Hugues De Jouvenel (Directeur du groupe Futuribles)
C’est un peu difficile, après les témoignages et les analyses que nous venons d’entendre, de retomber dans la cuisine du programme et de la démarche qui nous est proposée. L’exposé de M. Geremek, je l’avoue, m’interpelle profondément. D’abord, parce que, quand on le voit parler de tous ces siècles de misère, de pauvreté et d’exclusion, force est de se demander si l’on n’est pas face à une tendance, non seulement lourde, mais irréversible. Et s’il est donc encore besoin de s’interroger sur la possibilité d’y remédier, à l’horizon 2010, comme nous l’ont proposé les sommets européens et comme nous le propose Xavier Godinot.
C’est vrai aussi qu’après l’analyse qu’il nous a faite, et là je vais être un peu plus provocant, j’ai un peu envie de dire : mais où est le problème ? De quoi parlons-nous ? Le problème réside-t-il parmi les pauvres ? ou dans nos sociétés qui, semble-t-il, ont besoin d’entretenir, de sécréter cette pauvreté ? Et, si l’on adhère à cette deuxième analyse, cela veut dire, en gros, que l’on affirme (M. Geremek, pardonnez-moi si je caricature un peu votre propos) que la pauvreté est un mal nécessaire. Donc il est normal que ce mal soit accepté. Donc, il est compréhensible qu’il n’y ait pas une mobilisation plus forte pour le prévenir.
Où est le problème ? Est-il dans l’hiatus évoqué entre l’économique et le social, quoique ce hiatus nous renvoie à un autre problème qui est celui de l’arbitrage entre le court, le moyen et le long terme. On a fort bien dit que le fait de ne pas prévenir l’exclusion génère la délinquance qui, à son tour, génère un coût qui, tôt ou tard, devrait être réintégré dans le système économique.
Finalement quelle est la question qui nous occupe ici ? Est-ce la pauvreté, la grande pauvreté, l’exclusion ? Ou bien pourquoi nos sociétés sécrètent–elles ce phénomène d’exclusion ? Pourquoi ont-elles besoin (si j’ai bien compris, c’est un peu ce qui nous a été dit) d’entretenir ce volant ? Je fais exprès de prendre un discours de technicien. C’est un volant de pauvreté, de personnes en situation de grande fragilité.
Mais ce n’est pas pour dire cela que vous me donnez la parole, je le sais bien, et donc je vais essayer de recentrer mon propos sur ce qu’il m’a été demandé de vous présenter.
Pour l’essentiel la raison d’être d’une démarche prospective appliquée à ces questions est évidemment le fait que, par rapport au passé qui est du domaine du fait accompli et donc du fait connaissable (ce qui n’empêche pas d’ailleurs parfois les historiens de se disputer autour de différentes interprétations de l’histoire), le futur est du domaine du non-fait. Vous nous avez parlé d’un droit à l’histoire pour les pauvres. Moi, je dis : les pauvres ont aussi droit à un futur et le futur est d’une teinture différente, parce que lui, il est du domaine du non-accompli, il n’est pas prédéterminé. Par conséquent, il échappe au domaine de la connaissance, ce qui ne veut pas dire qu’il n’y a pas de tendances lourdes, des pesanteurs. Il est important de bien les identifier, mais l’avenir est du domaine, j’ai envie de dire, de la liberté.
Je crois qu’un point tout à fait fondamental dans la démarche prospective que nous aimerions mener ensemble, c’est l’idée qu’il n’y a pas de fatalité absolue dans le fait que la pauvreté s’aggrave encore, se perpétue, se reproduise indéfiniment. Il y a différents futurs possibles devant nous. Alors, s’agit-il de futurs possibles de société ou de futurs possibles portant exclusivement sur la question de la pauvreté et de l’exclusion ?
Il y a plusieurs futurs possibles devant nous : c’est à nous d’essayer de les anticiper, de ne pas considérer que nous sommes par avance condamnés. Et puis, il y a une deuxième idée dans la démarche prospective : si l’avenir est ouvert à plusieurs futurs possibles qu’il est important d’anticiper, il est vrai qu’il est aussi affaire de pouvoir et de volonté.
