Le Mouvement ATD Quart Monde dans l'Europe de demain : Une démarche prospective.
Notre refus de la misère, nous le vivons dans des sociétés qui évoluent. Ces évolutions peuvent représenter des chances nouvelles, mais aussi des entraves ou des menaces, dont il nous faut tenir compte.
Le père Joseph Wresinski nous a appris à nous interroger sans cesse : quelles sont les conditions de vie faites aux plus pauvres? Quelles sont leurs aspirations ? Quelles sont les chances à saisir pour que puisse se développer avec eux un partenariat qui garantira l'égale dignité de tous les êtres humains ?
Nous avons besoin de chercher à comprendre, avec l'aide d'autres personnes qui s'interrogent sur le devenir de l'Europe et du monde, quels sont les signes d'espoir, quels sont les défis que nous devons relever. Il nous faut aussi partager entre nous la compréhension que nous avons les uns et les autres du monde qui nous entoure et de ses évolutions.
Engagés avec les plus pauvres pour promouvoir avec eux un monde sans misère ni exclusion, nous avons donc à acquérir ensemble une intelligence des signes avant-coureurs qui nous sont donnés comme autant de repères pour bien orienter notre action. C'est le sens de l'effort de réflexion prospective que nous entreprenons actuellement et dont ce document cherche à rendre compte.
Depuis quelques mois, plusieurs d'entre nous ont dialogué avec des personnes qui nous ont partagé leurs questions et préoccupations sur le devenir de l'Europe. Qu'en retirons-nous ?
Qu’est-ce que la démarche prospective ?
Journée de travail avec Hugues de Jouvenel (directeur du Groupe « Futuribles »), le 3 mars 2000, à Paris1.
Hugues de Jouvenel nous a expliqué que la réflexion prospective consiste à anticiper pour agir en faveur d’un avenir souhaitable librement débattu. La démarche prospective repose sur l’idée que l’avenir n’est pas prédéterminé : il est construit par des personnes, acteurs dans la société. Les deux questions de base de cette démarche sont : que peut-il advenir (anticipation) ? Que pouvons-nous faire (marges de manœuvre, stratégies) ?
L’avenir est domaine de liberté. Il y a plusieurs futurs possibles, mais ce qui peut advenir est fortement marqué par l'héritage du passé : il y a des tendances lourdes qu'il est important d'identifier (le vieillissement de la population en Europe, le développement des nouvelles technologies, etc.) et des variables qui sont plus déterminantes que d'autres. Mais personne ne sait avec certitude ce que l’avenir sera.
L’avenir est domaine de pouvoir. Comme la liberté, le pouvoir est très inégalement réparti, mais personne n’est sans aucun pouvoir sur sa vie. Il y a toujours des « marges de manœuvre », d’autant plus grandes si on n’est pas dans l’urgence et si on a pu « anticiper » et se préparer.
L’avenir est domaine de volonté. « Il n’est de vent favorable que pour celui qui sait où il va ». Il est essentiel d’avoir une vision claire d’un avenir souhaitable et réalisable.
Pour résumer, nous sommes comme le navigateur qui mène sa barque : nous devons anticiper ce qui va se passer autour de nous (étude du vent, des récifs, du mouvement des autres navigateurs, etc. ), et agir pour atteindre notre objectif, avec nos instruments de pilotage (programmation).
Les étapes de la démarche prospective
La démarche comprend cinq étapes :
- définition du problème et choix de l’horizon (exemple : précarité et grande pauvreté en Europe en 2010) ;
- identification des variables clés et de leurs relations ;
- recueil des données et élaboration d’hypothèses ;
- construction des futurs possibles, le plus souvent sous forme de scénarios ;
- choix stratégiques.
Les scénarios « exploratoires » sont construits en partant des tendances lourdes actuellement à l'œuvre, et en échafaudant diverses hypothèses d'évolution. Les scénarios « stratégiques » ou « normatifs » sont construits en partant d’objectifs raisonnables à moyen terme (par exemple, l’éradication de la misère en Europe en vingt ans) et en cherchant des méthodes pour les atteindre. Ces deux manières de procéder sont complémentaires, mais distinctes dans leur logique.
Cinq « scénario exploratoires » sur l’avenir de l’Europe : dialogue avec la cellule de prospective de la Commission européenne
19 mai 2000 à Bruxelles2
La Cellule de prospective de la Commission européenne, créée en 1989 et placée sous la responsabilité directe du président de la Commission, a élaboré cinq scénarios "exploratoires" contrastés, ayant pour objet de fournir des images plausibles de l'Europe à l'horizon 2010. En voici une brève présentation :
Le scénario 1, « Le triomphe des marchés », se caractérise par le règne croissant du libéralisme économique sur un marché planétaire. L’élargissement de l’Union à de nouveaux pays s’accélère, le rôle de l’État diminue, le marché du travail est déréglementé, les services publics privatisés. La création d’entreprises prospère, la richesse et la pauvreté augmentent, tout comme l’individualisme, le scepticisme envers la politique, le souci du court terme.
Le scénario 2, « Les cent fleurs », est marqué par la paralysie et la corruption des grandes institutions publiques et privées. Une grande crise de confiance gagne les sociétés, l’action directe se répand, les Européens se replient sur le micro-local. L’économie informelle se développe, les initiatives locales se multiplient sans aucune logique d'ensemble, les inégalités s’accroissent. Le rôle des régions et des associations s’accentue. Les institutions européennes perdent leur légitimité et sont isolées, l’élargissement de l’Union européenne est bloqué.
Le scénario 3, « Responsabilités partagées », repose sur une réforme ambitieuse du secteur public qui orchestre une politique sociale et industrielle renouvelée et facilite la responsabilisation de nouveaux acteurs (ONG, entrepreneurs sociaux ...). Les groupes de base prennent la parole et animent le développement, les pactes pour l’emploi se généralisent et font baisser le chômage. Une meilleure représentation des populations défavorisées permet de réformer le droit du travail et de consolider la sécurité sociale. L’Europe s’élargit à l’est et défend un modèle de développement original, où la pauvreté reste cependant à un niveau élevé.
Le scénario 4, « Les sociétés de création », part de l’hypothèse d’une révolte populaire à travers l’Europe, en réponse aux programmes d’austérité budgétaire. Les peuples remettent au centre de l’économie la protection de l'environnement et le développement humain. Les systèmes comptables et fiscaux sont réformés. L’Europe retrouve un niveau de pleine activité et une meilleure cohésion sociale. Mais l’élargissement à l’est piétine. Absorbée par ses propres réformes, l’Europe est incapable de développer une politique étrangère cohérente.
Le scénario 5, « Voisinages turbulents », décrit une Europe menacée par l’extension des guerres dans les pays voisins, qui entraîne le développement massif d’une immigration clandestine. Les actes terroristes se multiplient. Le développement de tensions et de conflits entraîne la création d'un Conseil européen tout entier absorbé par des préoccupations de sécurité et de défense. Le rôle des grands États membres se renforce, celui de l’Union européenne diminue. Le grand public européen est inquiet, passif et de plus en plus intolérant. Le chômage et l’exclusion sociale s’aggravent, les réformes nécessaires sont reportées à des jours meilleurs.