- Myriam de Spiegelaere, Observatoire de la Santé et du Social à Bruxelles
Je voudrais savoir quel type de réaction ou de réponse vous avez pu observer dans l’histoire, quand une société est ébranlée dans sa cohésion sociale du fait d’une intrusion massive de pauvres venus de l’extérieur. C’est ce qui se passe actuellement en Europe et on peut penser que de telles crises se sont déjà produites dans le passé.
- Jean-Jacques Friboulet, Professeur à l’Université de Fribourg
J’ai retrouvé dans votre discours beaucoup de caractéristiques des situations actuelles des pays du Sud. Je pense à certains pays de l’Afrique subsaharienne, par exemple. J’aimerais vous demander comment vous voyez ce problème. Est-ce que vous pensez que certaines choses que vous avez dites à propos de l’histoire de la pauvreté en Europe se manifestent aujourd’hui dans nos rapports internationaux ?
- Moraene Roberts, Déléguée des familles Quart Monde en Grande-Bretagne
J’ai cru percevoir une corrélation entre ce qui a été dit par l’historien et par Mr Polen. Mr - Geremek a plus particulièrement parlé des personnes qui ne peuvent pas échapper aux situations de pauvreté et qui sont perçues comme une menace pour la société.
Mr Polen, lui, a parlé de sa maman qui ne pouvait pas garder ses enfants auprès d’elle. Beaucoup de personnes disent : « Si les pauvres perdent la garde de leurs enfants c’est un peu leur faute. Ils n’ont qu’à s’arranger pour faire en sorte de ne pas tomber dans une situation de précarité. » Alors certaines personnes ont le sentiment que cela les autorise à laisser les pauvres de côté. Je pense qu’il est alors très difficile de faire face mais qu’il faut prendre en considération que chacun mérite d’être aidé. Aucune mère au monde ne devrait perdre la garde de ses enfants.
- (Intervenant non identifié)
Le fait qu’il y ait une attention politique au problème de la pauvreté par crainte d’une révolution, si la pauvreté persiste, ne nous empêche pas d’avoir le courage d’affirmer que l’engagement politique en faveur des plus pauvres est un fait qui va de soi. Non par peur d’une révolution, mais parce que l’on estime que la pauvreté est une honte pour l’humanité, qu’elle n’est pas digne de l’homme. On ne peut plus accepter que certains ne valent rien aux yeux des autres.
- Jacques-René Rabier, Groupe d’étude « Mondialisation et pauvreté », ATD Quart Monde
J’ai été fortement impressionné par tout ce que nous a dit M. Geremek et en particulier par le double regard de la société à l’égard des pauvres. Je me demande si, depuis le milieu du 19ème siècle, ce double regard ne se prolonge pas jusqu’à nos jours à travers une séparation facile à constater entre « l’économique » et « le social. »
- Georgios Sklavounos, Comité économique et social européen
Je voudrais ajouter un élément qui, à mon sens, n’a pas été présenté. Dans le cadre de notre propre travail, au Comité économique et social, nous avons pu approcher l’exclusion sociale et la pauvreté non seulement sur une base morale (les droits de l’homme) mais sous l’angle du développement durable. Nous avons des statistiques qui nous indiquent que l’exclusion sociale coûte énormément d’argent. Ainsi, l’inclusion et l’intégration sociale doivent être considérées comme un investissement en termes de développement. Voici quelques chiffres pour vous donner une bonne idée de la situation. La criminalité des enfants nous coûte sept milliards de dollars par an. Eu égard à ce chiffre nous devons considérer que l’intégration sociale constitue un véritable investissement en termes de développement socio-économique.
- Michèle Grenot, Docteur en Histoire
Vous avez dit que l’on mesure la valeur d’une société à la façon dont elle traite ses pauvres et lutte contre leur exclusion. Vous avez dit aussi que les pauvres ont droit à l’histoire. Vous avez cité le Comité de mendicité de la Révolution française. Il me paraît important, pour notre réflexion d’aujourd’hui, de constater que les Constituants, au moment où ils déclaraient que les pauvres (les bons pauvres) avaient droit au secours, les ont en même temps exclus des droits politiques, car ils n’avaient pas le droit de participer aux assemblées, même à celles qui les concernaient directement : ils ne pouvaient pas parler d’eux-mêmes.
Au nom du droit naturel, comme vous le dites dans la conclusion de votre livre « La potence ou la pitié »1, on ne peut concevoir que la pauvreté soit inscrite dans la nature humaine. Au contraire, c’est la pauvreté qui constitue une menace pour la nature humaine.