Voici quelques remarques rapides sur le domaine du pouvoir. La première est pour rappeler cette phrase célèbre de Talleyrand que l’on évoque souvent : « Quand il est urgent, c’est déjà trop tard. » Nous entendons à longueur de temps les décideurs, y compris les décideurs politiques qui sont supposés incarner le long terme, dire : je fais ceci, car je n’ai pas le choix. Sous-entendu : j’ai laissé filer la situation jusqu'à un point tel que le jeu est forcé, comme on dit aux échecs. Je suis acculé dans les cordes et je ne peux qu’essayer de m’ajuster à une situation que je n’ai pas choisie. Ce sont, en réalité, les événements qui décident à ma place.
Je crois que l’intérêt de l’anticipation, à défaut d’être à même de nous dire avec certitude ce que sera demain, est de nous alerter sur des évolutions possibles, lorsque l’on peut encore soit les éviter soit infléchir le cours des événements. Il y a là une pédagogie de l’anticipation vis-à-vis de nos décideurs trop happés par ce que l’on appelle volontiers aujourd’hui la tyrannie de l’urgence, trop happés par des fonctions de pompiers du social. Mais, plus généralement, il y a aussi une pédagogie de l’anticipation vis-à-vis de tous les membres d’une société, pas plus ou pas moins les pauvres que les autres. S’ils veulent avoir une certaine maîtrise sur leur destin, il convient pour eux de prendre conscience qu’ils disposent d’un certain pouvoir, d’une parcelle de pouvoir et de ne pas laisser les marges de manœuvre être grignotées par les événements, par les circonstances. Quand je dis : ils ont une marge de manœuvre, je ne suis pas naïf au point d’imaginer qu’ils ont tout pouvoir, pas plus les hommes politiques que les pauvres ou le citoyen moyen. Nous nous trouvons sur une scène sur laquelle coexistent différents acteurs, plus ou moins puissants, qui vont (si vous me permettez l’expression) ramer dans des directions qui seront plus ou moins consensuelles ou opposées. D’où le fait que nous disions : l’avenir dépendra des facteurs, des acteurs aussi et de la stratégie poursuivie par ceux-ci.
Nous sommes tous, quel que soit notre statut social, un acteur au moins potentiel. On a parlé du savoir des pauvres, je dis aussi qu’il y a un pouvoir des pauvres. Nous avons tous une parcelle de pouvoir, même si l’on est enclin à la négliger, sous prétexte qu’elle est trop petite, qu’elle est infime, que l’on ne sait pas en faire bon usage et qu’il y a des gens infiniment plus puissants dont dépend notre avenir. En effet, notre avenir dépend du jeu des acteurs et si on laisse seuls les riches agir, si on laisse seuls ceux qui ont avantage à la reproduction du système agir, il y a fort à parier que les tendances lourdes dont nous a parlé M. Geremek se reproduiront indéfiniment à l’identique. Donc il doit y avoir chez nous une capacité, j’ai presque envie de dire, de révolte contre la propension des acteurs dominants sur la scène à reproduire indéfiniment les mêmes pratiques. Je disais : l’avenir est domaine de volonté. Je prends une image. J’aime bien dire : nous sommes tous au fond dans la position du navigateur qui à la fois doit essayer d’anticiper le vent qui se lève (pour cela il utilise un instrument qui s’appelle la vigie ) et le récif qui guette sa route. Pour cela il va éventuellement faire des scénarios exploratoires, il va se poser la question : que peut-il advenir de mon environnement stratégique ? Que peut-il advenir de la société à laquelle je participe ? Et puis le même navigateur, mais cette fois-ci en tant qu’acteur, utilise un autre instrument, le gouvernail. Alors il va se poser la question : que puis-je faire ou qu’ai-je envie de faire ? Comment puis-je tirer profit des opportunités, des menaces de mon environnement pour sortir de la situation dans laquelle je me trouve ? Pour avancer dans la direction que je me suis choisie ?
Xavier Godinot (Directeur de l’Institut de Recherche du Mouvement ATD Quart Monde)
Après cette présentation par Hugues de Jouvenel de quelques instruments de base de la méthode prospective, il me revient d’appliquer ces instruments au contexte européen, et en quelque sorte de compléter le décor dans lequel nous allons travailler.
Dans le dossier qui vous a été remis, vous avez deux fiches sur la démarche prospective : « prospective » et « tendances lourdes »1.
