets (plus 24 970 FB par personne à charge) se voient supprimer leurs allocations dès que leur chômage dépasse 1,5 fois la durée du chômage de leur arrondissement, compte tenu de leur âge et de leur sexe. Les statistiques de l'administration fédérale de l'emploi montrent que le nombre de chômeurs suspendus au cours de l'année 1996 sur base de l'article 80 était de 32 044. L'augmentation des suspensions survenue au début des années 1990 est due en premier lieu aux multiples modifications d'une réglementation de plus en plus sévère60, qui présume que les chômeurs de longue durée sont fautifs. Dans la définition du « chômage de longue durée anormale », il faudrait au minimum tenir compte de l'inégalité des chances qui existe selon les niveaux de formation des chômeurs (cf. RGP p.184). Chaque année, de 2 000 à 7 000 chômeurs « suspendus » vont solliciter l'aide des CPAS61. Dans le passé, toutes les mesures prises par les pouvoirs publics en faveur de l'emploi étaient réservées aux chômeurs complets indemnisés. A la demande de diverses organisations dont ATD Quart Monde, des changements ont été apportés et les bénéficiaires du minimex peuvent également y prétendre. On constate cependant que de nouvelles mesures en faveur de l'emploi restent réservées aux chômeurs indemnisés : par exemple, le Plan d'Accompagnement des chômeurs, le prêt aux chômeurs qui veulent s'établir comme travailleurs indépendants. Dans un certain nombre de cas, les minimexés sont assimilés aux chômeurs indemnisés, mais des chômeurs non- indemnisés restent toujours exclus (par exemple pour le remplacement des personnes qui interrompent leur carrière).
Certaines « initiatives de réinsertion » dans le monde de l'économie sociale procurent aux travailleurs concernés un statut de sécurité sociale tellement précaire, qu'elles font perdurer le cercle de l'exclusion. Nous pensons notamment aux « Entreprises de Formation par le Travail » en Wallonie, dans lesquelles des jeunes sont formés sans avoir droit aux allocations de chômage. On leur offre dans ce cas un « contrat de formation » au lieu d'un « contrat de travail », ce qui fait qu'après leur expérience de travail, ils n'ont toujours pas droit aux allocations de chômage.