« La stratégie du Mouvement n’est-elle pas de nous lancer vingt ans en avant, de chercher à connaître ce que veut le Quart Monde pour ses enfants dans vingt ans ? Comment situer les plus pauvres dans les vingt ans qui viennent si nous ne savons pas la place qu’ils ont dans la société d’aujourd’hui1 ? » Ainsi le fondateur du Mouvement ATD Quart Monde nous invitait-il, au début des années 80, à entreprendre une démarche prospective indispensable à la définition d’une politique visant à ouvrir à tous l’accès aux droits de tous. « Les entreprises, les universités et les administrations ont le souci de faire étudier au prix de budgets importants ce qui représente pour elles une chance de développements futurs. Lorsqu’elles perçoivent ces chances, elles y investissent leur substance et tous leurs moyens de réussite, soulignait-il. Les Mouvements de lutte contre la précarité et la grande pauvreté ne doivent-ils pas entreprendre une démarche analogue, avec les moyens réduits qui sont les leurs2 ? »
Le contexte européen a beaucoup changé depuis vingt ans. Pour la première fois dans l’histoire de l’Union européenne, les sommets de Lisbonne et de Nice ont inscrit « l’élimination de la pauvreté » comme impératif pour les dix ans à venir, tout en affirmant que l’Union doit « devenir l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde » En juin 2001, chaque État membre a remis à la Commission européenne un plan national de lutte contre la pauvreté qui sera soumis à la critique constructive des autres États et remis à jour chaque année.
Pour encourageantes qu’elles soient, ces décisions ne doivent pas endormir notre vigilance. Que pouvons-nous faire pour que l’éradication de la misère ne reste pas un vœu pieux, étouffé sous des exigences économiques et politiques qui apparaissent plus urgentes à de nombreux acteurs ? Quelles sont les chances à saisir aujourd’hui pour que le refus de la misère se renforce dans cinq, dix ou quinze ans ? Une réflexion prospective demeure plus que jamais nécessaire et consiste à « anticiper pour agir en faveur d’un avenir souhaitable librement débattu » (H. De Jouvenel) en mariant une démarche analytique - l’évolution de la précarité, de la grande pauvreté et ses raisons - à une démarche normative - comment éradiquer la misère en Europe d’ici dix ans ?
Cette réflexion est d’autant plus urgente que l’Union européenne se trouve aujourd’hui confrontée à une série de grands défis : celui de sa place dans la mondialisation et du modèle social qu’elle veut garantir ; celui de son élargissement à plusieurs des quarante-sept pays qui constituent la « grande Europe » ; celui de la réforme de ses institutions, et peut-être de l’adoption d’une constitution qui rendrait son identité et sa raison d’être plus claires aux yeux de tous.
En raison de leur expérience vécue de la grande pauvreté, les plus pauvres en sont les premiers experts, et les prendre comme partenaires dans une réflexion prospective sur l’Europe est indispensable. Les savoirs d’expérience des personnes qui ont vécu la grande pauvreté doivent être mis en dialogue avec les savoirs d’action des acteurs aux différents niveaux, et les savoirs académiques des sciences humaines. Un tel dialogue est très exigeant, et implique de créer les conditions d’expression et d’écoute de ceux qui ont été le plus constamment exclus du droit à la parole, à la formation et à la culture.
Nous n’avons fait qu’amorcer ce dialogue au cours des journées d’étude prospective organisées les 24 et 25 janvier 2002 au Comité économique et social européen à Bruxelles par l’Institut de Recherche d’ATD Quart Monde et le groupe Futuribles, avec le soutien de la Commission européenne. Cent quarante neuf personnes y ont participé et ont contribué à la réflexion menée dans cinq ateliers.
Les contributions données en plénière sont accessibles depuis plusieurs mois en français et en anglais sur le site Internet d’ATD Quart Monde : (http://www.atd-quartmonde.org/actualités/Institut de Recherche/).
La publication des actes de cette session permet de mettre l’ensemble des contributions à disposition des personnes intéressées. Deux fiches de travail sur la démarche prospective ont été intégrées, ainsi que quelques contributions écrites d’intervenants empêchés de venir à Bruxelles.
Si les échanges au Comité économique et social européen ont été très riches du fait de la diversité des sujets traités et de la qualité des apports, ils n’ont pas permis d’aller jusqu’au bout d’une démarche prospective qui demande plus de temps. C’est pourquoi l’Institut de recherche d’ATD Quart Monde et le groupe Futuribles ont organisé trois autres journées de rencontre dans les locaux de Futuribles, avec un groupe de travail restreint d’une douzaine de personnes. L’objectif poursuivi était d’élaborer des scénarios prospectifs et des recommandations stratégiques concernant la lutte contre la précarité et la grande pauvreté en Europe, et de les publier au cours du dernier trimestre 2002 dans la revue mensuelle « Futuribles. »
La finalité de cet effort collectif est de nous rendre plus clairvoyants sur les chances à saisir, les écueils à éviter, et les nouvelles orientations à prendre. Nous le devons à toutes celles et ceux qui, dans leur grande diversité, payent le prix d’un engagement durable contre la misère.