La première fiche de quatre pages est datée d’août 2000. Elle présente l’esprit de la démarche prospective, puis cinq scénarios sur le devenir de l’Europe à l’horizon 2010 élaborés par la Cellule de prospective de la Commission européenne, que nous avons discutés avec elle. Nous avions demandé à cette Cellule d’élaborer des scénarios normatifs, posant l’éradication de la misère dans l’Europe de 2010 comme un objectif, et explorant les différents chemins qui pourraient y conduire à partir de la situation actuelle. Une telle démarche aurait le mérite d’éclairer les exigences à satisfaire pour que l’engagement pris par le Conseil européen à Lisbonne de se diriger vers l’éradication de la pauvreté en Europe en 2010, ne reste pas un vœu pieux. La Cellule de prospective, qui était d’accord pour organiser des journées d’étude avec nous, a malheureusement été supprimée quelques mois plus tard. Nous n’avons pas connaissance qu’un des organes de la Commission européenne en charge de la réflexion prospective ait repris la question que nous avions posée. C’est pour faire avancer malgré tout la réflexion que nous avons décidé d’organiser ces journées d’étude prospective avec le groupe Futuribles, et nous vous remercions beaucoup d’y contribuer.
La seconde fiche de cinq pages, élaborée spécialement pour vous, brosse à grands traits un inventaire des principales tendances lourdes à l’œuvre en Europe, telles que les organismes de prospective peuvent les décrire, en passant en revue des domaines aussi divers que la démographie, la mondialisation, la technologie, l’environnement, l’évolution des valeurs, etc. Elle pose ensuite quelques questions clés pour la lutte contre la précarité et la grande pauvreté.
Ce sont ces questions clés que je voudrais reprendre maintenant, en les structurant de manière un peu différente de ce que vous voyez dans les fiches.
L’avenir institutionnel de l’Union européenne est souvent évoqué selon deux préoccupations majeures : celle de son approfondissement, avec la réforme de ses règles de fonctionnement actuelles, et celle de son élargissement aux pays d’Europe de l’Est. Je reprendrai cette double préoccupation en l’appliquant non pas aux institutions de l’Europe, mais à ses populations, et à leur recherche d’une nouvelle manière de vivre ensemble la démocratie. Vouloir éradiquer la grande pauvreté, c’est chercher à réintroduire des populations qui en ont été exclues dans la définition même des règles du jeu de la démocratie, et dans leur fonctionnement. La persistance de la misère, qui est une violation des droits de l’homme, nous provoque donc à des changements de comportement et à des changements institutionnels importants.
Dans une première partie, j’évoquerai donc quelques questions clés concernant l’approfondissement de la démocratie dans l’Union européenne. Dans la seconde partie, j’évoquerai quelques questions clés en ce qui concerne l’élargissement de l’Union européenne et son rôle dans le monde.
Il s’agit de vous proposer un cadre pour ordonner une série de questions et leur donner une orientation dans laquelle nous pourrions avancer ensemble. Il appartiendra aux différents ateliers de se saisir de cette orientation et de ces questions ou d’en proposer d’autres, et d’y apporter des éléments de réponse.
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1. Quelques questions clés concernant l’approfondissement de la démocratie dans l’Union européenne.
J’évoquerai successivement la mise en œuvre des droits fondamentaux, puis la manière même dont se construit l’Union européenne.
- a) Concernant la mise en œuvre des droits fondamentaux
Faute de temps, je n’évoquerai à titre d’exemple que trois droits fondamentaux parmi ceux qui sont affirmés dans la Déclaration universelle des droits de l’homme. Ces droits, nous l’avons dit, expriment des aspirations profondes de tous les êtres humains, et notamment des plus pauvres d’entre eux.
Le droit de vivre en famille
Toutes les enquêtes d’opinion montrent que la cellule familiale demeure pour la grande majorité des citoyens européens le point d’ancrage le plus important dans la vie, même si sa structure et ses pratiques ont beaucoup changé, avec la plus grande autonomie des femmes, la multiplication des familles monoparentales, etc. Les capacités de la cellule familiale, les solidarités qui peuvent se déployer en son sein constituent un rempart fondamental contre la précarité ou la grande pauvreté.