Le père Joseph Wresinski a dit à la Sorbonne, d’une façon très forte, que l’histoire est faussée. Ce qui est frappant pour moi, depuis que j’étudie l’histoire, c’est que l’on s’est vraiment trompé sur les pauvres, que l’histoire dramatique des pauvres est une erreur de nos sociétés, une faute. Il est peut-être temps qu’en Europe on demande pardon, que l’on reconnaisse que cet héritage pèse lourd encore aujourd’hui sur les épaules des pauvres. La première chose à faire, c’est peut-être de leur rendre mémoire.
- Réponse de Mr Geremek
Je trouve les questions posées extrêmement intéressantes.
En ce qui concerne le problème de la cohésion sociale, il faut dire que les choses étaient très simples quand les villes étaient entourées de murs. On fermait la porte et on ne laissait pas entrer les pauvres. Est-ce que l’on peut maintenant construire des murs autour des sociétés riches ? Non. Alors nous sommes donc en face d’un problème à la résolution duquel nous ne sommes pas préparés. C’est le cas des migrations. En fait nous considérons les grandes migrations actuelles comme l’un des grands problèmes, en particulier pour l’Europe toute entière.
On a oublié l’immense déficit démographique éprouvé par toute l’Europe et en particulier par les pays riches. Si l’on regarde les prévisions démographiques jusqu’à l’an 2020, on remarque que les démographes déclarent que, s’il n’y a pas une immigration de quelques 20 millions de travailleurs, il y aura un déséquilibre entre ceux qui travaillent et ceux qui ne travaillent plus. Le vieillissement de la population nous met aussi en face d’un autre problème. La migration brise notre tranquillité, mais il faut se rendre compte que nous vivons dans un monde, où un tel mouvement de personnes est devenu nécessaire. Le problème est plutôt culturel. Est-ce que l’on peut accepter à l’intérieur des sociétés européennes, ayant une longue histoire et une longue tradition, des gens d’une autre religion, d’une autre culture, d’un autre comportement, s’habillant autrement ?
Nous n’avons pas encore su répondre à cette question. Non pas parce que cela dépasse les capacités intellectuelles de notre génération, mais tout simplement, parce que nous ne posons pas les bonnes questions.
En effet, chaque solution soulève des problèmes et présente des dangers. Mais, si on regarde l’avenir, il faut se rendre compte que les murs ont cessé d’être un bon moyen de défense. Quand je parle de murs, je pense aussi à ceux qui sont imaginaires et que nous trouvons dans tous les aéroports, où la ligne Schengen est bien présente. Comment assurer la survie de nos sociétés et une certaine cohésion sociale en faisant face à ces défis nécessaires ?
Une certaine idéologie du Tiers Monde a aggravé le problème de la grande pauvreté dans le monde. Il est impossible, quand on parle de globalisation, d’éviter de regarder l’image d’un enfant qui meurt de faim loin de chez nous. C’est un effet notre problème à nous tous.
Jusqu’à maintenant le système des Nations Unies n’arrive pas à introduire la grande pauvreté comme le grand problème de l’ordre international. Mais je crois que ces dernières années les rapports de la Banque Mondiale et les derniers discours de Mr Kofi Annan concernant la pauvreté mondiale nous permettent de penser que nous sommes au début d’une bonne voie.
Il faut dire aussi que jusqu’à maintenant le problème de l’Afrique subsaharienne n’apparaît pas dans toute sa dimension dramatique. Elle est une grande partie du monde, où la faim est une réalité quotidienne, mais ses populations, à une forte dynamique démographique, ont une très faible capacité de réponse économique.
Il faudrait évoquer aussi le Bangladesh, l’un des pays les plus pauvres du monde, qui cherche à sortir du labyrinthe de la pauvreté. L’activité des banques des pauvres, en faisant de petits prêts aux familles, aux femmes en particulier, change presque d’un jour à l’autre leur situation. Au Bangladesh ces petits prêts doivent être remboursés et permettent une certaine activité.
Ainsi, jusqu’à maintenant, nous ne sommes pas arrivés à faire face à une situation tout à fait nouvelle de pauvreté et de misère. Nous voyons la dimension du problème, mais nous ne savons pas comment le résoudre.