Or l’histoire européenne montre aussi combien la cellule familiale a pu être maltraitée en milieu très défavorisé. Il n’est guère de pays d’Europe où la lutte contre la pauvreté ne se soit transformée à une époque ou l’autre en terrible chasse aux pauvres. Peut-être est-ce dans ce domaine que la violence structurelle de nos sociétés à l’égard des populations les plus faibles a été la plus manifeste. C’est ainsi qu’au cours du 20ème siècle, les pays nordiques ont pratiqué la stérilisation forcée de dizaines de milliers de jeunes filles de milieu pauvre, que la Grande Bretagne a déporté par bateau en trois siècles et demi environ 150.000 enfants des milieux les plus défavorisés, que la Suisse a perpétré un véritable génocide culturel des familles tsiganes, etc. Ces politiques de dislocation de la cellule familiale en milieu très pauvre sont très peu connues, et n’ont pas disparu. Mais elles revêtent aujourd’hui des formes nouvelles, comme l’adoption d’enfants sans le consentement de leurs parents, qui tend à se développer en Grande Bretagne, ou les placements d’enfants pour cause de misère qui n’ont pas disparu en France ni en Belgique.
Comment provoquer une rupture dans cette tendance lourde à considérer la cellule familiale en milieu très pauvre comme un facteur de pauvreté, alors que les plus pauvres eux-mêmes nous disent combien elle est un point d’appui vital pour lutter contre la misère ? À quelles conditions et comment la soutenir, la renforcer, au lieu de saper ses bases ? Cette question sera évoquée dans l’atelier n° 1.
Le droit à l’éducation et la culture
« Savoir lire et écrire, c’est se libérer de la honte2 » nous disent des personnes en grande pauvreté. Une maman de milieu très défavorisé fait remarquer ceci : « J’ai rencontré trois types d’enseignants : ceux qui ont décidé qu’avec des gens comme nous, il n’y a rien à faire ; ceux qui ont cru qu’on pouvait faire quelque chose avec nos enfants, mais pas avec nous, les parents ; ceux qui ont voulu se battre avec nous pour l’avenir de nos enfants. Ces derniers sont les seuls qui ont donné le goût d’apprendre à mes filles. »3 Que faire pour que l’éradication de l’illettrisme revienne à l’ordre du jour en Europe ? Comment faire pour que l’école et les différents organismes d’éducation populaire deviennent davantage des « organisations apprenantes » avec les plus défavorisés ? Comment rendre les NTIC (Nouvelles technologies d’information et de communication) accessibles aux plus pauvres, à l’Est et à l’Ouest de l’Europe, mais aussi au Sud ?
Le droit au travail et à la protection sociale
Voici les paroles exprimées au Conseil national du travail en Belgique par une déléguée des familles du Quart Monde : « On ne stoppera pas la misère si on continue à considérer les plus défavorisés comme des bouche-trous, si on ne leur donne que des petits boulots précaires et sous-payés. Nous demandons que tous ces sous-emplois deviennent de vrais emplois, qui donnent les mêmes droits que ceux des autres travailleurs. Pour y arriver, nous demandons le soutien des partenaires sociaux, qui ont le pouvoir de faire changer la réglementation.4 »
Bien sûr, la situation du marché de l’emploi est fort différente d’un pays d’Europe à l’autre, de même que les systèmes de protection sociale. Mais nous observons cependant des tendances générales : un « sous-droit » de l’insertion se développe depuis vingt ans dans les pays de l’Union européenne, tandis que la précarité des emplois augmente. Les législations sur le revenu minimum attentent souvent à la liberté des plus pauvres, soit en les enfermant dans l’inactivité forcée, soit en les obligeant à exercer des activités qu’ils n’ont pas du tout choisies. Comment adapter le droit social pour concilier davantage performance économique et développement humain5 ? Comment modifier les pratiques des entreprises, pour qu’elles accueillent et forment les travailleurs les plus défavorisés ? Ces questions seront débattues dans l’atelier n° 2.
- b) Concernant la manière même dont se construit l’Union européenne
La construction économique de l’Europe a accompli des progrès fantastiques depuis ses débuts : nous en avons tous pris conscience avec la mise en circulation de l’euro.
La construction d’une Europe démocratique n’a malheureusement pas autant progressé, comme en témoigne la persistance de la misère dans des pays parmi les plus riches du monde. Pourquoi ? À l’évidence, parce que la logique économique était prépondérante, et l’accès aux droits fondamentaux pour tous secondaire.
On observe ainsi, au plan européen comme au plan mondial, que les accords économiques prévoient des engagements concrets, mesurables et assortis de sanctions sévères en cas de non-respect. Il en est ainsi pour les accords de l’Organisation mondiale du commerce, mais aussi pour les critères de convergence économique qui ont été mis en place en Europe dans le cadre du Traité de Maastricht. Il y avait quatre critères contraignants de convergence durable, assortis de sanctions en cas de non-respect. Des verrous étaient posés pour éviter les dérapages économiques et financiers : ils ont été très efficaces.
Rien de tel dans le domaine de la lutte contre la pauvreté et de l’accès de tous aux droits fondamentaux.
Lors du sommet mondial pour le développement social de Copenhague, en 1995, 180 chefs d’État, dont ceux de l’Union européenne, ont pris dix engagements. L’engagement n° 2 est libellé ainsi : « Nous nous engageons à poursuivre l’objectif d’élimination de la pauvreté dans le monde grâce à des actions nationales et à une coopération internationale menées avec détermination ; il s’agit là pour l’humanité d’un impératif éthique, social, politique et économique. » Ces engagements non contraignants n’étaient assortis ni de bilans annuels, ni de sanctions. Résultat : la plupart de ces engagements n’ont pas été tenus.
Nous nous réjouissons qu’à la suite des Conseils européens de Lisbonne et de Nice, l’Union européenne ait affirmé que l’éradication de la pauvreté est désormais une de ses priorités. Avec d’autres organismes, nous avons beaucoup bataillé pour obtenir cela. Mais nous craignons aussi que l’histoire se répète, et que, faute de volonté politique suffisante et de caractère contraignant, les plans nationaux de lutte pour l’inclusion sociale ne déclenchent qu’une mobilisation administrative produisant des rapports d’experts, et que la montagne accouche d’une souris.
La question clé qui se pose alors est la suivante : peut-on imaginer que l’Union européenne inscrive l’affirmation de l’égale dignité de tout homme et l’objectif d’éradication de la misère dans sa future constitution, si future constitution il y a ? Après les critères de convergence économique du Traité de Maastricht, l’Union pourrait-elle se doter d’un critère de convergence concernant le développement humain, prévoyant l’obligation pour tous les Etats membres de progresser dans la mise en œuvre des droits fondamentaux pour tous6 ? La Commission européenne pourrait être chargée de faire l’évaluation de ces progrès par la rédaction tous les deux ou trois ans d’un rapport discuté devant le parlement européen. Une telle perspective pourra être discutée notamment dans l’atelier n°1, qui traitera des nouveaux instruments juridiques que requiert l’éradication de la grande pauvreté en Europe.
Pour évaluer les progrès du développement humain, peut-on imaginer que l’Union européenne et les Etats membres soutiennent la création « d’indicateurs participatifs », déterminés dans des projets de recherche associant représentants des populations en grande pauvreté, universitaires et partenaires sociaux ? Car comment pourrait-on imaginer de mesurer correctement les progrès de la lutte contre la précarité et la grande pauvreté, sans prendre en compte le point de vue de ceux qui la vivent tous les jours ? Cette question sera débattue dans l’atelier 5.
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2. Quelques questions clés en ce qui concerne l’élargissement de l’Union européenne et son rôle dans le monde
a) Concernant l’élargissement aux pays d’Europe de l’Est
Cet élargissement, rappellent souvent les responsables actuels des pays de l’Est, n’est rien d’autre qu’un retour dans la famille européenne de pays qui en ont été séparés par la force à l’issue de la seconde guerre mondiale. Les peuples de ces pays n’ont jamais accepté ce partage de l’Europe. Ils ont tenté de se soustraire à l’hégémonie soviétique, et n’ont cessé d’aspirer à la démocratie. La finalité de l’élargissement est de consolider la paix, la prospérité et la démocratie sur l’ensemble du continent. Les Européens de l’Est nous invitent à bousculer en profondeur nos habitudes, à changer notre façon d’être européens, à nous habituer par exemple à penser que le centre géographique du continent européen n’est pas Bruxelles, mais Varsovie.