En ce qui concerne le problème du « deserving poor », je dois dire que je ne suis pas à l’aise. Je crois que dans la notion même du « deserving poor » (qui occupe une longue page dans toute la littérature théologique médiévale et moderne) il y a non seulement un sentiment de paternalisme, mais aussi de mépris du pauvre. On s’attribue la capacité de décision arbitraire qui est le bon pauvre méritant d’être secouru. C’est moi qui décide de faire l’aumône ou non. De quel droit je le fais ? Dans le secours donné il y a un rapport direct de l’homme à l’homme. Alors, moi qui suis un être humain, je juge un autre être humain. En effet la notion de « deserving poor » introduit une autorité qui déclare que celui-ci est un bon pauvre et que l’autre est un mauvais pauvre. Je crois que l’on peut tirer une bonne leçon de cette tradition, mais il ne faudrait pas la répéter dans son aspect d’humiliation à l’égard du pauvre.
Le problème du double regard à l’égard des pauvres c’est, en effet, la séparation entre l’économique et le social. Le Comité économique et social sait très bien quelle importance a le travail dans notre monde. Mais j’oserais dire que nous sommes en face d’un problème très important : aucune organisation au monde ne représente le monde du travail. Les syndicats représentent de façon normale ceux qui travaillent et qui ne veulent pas perdre leur travail. Mais ceux qui n’ont pas de travail, les chômeurs, ne sont pas représentés. Où est la représentation des sans domicile fixe ? Ceux-ci, pour l’historien du Moyen Âge que je suis, me rappellent les « demeurant partout », terme juridique pour désigner à l’époque le vagabond. Les « demeurant partout », les sans travail deviennent maintenant une énorme partie des sociétés modernes et s’ils sont présents dans les débats politiques c’est en premier lieu par le côté du marché du travail. Pendant longtemps les chômeurs ont joué un rôle très important sur le marché du travail, parce qu’ils faisaient baisser les salaires.
Ainsi dans la pensée du 17ème siècle on disait : c’est très bon qu’il y ait des gens qui ne travaillent pas, parce que comme ça ceux qui ont du travail acceptent des salaires moins élevés.
Mais il y a aussi la dimension sociale. Celle-ci est mal définie. Elle peut être envisagée d’une façon positive : c’est un être humain et on doit l’aider. Pour mieux comprendre, je crois qu’il serait bon de prendre en considération le succès de Bernard Mandeville, un écrivain anglais de la fin du 18ème siècle qui a fait scandale en écrivant sa fable « Les Abeilles. » Là il se demande : qu’est-ce que la charité ? La charité c’est l’âme de l’égoïsme. Nous voulons nous faire plaisir à nous-mêmes quand nous aidons l’autre et ainsi le Bon Dieu va nous regarder d’un meilleur œil. On considérait ses idées comme contraires à la philosophie de charité chrétienne, mais son regard critique sur les sentiments qui poussent à être charitable devrait nous faire réfléchir.
Je crois qu’il serait bon aussi de prendre en considération l’aspect de la crainte. L’égoïsme de l’homme l’a incité très souvent à faire du bien. Alors pourquoi ne pas accepter l’égoïsme à côté de la générosité ? La générosité est belle et l’égoïsme est laid, mais parfois le beau et le laid peuvent donner ensemble quelque chose d’efficace. Il faut utiliser tous les moyens pour donner de l’importance au problème de la pauvreté, pour qu’il y ait un mouvement du cœur, mais il ne faut pas ignorer la rationalité. Tous ces mouvements sont justifiés. Si l’on craint le misérable et l’augmentation de la misère on va voter pour l’homme politique qui dira : pour résoudre le problème de la pauvreté j’ai quelque chose à vous proposer.
Mais je ne doute pas que la belle attitude soit celle qui vient de l’amour du prochain, d’un sentiment de solidarité.
La lutte contre la pauvreté est un investissement. C’est très important de faire des calculs, de ne pas avoir la crainte de dire : il vaut mieux soutenir les pauvres, parce que cela coûte moins cher. Cela est un argument qui peut toujours convaincre.
Afin j’aborde le problème des bons pauvres qui avaient droit au secours, mais qui n’avaient pas le droit de participer à la vie politique. Je crois que la question de la pauvreté implique aussi une réflexion sur la démocratie. La démocratie citoyenne est une référence très importante dans le discours sur la pauvreté. Les sociétés démocratiques sont celles qui font de plus en plus participer les citoyens dans la vie publique. Il n’est pas vrai que les sociétés politiquement saines soient celles où la participation au vote ne dépasse pas 25 %, comme le disent certains spécialistes. Au contraire, les sociétés modernes exigent la participation la plus grande des citoyens. Dans ce cas, la participation du pauvre devrait être celle d’un citoyen qui ne se sent pas exclu, qui n’est pas frustré.
Je voudrais ajouter que les pauvres ont droit à l’histoire. Les pauvres ont droit à participer dans les avantages et bénéfices d’une société moderne et ne doivent pas être victimes de l’exclusion.