L’élargissement est un immense défi que nous commençons seulement à mesurer. On lit dans une récente étude de la Banque Mondiale que l’effondrement des systèmes de protection sociale dans les pays d’Europe centrale et orientale a provoqué « un accroissement sans précédent de la pauvreté dans la région… Il y a un noyau dur de populations très pauvres qui a toutes les chances d’être laissé pour compte, même dans une forte croissance économique7 » Le Conseil de l’Europe et même l’ONU attirent l’attention sur la situation des neuf millions de tsiganes roms, souvent très rejetés, qui ne cesserait de se détériorer. Ce sont d’immenses champs de lutte contre la misère à investir. Nous aurons beaucoup à écouter et beaucoup à apprendre de nos amis des pays de l’Est ici présents, qui se sont engagés avec ces populations, et se retrouveront surtout dans l’atelier n°3. Comment renforcer les capacités de ces populations et de ceux qui en sont solidaires ? Nos pays auront-ils à leur égard une attitude arrogante, si fréquente à l’égard des plus pauvres, ou s’efforceront-ils de les considérer comme des interlocuteurs avec qui il faut découvrir les chemins à suivre?
Il faudra aussi prendre en compte les conséquences de l’élargissement sur les pays non-candidats. En voici une illustration récente. Nous devions accueillir à ces journées Nina Orlova, qui nous aurait parlé de la lutte contre la pauvreté dans son pays, la Moldavie. La Moldavie est un petit pays de 4,5 millions d’habitants inséré entre l’Ukraine à l’Est et la Roumanie à l’Ouest, dont les habitants ont le revenu moyen le plus bas de tout le continent européen, un revenu moyen cinq fois plus faible que celui de la Roumanie voisine. Il était très important pour nous de rendre ce pays présent à ces journées. Mais Mme Orlova n’a pas pu obtenir le visa qu’elle a demandé à l’ambassade d’un grand pays de l’Union pour se rendre ici, au Comité économique et social européen. Pourquoi cela ? Parce qu’il faut sécuriser les frontières de la Roumanie, candidate à l’adhésion, pour sécuriser les frontières extérieures de l’Union. Il est devenu beaucoup plus difficile pour les Moldaves d’obtenir des visas.
b) Concernant les politiques d’immigration et de coopération
Quel sera le rôle de l’Union européenne dans le monde : aura-t-elle une attitude protectionniste de court terme, consistant à défendre ses seuls intérêts, ou sera-t-elle fidèle aux valeurs de solidarité qu’elle proclame ? Quelles seront les politiques d’immigration et de coopération de l’Union et des pays membres ?
Nous ne sommes pas des spécialistes de ces questions mais elles s’imposent à nous lorsque nous faisons connaissance avec des familles qui ont fui la guerre et la misère, parfois avec de nombreux enfants, et attendent parfois pendant huit ans la régularisation de leur situation. Pendant tout ce temps, elles vivent dans la clandestinité et le non-droit, et certains de leurs enfants s’enfoncent inexorablement dans la misère. La pression migratoire sur l’Union européenne n’est pas prête de diminuer, en raison des très grandes inégalités de développement entre le Nord et le Sud. Si l’Union et les pays-membres n’assouplissent pas leurs politiques migratoires, des dizaines de milliers de personnes seront poussées à vivre durablement dans la clandestinité, et menacées de paupérisation pour les plus fragiles.
Cette question de l’immigration renvoie à celle de la coopération au développement. Après les attentats terroristes du 11 septembre 2001, un volontaire permanent de l’équipe d’ATD Quart Monde au Burkina Faso nous écrivait : « L’Afrique est abandonnée à d’autres catastrophes au quotidien et durablement. Les morts d’ici n’ont pas l’air d’avoir la même importance qu’ailleurs. Pourtant ceux d’ici, qui sont nombreux et pour des causes non moins injustes, nous appellent, au-delà de toute émotion et mise en œuvre de moyens immédiats, à quelque chose de bien plus difficile à réaliser à long terme : ils nous appellent à vivre ensemble autrement. »
Ces questions d’immigration et de coopération au développement seront abordées dans l’atelier n° 4.
Deux souhaits en guise de conclusion
Le premier est qu’au cours de ces journées, nous soyons tous non seulement auditeurs, mais acteurs, partageant la part de connaissance liée à notre expérience qui enrichira la connaissance commune.
Le second concerne les objectifs des ateliers. Il s’agit d’abord d’enrichir notre compréhension mutuelle de ce qui est et de ce qui peut être fait. Rien n’empêche que les participants formulent aussi des recommandations. Mais il serait bon qu’elles ne s’adressent pas seulement aux autres, ce qui est toujours facile, mais qu’elles prennent en compte aussi les engagements que nous devons prendre personnellement, dans les organismes que nous représentons, ou ensemble.